Entretien

Tom Nico, du collectif Vietnam-Dioxine : «Tant qu’il reste une chance et que Tran To Nga est vivante, nous allons continuer le combat contre l’agent orange»

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Depuis 2014, la mil­i­tante fran­co-viet­nami­enne Tran To Nga mène un com­bat sans relâche dans les tri­bunaux pour qu’on n’oublie pas les vic­times de l’agent orange. Cet her­bi­cide, mas­sive­ment util­isé par les États-Unis pen­dant la guerre du Viet­nam (1961–1975), a provo­qué des effets ter­ri­bles sur la san­té des com­mu­nautés humaines et des écosys­tèmes. Pour Vert, Tom Nico, mem­bre du col­lec­tif Viet­nam-Diox­ine, l’un des prin­ci­paux sou­tiens de Tran To Nga, revient sur ce dossier.

Le ver­dict est tombé ce jeu­di 22 août 2024 : la cour d’appel de Paris a rejeté la pos­si­bil­ité d’un procès à l’encontre de 14 multi­na­tionales – où fig­urent Bay­er-Mon­san­to et Dow Chem­i­cal – dont la mil­i­tante fran­co-viet­nami­enne Tran To Nga voudrait faire recon­naître la respon­s­abil­ité dans l’affaire de l’agent orange. En 1966, alors qu’elle avait 24 ans, Tran To Nga a été aspergée par ce pro­duit lors d’un épandage aérien. Aujourd’hui âgée de 82 ans, elle souf­fre de nom­breuses mal­adies, mais souhaite con­tin­uer son com­bat. Suite au rejet de la cour d’appel de Paris quant à un pos­si­ble procès visant les entre­pris­es pro­duc­tri­ces du pro­duit, ses avo­cats ont déclaré qu’ils allaient porter l’affaire devant la Cour de cas­sa­tion.

Quel est le rôle du col­lec­tif Viet­nam-Diox­ine dans le com­bat mené par Tran To Nga con­tre les entre­pris­es pro­duc­tri­ces de l’herbicide agent orange, util­isé par les États-Unis pen­dant de la guerre du Viet­nam ?

Nous avons ren­con­tré Tran To Nga en 2009 à l’occasion d’un tri­bunal d’opinion qui se tenait en France au sujet de l’agent orange. Était aus­si présent André Bouny, auteur d’un des livres les plus com­plets sur ce drame, Agent orange, Apoc­a­lypse Viet­nam. C’est à par­tir de cette date que nous l’avons soutenue dans son com­bat en jus­tice.

Des vic­times de l’agent orange avaient déjà mené des actions en jus­tice aux USA, n’est-ce pas ?

En 1984, des vétérans de la guerre du Viet­nam avaient mon­té une class-action et obtenu un accord à l’ami­able avec les fab­ri­cants de l’agent orange. Ces vic­times avaient alors touché 180 mil­lions de dol­lars. Ce fut le prix de leur silence.

La mil­i­tante fran­co-viet­nami­enne Tran To Nga, en mai 2024 à Paris, lors d’un rassem­ble­ment de sou­tien aux vic­times de l’agent orange. © Col­lec­tif Viet­nam-Diox­ine

Quelles sont les grandes étapes du com­bat judi­ci­aire entamé par Tran To Nga ?

En 2014, démarre le pre­mier procès ini­tié par Tran To Nga. Il a lieu au tri­bunal d’Evry, ville où elle réside. Le temps d’instruction est long – la plainte vise 14 entre­pris­es, beau­coup de doc­u­ments doivent faire l’objet d’une tra­duc­tion asser­men­tée –, et encore ral­longé par le Covid. Une pre­mière audi­ence a lieu début 2021. En mai de la même année, le tri­bunal d’Evry se déclare incom­pé­tent à juger l’affaire. Tran To Nga et ses avo­cats déci­dent alors de faire appel de cette déci­sion auprès de la cour d’appel de Paris. Une nou­velle audi­ence a lieu le 7 mai dernier. Ce jeu­di 22 août, le ver­dict est tombé : il a con­fir­mé la déci­sion du tri­bunal d’Evry, jugeant la plainte de Tran To Nga «irrecev­able».

Com­ment com­pren­dre ce car­ac­tère «irrecev­able» ?

Les entre­pris­es incrim­inées ont avancé pour leur défense qu’elles avaient obéi au gou­verne­ment des États-Unis et son armée en four­nissant des tonnes d’a­gent orange. Selon elles, l’entité à atta­quer, ce sont les États-Unis. Un argu­ment bien com­mode sachant que ce pays ne recon­nait ni la Cour pénale inter­na­tionale, ni la Cour inter­na­tionale de jus­tice. Com­ment dès lors l’attaquer ?

Que vous inspire le ver­dict ?

Pour nous, ces multi­na­tionales con­nais­saient la tox­i­c­ité du pro­duit, liée à la présence de la diox­ine, qui est un déchet de fab­ri­ca­tion de l’agent orange. Ces firmes n’étaient donc pas sans marge de manœu­vre, comme elles le pré­ten­dent. La diox­ine a eu des effets absol­u­ment délétères sur la san­té des gens au Viet­nam. On par­le de plus de 3 mil­lions de per­son­nes touchées. Encore aujour­d’hui, des bébés viet­namiens nais­sent avec des mal­for­ma­tions.

De quoi se com­pose l’agent orange ?

On y trou­ve deux com­posants, le 2,4‑D et le 2,4,5‑T, qui entrent dans la fab­ri­ca­tion d’un grand nom­bre de pro­duits her­bi­cides. Dans l’agent orange, il y avait aus­si, comme je vous le dis­ais, de la diox­ine, qui est une impureté pro­duite au moment de la fab­ri­ca­tion. La diox­ine est can­cérigène et tératogène : elle pro­duit des mal­for­ma­tions, d’innombrables mal­adies de la peau. Elle touche le sys­tème immu­ni­taire, repro­duc­tif et nerveux. Comme c’est une sub­stance hypophile, elle pénètre dans les graiss­es. C’est pour cette rai­son qu’elle peut attein­dre le pla­cen­ta et con­t­a­min­er les fœtus des femmes enceintes exposées. Les indus­triels ont pro­duit l’agent orange en grande quan­tité, rapi­de­ment et à moin­dre coût. Le pro­duit n’a pas été fil­tré pour être débar­rassé de la diox­ine, dont ces indus­triels ne pou­vaient ignor­er la tox­i­c­ité. Aux États-Unis, où le pro­duit a été inter­dit dans les années 1970, une ving­taine de mal­adies liées à l’agent orange sont recon­nues et don­nent droit à une indem­ni­sa­tion.

Tom Nico est mem­bre du col­lec­tif Viet­nam-Diox­ine. © DR

À quelle échelle le ter­ri­toire viet­namien a‑t-il été con­t­a­m­iné ?

Les épandages les plus mas­sifs ont eu lieu à prox­im­ité de la piste Ho Chi Minh, qui reli­ait le nord du pays au sud et était emprun­tée par les résis­tants du Front nation­al de libéra­tion. On par­le de 80 mil­lions de litres d’herbicides répan­dus pen­dant la guerre. L’agent orange a eu des effets sur env­i­ron 20% des forêts du sud du Viet­nam, 400 000 hectares de ter­res agri­coles. Au total, ce sont 2,5 mil­lions d’hectares qui ont été exposés.

La guerre du Viet­nam com­mence au début des années 1960 et s’achève en 1975. Quand inter­vi­en­nent les épandages d’agent orange ?

Cela com­mence dès 1961 avec l’opération Ranch Hand, lancée par le prési­dent éta­sunien Kennedy. Le pic des épandages est générale­ment situé entre 1965 et 1967.

Dans quel état sont ces zones aujourd’hui ?

Il y a deux types de sur­faces con­cernées. Ce qu’on appelle les «points chauds», ultra-con­t­a­m­inés, comme dans les envi­rons de l’aéro­port de Da Nang, dans le cen­tre-est du Viet­nam, où les opéra­tions de décon­t­a­m­i­na­tion sont lour­des et coû­teuses. Après, il y a d’autres endroits où il y a eu de petits épandages, où la végé­ta­tion a com­mencé à repouss­er, où la terre est à nou­veau cul­tivée.

Et main­tenant, qu’allez-vous faire ?

Tant qu’il reste une chance et que Tran To Nga est vivante, nous allons con­tin­uer le com­bat con­tre l’agent orange. Au sein du col­lec­tif, on tra­vaille aus­si beau­coup sur la ques­tion de la mémoire. Il y a une néces­sité de faire avancer les recherch­es, de faire avancer la médecine, à dévelop­per les dépistages. Et il y a tous ces com­bats liés à la ques­tion plus générale des pes­ti­cides. On est ain­si en lien avec la Con­fédéra­tion paysanne ou les comités anti-Mon­san­to pour faire avancer la prise en compte de l’écocide, cette destruc­tion mas­sive de l’environnement.

Qui pour assur­er la relève de Tran To Nga ?

C’est une ques­tion cen­trale parce qu’il n’y a que les vic­times exposées directe­ment à l’agent orange qui peu­vent aujour­d’hui porter plainte. La recherche sci­en­tifique n’a pas encore établi le lien entre expo­si­tion des par­ents au pro­duit et con­t­a­m­i­na­tion de leurs enfants. Quand on voit cette femme, que l’on con­naît sa vie, on ne peut qu’être admi­ratif de son courage et de sa déter­mi­na­tion à obtenir jus­tice pour les vic­times de l’agent orange.

L’une des vic­toires de ce long com­bat, c’est que Tran To Nga est aujourd’hui dev­enue un sym­bole des luttes envi­ron­nemen­tales…

C’est vrai qu’elle inspire beau­coup de mil­i­tants et mil­i­tantes. Des jeunes et des moins jeunes. Il y a des gens mobil­isés au sein des Soulève­ments de la terre qui vien­nent nous voir, par exem­ple. Cette trans­mis­sion des luttes, c’est impor­tant.