«Mon pays disparaît des premières pages des journaux. S’il vous plaît, ne détournez pas le regard». Alors que le soleil de Dubaï tape fort sur le noir de ses vêtements, la voix de Zakira Bakhshi résonne à travers le mégaphone de l’organisation de jeunes Fridays for future. Son pays, elle n’a pas le droit de le nommer dans l’enceinte de la COP – ce sont les règles fixées par l’ONU. À celles et ceux qui s’arrêtent pour l’écouter, ce vendredi matin, elle dit venir d’un pays où les filles ne vont plus à l’école. Et d’une ville, Kaboul, aux mains des Talibans depuis 2021.
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Zakira Bakhshi, 20 ans, s’est rendue à la COP28 au nom de Youth for nature, une organisation de jeunes qui opère «à l’intersection du climat et de la nature» : «Notre but premier, c’est de donner du pouvoir aux jeunes, ainsi qu’aux femmes», raconte-t-elle à Vert. Youth for nature est parvenu à envoyer neuf délégué·es du monde entier à la COP28, afin de leur permettre de se rapprocher des décideurs et d’éventuels mécènes pour mener à bien leurs projets. «Nous avons aussi des objectifs personnels», nous dit-elle. Parmi les siens : redonner voix aux femmes et aux filles laissées pour compte en Afghanistan.
De Kaboul au Connecticut
En 2004, trois ans après le début de l’intervention américaine en Afghanistan, les violences ethniques s’aggravent contre la minorité Hazara dont Zakira Bakhshi est issue. Sa famille part pour le Pakistan alors qu’elle est encore bébé. L’école primaire terminée, elle et les siens retournent à Kaboul jusqu’à ce que les Talibans ne reprennent le pouvoir en 2021. C’est alors que «le pays tout entier s’est effondré», les forçant à un nouvel exil au Pakistan. Ses parents partiront pour l’Allemagne. Elle, pour le Connecticut (Etats-Unis).
Une mère tailleuse, un père commerçant ; ses parents ne possédaient pas de quoi l’inscrire dans les collèges et lycées privés. Qu’à cela ne tienne, Zakira s’emploie à décrocher les meilleures notes des écoles publiques où elle passe.
Parmi ses faits d’armes : elle fonde le club de débat de son collège et concourt contre les collèges privés du pays ; dirige le premier club cycliste féminin de la ville ; compte parmi la poignée de lauréat·es d’un programme d’échanges scolaire en Inde «très prestigieux», organisé par l’ambassade des Etats-Unis à Kaboul.
Devenue alumni de l’ambassade, elle reçoit des financements qui lui permettent de fonder «la première organisation dirigée par des jeunes» de Kaboul, baptisée Act for nature : «Nous avons commencé par des campagnes de sensibilisation, parce qu’en Afghanistan les gens ne savent pas vraiment ce qu’est la crise climatique et comment elle affecte leur vie», dit-elle avec un phrasé rapide prononcé dans un anglais irréprochable.
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Des qualités de leader qui tapent dans l’œil de Yale, université de l’Ivy league américaine, où elle étudie désormais les sciences politiques, avec un tropisme écologique. Sa fac la soutien au moyen d’une bourse qui lui épargne les dizaines de milliers de dollars que coûte une année d’étude.
Chemisier blanc et pantalon de tailleur d’un vert profond comme son regard, elle est aujourd’hui l’une des trois représentant·es de son pays à Dubaï, alors que l’Afghanistan n’a pas de délégation officielle. L’an dernier, elle était la seule.
À la COP28, elle s’occupe de la communication de Youth for nature, met son nez dans les négociations et autres évènements plus ou moins formels pour les raconter à ses camarades. «Et en même temps, je travaille sur la justice climatique en Afghanistan».
Climat et droit des femmes, même combat
Très dépendante de l’agriculture, la société afghane est martyrisée par la crise climatique, qui charrie son lot de sécheresses et d’inondations, et des terres agricoles qui se dégradent : «Mes cousins n’arrivaient plus à fabriquer de produits laitiers parce qu’ils n’ont pas assez de nourriture pour les vaches». Comme tant d’autres, ceux-ci sont partis s’échouer en ville, où les difficultés se cumulent : chômage, inflation, difficultés d’accès à la nourriture et à l’eau potable. Dans ce climat qui déraille, la place accordée aux femmes dans un pays sous la coupe talibane aggrave encore la situation.
«Au 21ème siècle, l’Afghanistan est le seul pays qui interdise l’éducation des femmes et des filles, ce qui les rend dépendantes des hommes», explique posément Zakira Bakhshi. Après le retour des Talibans au pouvoir, l’explosion de la misère va de pair avec une recrudescence des mariages forcés. Leur assignation à résidence est telle que les femmes – «piégées chez elles», des mots de l’ONU – et leurs enfants ont représenté 90% des victimes d’un récent tremblement de terre dans l’ouest du pays. «Les femmes et les filles doivent recevoir une éducation, c’est essentiel pour leur permettre de s’autonomiser, pour qu’elles puissent s’adapter au climat», plaide Zakira Bakhshi.
«Quand je leur en parle ici, les gens me disent : «c’est tellement triste», mais c’est bidon. Si vous trouviez ça triste, vous auriez fait quelque chose». Pendant la COP28, même à l’occasion de la journée dédiée aux liens entre genre et climat, «personne n’a rien dit à propos de l’Afghanistan».
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Pour l’heure, elle effectue un stage à l’Unicef, dans le cadre du programme Eau, hygiène et assainissement. Où ses prestigieuses études pourraient-elles la mener ? Elle se verrait bien travailler pour le programme des Nations unies dédié aux femmes «et défendre les femmes et les filles dans [s]on pays». «Une des raisons pour lesquelles l’Afghanistan n’a pas voix au chapitre des négociations, c’est parce que nous n’avons pas de bons dirigeants», dit-elle. Qui sait quels chemins l’attendent ?
Zakira Bakhshi a un cap : elle veut un jour pouvoir retourner chez elle. «Si j’en avais l’occasion, je voudrais rentrer et aller sur le terrain pour aider mes compatriotes. Je ne connais pas d’autre endroit dans le monde que je pourrai appeller “chez moi”».
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