Entretien

« Nous n’avons pas besoin d’attendre les partis politiques pour faire de la décroissance »

Dans un entretien accordé à Vert, l'économiste Timothée Parrique décrypte le concept de décroissance, conspué par l'ensemble de la classe politique et qui permettrait pourtant, selon lui, d'atteindre les objectifs climatiques en luttant contre les inégalités.
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Tim­o­th­ée Par­rique est chercheur en économie et spé­cial­iste de la décrois­sance. Soutenue en 2019, sa thèse The polit­i­cal econ­o­my of Degrowth (L’é­conomie poli­tique de la décrois­sance, 872 pages) explore ce jeune con­cept et ses impli­ca­tions pour l’é­conomie poli­tique. Un con­den­sé de son tra­vail en français sor­ti­ra en 2022 chez Flam­mar­i­on.

Alors que le GIEC pré­pare un nou­veau rap­port pour 2022, une étude parue le mois dernier dans la revue Nature a mon­tré que les hypothès­es retenues pour con­stru­ire ses scé­nar­ios, qui visent à main­tenir le réchauf­fe­ment sous 1,5°C, n’en­vis­agent pas la baisse du Pro­duit intérieur brut (PIB). Au con­traire, elles font le pari qu’il serait pos­si­ble de sépar­er crois­sance économique et con­som­ma­tion d’én­er­gies fos­siles. Pensez-vous que ce soit le cas ?

Si on avait 300 ans devant nous, ce serait peut-être pos­si­ble — et encore, pas sûr. Mais dans le temps qui nous est impar­ti pour réduire les émis­sions avant d’at­tein­dre des seuils dan­gereux, comme le GIEC l’an­nonce, ça ne l’est pas.

Par ailleurs, les travaux que j’ai pu réalis­er sur le décou­plage [entre crois­sance économique et émis­sions de CO2 — NDLR] mon­trent que c’est une solu­tion qui fonc­tionne très rarement. Dans la plu­part des économies indus­tri­al­isées, il n’y a eu qu’un décou­plage relatif. Par exem­ple : on devient plus effi­cient dans l’usage des ressources par voiture et cela per­met de réduire les émis­sions de CO2. Mais étant don­né qu’on pro­duit beau­coup plus de voitures, l’empreinte écologique totale con­tin­ue d’aug­menter.

Que reprochez-vous à la crois­sance ?

La crois­sance se heurte à des lim­ites bio­physiques. Quand une économie grossit, il y a un coût écologique. Aujour­d’hui, le GIEC, l’IPBES pour la bio­di­ver­sité, et toutes les autres instances sci­en­tifiques qui tra­vail­lent sur l’environnement nous dis­ent qu’il faut réduire de toute urgence les pres­sions envi­ron­nemen­tales.

Ensuite, la crois­sance économique est un con­cept abstrait. On la désire mais on la com­prend mal. La crois­sance est cal­culée avec le Pro­duit intérieur brut, un indi­ca­teur sta­tis­tique qui vient mesur­er le vol­ume des trans­ac­tions moné­taires. Le PIB nous informe sur la vitesse à laque­lle une économie va, mais il ne ren­seigne pas sur la direc­tion qu’elle prend. Quel genre de biens et de ser­vices sont pro­duits ? Les indi­vidus sont-ils heureux dans leur tra­vail ? Si nous voulons mesur­er la san­té sociale et écologique, il faut des indi­ca­teurs plus divers et plus pré­cis.

Les gens pensent que sans crois­sance, il y aura de la pau­vreté. Or, dans la dernière décen­nie en France, on a eu une crois­sance pos­i­tive et une aug­men­ta­tion de la pau­vreté. Aus­si, on peut avoir de la crois­sance économique et des destruc­tions d’emplois ; de la crois­sance et une aug­men­ta­tion des iné­gal­ités (comme l’a bien mon­tré Thomas Piket­ty). Plus prob­lé­ma­tique, la crois­sance ne fait pas la dif­férence entre activ­ités désir­ables et indésir­ables.

Enfin, la crois­sance est mal com­prise des écon­o­mistes eux-mêmes. Quand on va à l’université, on ne trou­ve que quelques cours sur le sujet de la crois­sance économique. Très peu savent cal­culer le PIB, et encore moins expli­quer les sources et moteurs de la crois­sance. La crois­sance est dev­enue une idéolo­gie, une his­toire qu’on se racon­te, un phénomène qua­si-mag­ique qu’on adule. A l’échelle inter­na­tionale, on observe un com­bat de sumos avec des économies obès­es qui font cra­quer l’en­vi­ron­nement autour d’elles, qui sont pleines d’iné­gal­ités et de pro­duits indésir­ables, et de marchés financiers prêts à explos­er. Et d’une cer­taine manière, on pense que c’est ça le pro­grès.

Dans une tri­bune au Monde de novem­bre 2020, Chris­t­ian Jacob, prési­dent du par­ti Les Répub­li­cains, écrivait : « Si l’on voulait respecter les objec­tifs des accords de Paris sur le cli­mat en 2050 via la décrois­sance, il faudrait rester con­finés pen­dant… trente ans. La décrois­sance est donc une voie sans issue. » La décrois­sance s’ap­par­ente-t-elle à ce qu’on a pu con­naître pen­dant le con­fine­ment : des restric­tions énormes, du chô­mage de masse, une réces­sion économique ?

Non, pas du tout. Toutes nos insti­tu­tions sont organ­isées autour de la crois­sance : le monde de la finance, le com­merce inter­na­tion­al, le marché du tra­vail, les sys­tèmes de retraite et de san­té. Pen­dant la pandémie, nous avons mis l’é­conomie de crois­sance en pause. Mais c’est comme lorsqu’on fait du vélo : quand on perd de la vitesse, si on ne pose pas le pied à terre, on s’écroule.

J’aime bien la déf­i­ni­tion de la décrois­sance que donne l’an­thro­po­logue Jason Hick­el : « une réduc­tion plan­i­fiée de l’u­til­i­sa­tion exces­sive d’én­ergie et de ressources dans les pays rich­es, afin de rétablir l’équili­bre entre l’é­conomie et le monde vivant, tout en réduisant les iné­gal­ités et en amélio­rant l’ac­cès des pop­u­la­tions aux ressources dont elles ont besoin pour vivre longtemps, en bonne san­té et s’é­panouir ».

Le but de la décrois­sance est de con­stru­ire une économie plus résiliente et qui per­me­tte de sat­is­faire les besoins de manière effi­cace, juste et souten­able. Ce mod­èle économique alter­natif demande de repenser le tra­vail, la pro­priété, la mon­naie, la finance, le com­merce, afin que tout cela puisse fonc­tion­ner sans dépass­er les lim­ites écologiques tout en préser­vant les min­i­mas soci­aux. C’est la théorie du donut de Kate Raworth. Aujour­d’hui, dans les économies obès­es, nous avons explosé les max­i­mas écologiques et nous sommes descen­dus sous cer­tains min­i­mas soci­aux.

La décrois­sance passe donc par un régime bio­physique, une redis­tri­b­u­tion et une réor­gan­i­sa­tion économique struc­turelle pour faire remon­ter les plus pau­vres qui sont en-dessous des min­i­mas soci­aux et redescen­dre les sur­con­som­ma­teurs et les sur­pro­duc­teurs qui ont dépassé les max­i­mas écologiques, et sont aujourd’hui respon­s­ables des crises envi­ron­nemen­tales.

Cette tran­si­tion doit s’opér­er de manière démoc­ra­tique. Faire la dis­tinc­tion entre l’essen­tiel et le super­flu, ce n’est pas quelque chose que nous pou­vons laiss­er aux écon­o­mistes.

Doc­u­ment remis

Dans un entre­tien accordé au site Bon pote, vous dites que « la crois­sance verte est en fait l’équivalent économique du tran­shu­man­isme : une ten­ta­tive d’échapper à la réal­ité bio­physique. » Les pro-crois­sance verte sont-ils irra­tionnels ?

La crois­sance verte est un choix con­fort­able qui per­met de ne rien chang­er, ou presque. Les gens ont, je pense, une foi irra­tionnelle dans le pro­grès tech­nique. Lorsque les chercheurs épluchent les mil­liers de brevets déposés chaque année, il n’y en a pas beau­coup sur les pan­neaux solaires. La grande majorité de ce qu’on appelle com­muné­ment « l’innovation » porte sur des tech­niques d’ex­trac­tion de pét­role, du spam sur inter­net, des médica­ments dou­teux – des pro­duits qui con­tribuent peu au bien-être général. N’oublions pas que dans un sys­tème cap­i­tal­iste, les entre­pris­es investis­sent dans la recherche et développe­ment (R&D) pour, à long terme, aug­menter leurs prof­its. Donc le pro­grès tech­nologique lucratif peut être une force d’ac­céléra­tion et de dégra­da­tion envi­ron­nemen­tale.

Je trou­ve que la pen­sée mag­ique de la crois­sance verte est très dif­fi­cile à jus­ti­fi­er quand on regarde les chiffres. Cela fait déjà vingt ans que nous essayons tant bien que mal de faire de la crois­sance verte et du développe­ment durable, et où en sommes-nous ? Les résul­tats ne sont pas probants.

Avec la pandémie de Covid-19, on a vu nom­bre de penseurs ou édi­to­ri­al­istes évo­quer un « monde d’après » qui promet­tait d’être mer­veilleux. Aujour­d’hui, les émis­sions de CO2 sont repar­ties en flèche, le nom­bre de tra­jets en avion a redé­col­lé et les plans de relance des gou­verne­ments sont très peu verts. Si une pandémie qui a mis à l’ar­rêt l’é­conomie mon­di­ale ne réus­sit pas à frein­er la crois­sance, quelles sont les con­di­tions néces­saires à la mise en place de la décrois­sance ?

C’est une tran­si­tion socié­tale donc elle va mobilis­er une grande diver­sité d’ac­teurs. Un exem­ple avec l’échelle indi­vidu­elle. Les citoyens doivent arriv­er à décou­pler le bien-être et la con­som­ma­tion de marchan­dis­es. Il existe déjà beau­coup de con­cepts et des com­mu­nautés qui les ont expéri­men­tés : anti­con­sumérisme, sobriété heureuse, sim­plic­ité volon­taire, hédon­isme alter­natif, min­i­mal­isme. Dans Post-growth liv­ing, la philosophe Kate Sop­er part du con­stat que le con­sumérisme nous rend mal­heureux. La pub­lic­ité crée des besoins qui nous poussent à con­som­mer pour les sat­is­faire. Les soci­o­logues nous dis­ent que ces phénomènes exis­tent dans toutes les sociétés et peu­vent se résumer au fait de vouloir être aimé et respec­té par ses pairs. On peut le faire de plein de manières, y com­pris en faisant pouss­er les plus belles tomates au jardin partagé du quarti­er plutôt qu’en ayant un SUV de la taille d’une mai­son.

Il peut y avoir cer­tains sac­ri­fices, comme de ne plus pren­dre l’avion. Mais il faut se rap­pel­er que moins de 10% de la pop­u­la­tion mon­di­ale a déjà pris l’avion. Plus pré­cisé­ment, 50% des émis­sions liées à l’aviation (soit env­i­ron 6% des émis­sions totales) sont con­cen­trées sur 1% des gens qui volent donc c’est une poignée de per­son­nes à l’échelle de la planète qui va devoir sac­ri­fi­er la lib­erté de pou­voir s’envoler chaque week-end (un partage équitable de l’accès à l’avion nous ramèn­erait à seule­ment un vol tous les trois ou qua­tre ans).

Quelle place pour l’en­tre­prise dans une société décrois­sante ? Peut-on con­serv­er d’aus­si grandes entre­pris­es que celles du CAC40 ?

On peut bien enten­du garder l’idée de l’en­tre­prise qui est un groupe­ment col­lec­tif pour organ­is­er la pro­duc­tion. Mais il va fal­loir instau­r­er une lucra­tiv­ité lim­itée, comme cela existe déjà dans l’é­conomie sociale et sol­idaire (ESS). On peut pren­dre le mod­èle des Sociétés Coopéra­tives d’In­térêt Col­lec­tif — les SCIC — ou bien les SCOP (Société Coopéra­tive et Par­tic­i­pa­tive), les asso­ci­a­tions, les entre­pris­es à mis­sion, etc. Lim­iter, par exem­ple, la rémunéra­tion des dirigeants à 7 fois le salaire min­i­mum au sein de la struc­ture.

Les grandes entre­pris­es ont atteint des seuils de mono­pole qui ne leur per­me­t­tent plus d’être démoc­ra­tiques, qui dilu­ent la respon­s­abil­ité et qui les amè­nent à pren­dre des déci­sions qui détru­isent la planète et créent beau­coup de pré­car­ité. Ce que je pro­pose dans ma thèse, c’est un plan de scis­sion des 292 grandes entre­pris­es français­es pour leur per­me­t­tre d’être restruc­turées sous la forme de coopéra­tives plus petites, plus démoc­ra­tiques, et plus à même d’innover dans le social et l’environnemental.

Enfin, pourquoi la décrois­sance est-elle une notion occultée des pro­jets poli­tiques, même chez les écol­o­gistes ?

Le mot décrois­sance est très con­tro­ver­sé. Pour l’heure, en effet, ces idées ne sont pas très repris­es au niveau des par­tis poli­tiques mais elles foi­son­nent dans la périphérie de la dis­cus­sion poli­tique. Donc glob­ale­ment, l’idée de décrois­sance monte et depuis la pandémie, elle explose. Beau­coup de con­cepts autour de la tran­si­tion écologique bour­geon­nent et lui sont liés : économie cir­cu­laire, col­lap­solo­gie, bioé­conomie, per­ma­cul­ture, écofémin­isme, écoso­cial­isme, etc.

De toute manière, nous n’avons pas besoin d’at­ten­dre les par­tis poli­tiques pour ren­dre la décrois­sance pos­si­ble. L’échelle de la com­mu­nauté, du ter­ri­toire, per­met la décrois­sance car elle offre l’op­por­tu­nité de décider ensem­ble. Il existe déjà plein de réseaux de mon­naie locale, de partage d’ob­jets. La ville de Greno­ble a décidé de sup­primer toutes les pub­lic­ités. Elle l’a fait seule, ça a très bien marché et main­tenant d’autres villes l’imi­tent. Il ne sert à rien de dire : « il faut con­stru­ire l’é­conomie de demain ». Il vaut mieux se deman­der qui, aujour­d’hui, est déjà en train de la con­stru­ire. Et inve­stir mas­sive­ment dans l’émer­gence de cette économie alter­na­tive.