Entretien

Vincent Liegey : « Une majorité de personnes aspire à rompre le système et à aller vers des modes de vie plus conviviaux »

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Vincent Liegey est ingénieur et chercheur spécialiste de la décroissance. Il a publié Un projet de Décroissance aux Editions Utopia (2013) et Décroissance chez Tana (2021 – Vert). Il vit à Budapest où il anime Cargonomia, un centre de recherche et d’expérimentation sur le sujet. A Vert, il raconte comment les idées de la décroissance, porteuses d’alternatives concrètes et joyeuses, sont entravées par un système médiatique miné par les intérêts financiers. Mais aussi les nombreuses raisons d’espérer les voir émerger dans toutes les sphères de la société.  

Quelle est votre définition de la décroissance ?

La décroissance est à la fois une matrice de réflexion dense et un mouvement international foisonnant de chercheurs. Au départ, le terme de « décroissance » est un slogan provocateur qui a été choisi à dessein pour s’attaquer à la religion de la croissance. L’idée principale est qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est ni possible ni souhaitable. On avait besoin d’une notion qui ouvre un débat de société radical pour s’émanciper de cette religion et construire de nouveaux modèles basés sur la convivialité, les low techs, l’écoféminisme, les communs, la relocalisation ouverte et un nouveau rapport au temps.

L’imaginaire dominant s’attache à vouloir toujours plus. Il prône une vision de la société engagée sur une ligne droite. Or, c’est toxique d’un point de vue culturel. Il existe un découplage réel entre la croissance économique, d’un côté et les indicateurs de bien-être, de l’autre. On est très loin d’être épanouis : notre société est malade de son stress, d’un rapport néfaste au travail, d’une fuite en avant techniciste, du patriarcat. Or, le terme de « croissance » se protège de toute forme de débat.

Si vous étiez candidat à l’élection présidentielle, quelles seraient les principales mesures de votre programme ?

L’urgence est de ralentir pour se poser les bonnes questions. La décroissance s’appuie sur le pilier de la démocratie, directe et délibérative. Il y a une nécessité de transformation face aux peurs présentes, telles que les périls environnementaux et la raréfaction des ressources, et un besoin de construction à travers le débat. Plusieurs expérimentations comme la Convention citoyenne pour le climat ont fait vivre des délibérations citoyennes pour revenir aux besoins fondamentaux et se détourner de la publicité qui attise des besoins secondaires.

L’une des mesures phares consiste à accorder des dotations inconditionnelles d’autonomie. De la naissance à la mort, chacune et chacun pourrait percevoir une somme d’argent à hauteur de ce que l’on considère comme étant des besoins fondamentaux pour recréer de la sérénité. Ensuite, on peut définir des limites à travers le revenu maximum acceptable. Il faut aussi repenser la propriété et les communs. Autre urgence : réguler – voire interdire – la publicité, avoir une réflexion sur la place des médias et l’usage du numérique et des réseaux sociaux qui sont devenus toxiques en nous enfermant dans nos bulles de vérité.

Vincent Liegey © Artur Stocker

La campagne de Delphine Batho, candidate déçue à la primaire écologiste, a mis la décroissance dans le débat public. Pensez-vous que cela soit le signe d’une montée en puissance de ces idées ?

On a vu précédemment des campagnes pour la décroissance. Mais celle de Delphine Batho, par sa sincérité et sa justesse, témoigne d’une accélération dans les prises de conscience sur les enjeux environnementaux et l’absurdité de notre modèle sociétal. Le pari qui nous est imposé depuis plusieurs années – celui de l’innovation technologique et du découplage-, est de moins en moins soutenu par la population. Les citoyens croient davantage à la sobriété dans le partage. Le succès de Delphine Batho démontre une véritable attente sociétale mais le système médiatique ne permet pas encore l’émergence réelle de ces idées.

Que serait, selon vous, un système médiatique soutenable et juste ?

La sphère médiatique comporte deux problèmes majeurs. Les médias sont dans les mains d’une oligarchie financière qui n’a aucun intérêt à ce que les choses changent. Par ailleurs, ils dépendent du buzz.

La dotation inconditionnelle d’autonomie permettrait aux journalistes de travailler de manière indépendante. On a besoin de « slow journalistes » qui écriraient moins mais mieux. Toutes les informations dont nous avons besoin sont publiées et accessibles, mais elles se trouvent noyées dans les polémiques stériles. La politique du buzz sur buzz sur Twitter – où en quelques dizaines de signes on est censés évoquer les défis du XXIème siècle -, est absurde. Il faut recréer des débats de manière plus décentralisée, faire revivre des bistrots de pays, de quartier.

Ce qui me marque, avec la sortie de mon livre, c’est qu’il y a une dizaine voire, une trentaine de médias de plus qu’il y a huit ans [moment de la sortie de son précédent ouvrage, Ndlr]. On a de moins en moins de médias généralistes et transversaux. Par ailleurs, on est seulement abreuvés de nos propres vérités sur les réseaux sociaux. Pour éviter la guerre civile, il faut urgemment créer beaucoup plus de passerelles et faire revivre des débats, car les haines et les tensions explosent dans notre société.

Puisque nous en sommes à l’heure du buzz sur Twitter, faut-il utiliser les armes du néolibéralisme et avoir des influenceur•ses plus nombreux•ses sur la décroissance ?

La décroissance a des influenceurs habiles et visibles comme Bon pote. Je lui tire mon chapeau pour son abnégation à répondre avec patience à des invectives. Mais l’outil est toxique en lui-même car il renforce les tensions au lieu de créer des passerelles pour s’écouter – si ce n’est se convaincre – et des formes d’empathie face à l’altérité. « Avoir raison tout seul, c’est avoir tort », titrais-je il y a quelques années. C’est un problème intrinsèque à des outils qui n’ont pas été conçus pour faire vivre la démocratie. On devrait avoir un débat sur leur régulation et s’autolimiter quant à leur usage.

Si la bataille culturelle ne se gagne pas sur Twitter, quelles sont les méthodes qui vous semblent les plus appropriées pour faire avancer les idées de la décroissance ?

On éteint sa télé et on retourne dans la rue ! Il y a décalage qui me surprend. Quand on est dans la vie réelle, il y a beaucoup d’espaces où la décroissance va jusque dans les multinationales et les institutions publiques. Cela montre – et c’est ce que je vis au quotidien -, qu’il y a des espaces pour débattre de manière non violente. C’est plus facile de s’entendre quand on a la personne en face de soi.

Ce qui m’inquiète, c’est que la société se trouve toujours plus divisée entre les territoires, d’un point de vue symbolique, culturel et générationnel. Les tensions sont si fortes que nous avons besoin de facilitateurs et d’animateurs en intelligence collective, en particulier à la campagne. On doit pacifier les conflictualités et les désaccords pour les rendre féconds. C’est quelque chose que j’avais essayé de porter dans le cadre de la primaire populaire.

La primaire populaire, avec sa plateforme et ses dix propositions, présente un vaste consensus des forces de gauche et de l’écologie. Ensuite, sur le dissensus, il faut appliquer la méthode de la Convention citoyenne pour le climat. Pour rappel, on est partis d’une pseudo taxe écologique [la taxe carbone, Ndlr] qui ciblait les populations les moins fortunées et qui a accouché d’une fuite en avant injuste et violente à l’encontre des Gilets jaunes. Le conflit a néanmoins débouché sur 150 citoyennes et citoyens qui ont été mandatés, qui se sont sentis investis d’une mission et ont fourni un travail de bien meilleure qualité que tous les experts en vingt ans.

Certains domaines particulièrement sensibles nécessitent des discussions et un véritable accompagnement au changement. C’est le cas de l’agriculture avec certains agriculteurs qui se sentent victimes d’« agribashing » et d’autres qui veulent rompre avec l’utilitarisme et se convertissent au bio. Dans le secteur du résidentiel, il y a un consensus extrêmement fort sur le fait de sortir des passoires thermiques. On pourrait réfléchir à un processus de rénovation décentralisé dans les zones rurales, dans les quartiers populaires, repenser les bonnes pratiques, chauffer moins l’hiver et porter des pulls. Les transports comportent aussi leur lot de tensions autour de la petite révolution du vélo et l’absurde du « bougisme ». Il faudrait relocaliser les espaces de vie et développer des transports plus doux, plus lents. On retrouve ces thématiques dans l’ensemble des programmes de gauche et elles peuvent déboucher sur des consensus assez larges.

Y a-t-il des exemples où la décroissance est au pouvoir ?

Plein de choses se passent dans la société et ça se fait plutôt à petite échelle. A grande échelle, c’est plus compliqué, du fait des lobbies. Mais on organise des conférences au Parlement européen et certains députés comme Manon Aubry et Yannick Jadot s’expriment sur le sujet.

La décroissance est proche du mouvement municipaliste qui prône une démocratie beaucoup plus directe. On a observé un grand nombre de dynamiques citoyennes de convergences des mouvements politiques qui ont pu gagner les municipales à Budapest, Zagreb, Grenoble, Poitiers, etc. Ce ne sont pas des projets de décroissance, car il y a une inertie et les règles économiques demeurent, mais ils font revivre la démocratie à l’échelle locale.

Surtout, on retrouve la décroissance à l’échelle citoyenne. Dans nos quotidiens, la décroissance est partout, notamment dans le domaine du care [le soin], invisibilisé, non rémunéré et trop souvent porté par les femmes.

A Budapest, je participe à une recherche sur la décroissance depuis une dizaine d’années. Il s’agit d’une coopérative – Cargonomia – qui s’appuie sur une ferme bio sous la forme d’une AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne) et sur des ateliers de fabrication de vélos cargo, utilisés pour livrer les paniers de légumes bio. On expérimente des systèmes éducatifs alternatifs, des décisions plus justes et transparentes. On invente de nouvelles manières – plus artisanales – de produire avec plein d’innovations, de s’entraider avec des réseaux élargis et de mettre en commun des vélos cargos, des savoir-faire et des réseaux pour faire vivre et expérimenter des modes de vie plus conviviaux. Il existe des milliers de coopératives comme la nôtre. 

Face au phénomène de l’écoanxiété, beaucoup de gens se sentent seuls et impuissants comme face à une immense machine qui semble impossible à arrêter. Mais nous avons, en réalité, de nombreuses raisons d’être enthousiaste, car une majorité de personnes aspire à rompre le système et à aller vers des modes de vie plus conviviaux. La décroissance a cette vertu qu’en nommant bien les choses, en arrivant avec un diagnostic lucide et en refaisant vivre l’utopie, elle permet d’aborder sereinement des questions extrêmement stressantes.

Pour écouter Vincent Liegey : le podcast du Bar à Podcast, « De l’urgence de ralentir » (26 janvier 2022)