Des terres stériles, des eaux polluées, une population exposée à des niveaux toxiques de dioxine : voilà l’un des héritages les plus sombres de la guerre du Vietnam, qui s’est achevée il y a cinquante ans jour pour jour. En cause, l’agent orange, un herbicide ultra-toxique largué par l’armée américaine entre 1961 et 1971 pour raser la végétation servant de refuge aux combattants vietnamiens. On estime que ce produit chimique a touché entre deux et cinq millions de Vietnamien·nes, ainsi que de nombreux·ses Laotien·nes et Cambodgien·nes. Ses effets sont encore visibles aujourd’hui : terres agricoles infertiles, forêts décimées, et des milliers d’enfants nés avec de graves malformations.
La guerre du Vietnam est considérée comme l’une des plus grandes guerres chimiques de l’histoire, et l’utilisation de l’agent orange a fait émerger le terme «écocide» – ce «crime contre l’environnement», qui désigne la destruction totale ou partielle d’un écosystème. Au centre de ce drame humain et environnemental, une voix s’élève : celle de Tran To Nga, journaliste et militante franco-vietnamienne, contaminée pendant le conflit. Ainsi que celle de son amie, la réalisatrice Thuy Tien Ho, qui participe, à travers ses films, à visibiliser le combat de longue haleine de Nga. Ensemble, elles se battent depuis plus de dix ans pour faire reconnaître les victimes de l’agent orange et demander justice aux multinationales qui l’ont produit, notamment Monsanto et Dow Chemical. Vert s’est entretenu avec celle que Tran To Nga appelle affectueusement sa «petite sœur».
Pourquoi documentez-vous depuis plusieurs années le travail de Tran To Nga, militante vietnamienne contaminée par l’agent orange ?
Étant originaire du Vietnam, la guerre a profondément marqué ma vie. Toute ma jeunesse, je me suis engagée avec conviction contre les atrocités de la guerre : les bombardements incessants, la destruction des infrastructures, l’usage du napalm… J’avais 25 ans, le 30 avril 1975, lorsque le pays a été libéré des Américains. À cette époque, l’agent orange restait méconnu, aussi bien par la population vietnamienne que par le public américain et international. Le napalm, par exemple, avait produit des effets immédiats et terrifiants – des corps en flammes, des scènes insoutenables. À l’inverse, l’agent orange agissait de façon sournoise, presque invisible. Ma sœur [biologique, NDLR] a fait partie des personnes contaminées. C’est ce qui m’a poussé à m’engager.

Quand avez-vous entendu parler des effets de l’agent orange pour la première fois ?
Comme beaucoup d’autres, c’était dans les années 2010. À l’époque, j’avais déjà réalisé trois films sur le Vietnam, mais j’ignorais tout de cette substance. Personne n’en avait connaissance. En 1960, quand les Américains ont décidé de l’utiliser, ils n’en ont pas parlé. Ils voulaient larguer ce défoliant [qui contient un pesticide extrêmement toxique, NDLR] depuis les airs pour détruire la végétation, et ainsi empêcher les résistants de se cacher. Ce n’est que lorsque les Américains ont eux-mêmes commencé à voir naître des enfants malformés, des «monstres», qu’ils ont commencé à se poser des questions et à mener des recherches. Peu à peu, le secret a fini par être révélé. Pendant des décennies, les Vietnamiens croyaient qu’ils étaient frappés par un «coup du sort».
Comment a commencé, avec Tran To Nga, votre combat pour la reconnaissance des victimes de l’agent orange ?
Au Vietnam, l’eau et les sols sont durablement contaminés dans certaines régions. Au point qu’il n’est plus possible d’y faire pousser quoi que ce soit. Dans les marécages, la dioxine reste piégée dans la vase et ne se dégrade pas, ce qui rend le nettoyage difficile, voire impossible. Les États-Unis n’ont réussi à décontaminer que deux des plus de 20 sites gravement pollués, et une vingtaine restent encore fortement touchés. Les habitants qui vivent à proximité continuent d’être exposés car la contamination s’étend à tout l’environnement : sols, eaux, cultures, et même les animaux d’élevage. Les fruits et légumes peuvent ainsi être porteurs de résidus toxiques.
Le gouvernement vietnamien, confronté à un manque de moyens, ne peut offrir qu’une aide dérisoire aux victimes : entre 20 et 30 euros par personne. Alors, comme le gouvernement américain refuse de payer et de reconnaître sa culpabilité, nous avons décidé de porter la lutte vers les entreprises productrices de l’agent orange, comme Monsanto et Dow Chemical.

Il y a dix ans, Tran To Nga a intenté un procès contre les 14 multinationales chimiques ayant produit ou commercialisé l’agent orange. En janvier 2021, au tribunal d’Évry, la Cour s’est déclarée incompétente pour juger l’affaire. Et, le 22 août 2024, la cour d’appel de Paris a confirmé le caractère irrecevable de cette plainte. Cette décision a-t-elle porté un coup d’arrêt à votre combat ?
C’est sûr, l’audience de 2021 a été très dure. Nga a été attaquée violemment. Les avocats des entreprises n’ont pas hésité à la faire passer pour une menteuse. L’un d’eux, représentant Monsanto, lui a même lancé : «Madame, que faisiez-vous dehors ? [en référence au jour où elle a été contaminée par l’agent orange, NDLR] Vous auriez pu vous cacher quand vous avez vu les avions.» Comme si c’était de sa faute ! Une autre avocate a mis en doute ses maladies, affirmant que «toutes les femmes ont ça». Ce genre de propos, c’est d’une brutalité inouïe. Mais le verdict d’août ne nous a pas arrêtées. Au contraire, on s’est dit : on continue. On va se pourvoir en cassation avec un dossier entièrement retravaillé. Même sans argent, on trouvera des moyens. On a lancé des campagnes de financement participatif car les frais sont énormes : plus de 100 000 euros ont déjà été dépensés.
Aujourd’hui, quelle est la situation au Vietnam ?
Il y a encore environ quatre millions de victimes de l’agent orange. Et ce chiffre pourrait augmenter car certaines de ces personnes transmettent les séquelles à leurs enfants, par des mutations génétiques. C’est une réalité très dure. J’ai rencontré des victimes qui, malgré leur handicap, vivent, travaillent… Certains n’ont qu’une seule main fonctionnelle, d’autres marchent difficilement… Et, comme tout le monde, ils veulent construire une vie, fonder une famille.
J’ai aussi rencontré un couple ; les deux étaient touchés par l’agent orange. Ils expliquaient que les maladies pouvaient rester silencieuses pendant des années, puis se manifester bien plus tard. C’est ça, le drame : on ne voit pas toujours les effets immédiatement.
Et puis, il y a la question de la prise en charge. Quand les parents meurent, qui s’occupe de ces enfants devenus adultes, eux-mêmes malades ou handicapés ? C’est une tragédie sur plusieurs générations. Tran To Nga, par exemple, a eu plusieurs enfants ; certains ont développé des maladies : diabète, affections cardiaques, problèmes de peau. Ils ne sont pas nécessairement malformés, mais ils portent les séquelles de cette contamination invisible.
Un documentaire sur les ravages de l’agent orange
En 2012, Thuy Tien Ho a réalisé Agent orange : une bombe à retardement, un documentaire qui aborde le sujet douloureux de l’utilisation de ce produit pendant la guerre du Vietnam. À travers des témoignages et l’analyse de scientifiques et historien·nes, elle est revenue sur les effets de cette arme chimique puissante, qui a profondément marqué plusieurs générations, et a pris possession de tout le vivant : terre, eau, végétation…
Un film dont l’origine est très personnelle : «Lors de mon premier voyage au Vietnam, dans les années 1980, j’ai visité le musée de la guerre. C’est là que j’ai vu, conservés dans des bocaux de formol, des fœtus malformés. Les années qui ont suivi la guerre, les sages-femmes avaient pris l’initiative de conserver ces fœtus dans l’espoir de comprendre plus tard les causes des fausses couches successives qui touchaient les femmes vietnamiennes. À l’époque, je ne savais pas de quoi il s’agissait. Mais, bien plus tard, ma sœur, qui avait souffert de huit fausses couches, m’a appris que l’un de ses fœtus était dans ces bocaux.»
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