Entretien

Jeanne Burgart Goutal : « L’écoféminisme est une arme de déconstruction massive »

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Jeanne Bur­gart Goutal est philosophe, spé­cial­iste de l’écoféminisme. Elle enseigne la phi­lo au lycée dans les quartiers nord de Mar­seille, et le yoga. Avec l’illustratrice Aurore Chapon, elle pub­lie cet automne, aux édi­tions Tana, un roman philosophique inti­t­ulé ReSisters. Ren­con­tre avec celle qui ne se qual­i­fie pas d’écoféministe mais de « passeuse » d’idées, même si elle con­fie avoir de fortes affinités avec les valeurs de ce courant de pen­sée.

En quoi l’écoféminisme est-il por­teur d’une vision rad­i­cale­ment dif­férente du monde ?

L’écoféminisme, c’est l’imbrication indis­so­cia­ble de l’écologie et du fémin­isme et c’est ça qui crée de la rad­i­cal­ité. Si on les pense séparé­ment, on peut avoir un fémin­isme libéral ou réformiste qui voudrait main­tenir le sys­tème en place et sim­ple­ment per­me­t­tre à plus de femmes – soci­ologique­ment priv­ilégiées – d’accéder au haut de la pyra­mide. En asso­ciant le fémin­isme à l’écologie, il devient ant­i­cap­i­tal­iste.

Par ailleurs, si on dis­so­cie l’écologie du fémin­isme, on peut avoir une écolo­gie peu rad­i­cale, de type « sauver les bébés pho­ques », ou indif­férente aux ques­tions de jus­tice sociale. En l’articulant avec le fémin­isme – un mou­ve­ment pour la jus­tice entre hommes et femmes et qui défend une soror­ité inter­na­tionale donc refuse d’exploiter le tra­vail d’ouvrières tex­tiles au Bangladesh – ça rad­i­calise l’écologie qui doit repenser les fonde­ments mêmes du cap­i­tal­isme.

L’écoféminisme est une éthique qui a une puis­sance philosophique à même de remet­tre com­plète­ment en ques­tion nos manières de voir les hommes et les femmes, le pou­voir, l’Histoire, le cap­i­tal­isme, la nature. C’est une véri­ta­ble arme de décon­struc­tion mas­sive.

L’écoféminisme paraît par­fois hétéro­clite, quelles en sont les prin­ci­pales influ­ences ?

L’écoféminisme est une nébuleuse. Cer­taines branch­es sont issues de la lutte anti­nu­cléaire des années 70 aux Etats-Unis, d’autres du fémin­isme rad­i­cal, de l’écologie sociale ou poli­tique. Cer­taines sont marx­istes, d’autres anar­chistes ou encore vien­nent de la spir­i­tu­al­ité fémin­iste ou des réflex­ions post­colo­niales. Le point com­mun entre elles est le souci de penser la manière dont les dif­férentes formes de dom­i­na­tion sont imbriquées et d’agir là où celles-ci se nouent. Mais les thès­es défendues, les formes d’actions util­isées, les penseurs sont d’horizons très dif­férents.

Qu’est-ce que cela apporte, en ter­mes de luttes, de crois­er ces dif­férents mou­ve­ments ?

C’est un garde-fou pré­cieux dans de nom­breux domaines. Par exem­ple, beau­coup de jeunes mil­i­tantes écofémin­istes français­es ont com­mencé à militer dans des groupes éco­lo. Puis, elles se sont ren­du compte qu’en tant que fille, elles étaient tou­jours reléguées à des sec­onds rôles, qu’il y avait une logique vir­iliste dans le type d’action, dans la répar­ti­tion de la parole, des déci­sions, dans la non-prise en compte des émo­tions, dont les mecs eux-mêmes souf­fraient. Alors que ces groupes dis­aient être très éclairés sur ces ques­tions, ils repro­dui­saient des logiques patri­ar­cales. Donc, ces mil­i­tantes ont fait séces­sion et créé des groupes écofémin­istes.

Un autre exem­ple, domes­tique cette fois, c’est la charge men­tale sup­plé­men­taire, pour les femmes, induite par l’écologie au quo­ti­di­en : cuisin­er mai­son, faire ses cours­es en vrac et ses pro­duits ménagers. Les écofémin­istes dis­ent que la solu­tion pour une tran­si­tion écologique ne peut pas être dans une prise en charge par les femmes de tout le temps et les efforts que celle-ci demande.

La philosophe Jeanne Bur­gart Goutal © Doc­u­ment remis

Dans l’essai Pour la jus­tice cli­ma­tique [notre chronique], l’as­so­ci­a­tion alter­mon­di­al­iste Attac pro­pose un vaste tour d’hori­zon du mou­ve­ment mon­di­al pour le cli­mat, qui intè­gre les dimen­sions de jus­tice cli­ma­tique, sociale, de genre et raciale. Pour­tant, on n’y lit jamais le mot « écofémin­iste ». Ce terme fait-il peur ?

Oui, il y a des blocages autour de ce terme et de nom­breuses réac­tions néga­tives. Il a été attaqué par des mil­i­tantes fémin­istes et hors du fémin­isme, n’en par­lons pas. Au milieu des années 90, début 2000, des mil­i­tantes avaient même décidé de ne plus l’employer dans une optique « Loose the name, keep the focus » (Aban­don­ner le nom, garder le cap). Elles se définis­saient par des ter­mes com­pliqués comme « fémin­iste envi­ron­nemen­tal­iste ».

Ce mot m’intéresse en tant que philosophe mais pour des mil­i­tantes, des gens qui voudraient le porter en poli­tique, c’est sans doute une bonne stratégie de chang­er les élé­ments de lan­gage pour con­stru­ire un dis­cours qui soit plus audi­ble.

Votre pre­mier livre était une enquête philosophique, quel est l’intérêt de pass­er à la fic­tion pour par­ler d’écoféminisme ?

La fic­tion per­met essen­tielle­ment deux choses lorsqu’on vient de la phi­lo. La pre­mière, c’est qu’elle libère de la ques­tion de la vérité, donc elle per­met de décu­pler nos capac­ités d’imagination qui sont por­teuses de trans­for­ma­tion. Si on veut créer de la trans­for­ma­tion, on ne peut pas être seule­ment dans l’analyse de ce qui existe. Or, dans un essai, on intè­gre toutes les objec­tions que l’on pour­rait nous faire donc, poli­tique­ment, on s’auto-met des bâtons dans les roues. Dans la fic­tion, au con­traire, on peut pren­dre la lib­erté de dire des choses qui ne sont pas encore vraies mais qui créent un hori­zon vers un avenir pos­si­ble.

Le deux­ième intérêt, c’est la poly­phonie. Dans un roman choral, les mul­ti­ples per­son­nages per­me­t­tent d’avoir plusieurs points de vue sur la réal­ité et de don­ner la parole à des orig­ines, des milieux soci­aux, des gen­res dif­férents.

Dans ReSisters, l’ouvrage que vous avez coécrit avec Aurore Chapon, vous dépeignez un « refuge », qui con­cré­tise la pen­sée écofémin­iste. Quelles en sont les car­ac­téris­tiques ?

Ce refuge est inspiré d’endroits réels où j’ai passé beau­coup de temps. On en trou­ve plein dès lors que l’on sort de Paris. Ce sont des lieux d’expérimentation, des ZAD [zones à défendre NDLR], des écol­ieux, des endroits mar­gin­aux, des inter­stices du réel.

On ne sait pas si le refuge est un monde réel ou bien imag­i­naire. C’est en tous cas un lieu expéri­men­tal où les per­son­nages essaient de met­tre en appli­ca­tion les idéaux écofémin­istes de décrois­sance, d’autogestion, de répar­ti­tion équitable des tâch­es et des pris­es de déci­sion. Il y a aus­si des trucs un peu far­felus, par exem­ple un endroit où l’héroïne Lila com­prend ce que dit son chat Archimède. Les per­son­nages peu­vent se met­tre à com­pren­dre les êtres non-humains et donc à leur laiss­er une voix, y com­pris poli­tique, dans la co-con­struc­tion du monde.

En revanche, le refuge n’est pas idyllique. Au départ, quand j’arrivais dans un lieu alter­natif, je croy­ais que j’allais y trou­ver un par­adis. J’ai sou­vent été désil­lu­sion­née : il y avait des embrouilles entre les gens, ils util­i­saient des ordi­na­teurs et ils avaient des activ­ités marchan­des. Il n’y a pas de par­adis sur Terre et je crois que l’une des dif­fi­cultés dans le fait de grandir, c’est de réus­sir à en faire le deuil.

Pour autant, les imper­fec­tions du refuge ne doivent pas être une excuse pour ne pas agir. Quand on s’intéresse à l’écologie et aux pen­sées rad­i­cales, notre pro­pre purisme est un piège. C’est une spé­cial­ité à gauche de s’étriper pour un con­cours de rad­i­cal­ité ou de purisme : la course à qui est le plus inter­sec­tion­nel. La pureté est une pos­ture qui est pos­si­ble en théorie mais dès lors que l’on veut faire, on est tous oblig­és de faire des com­pro­mis. Par exem­ple, tu peux être végane, mais tu mangeras quand même des légumes [alors que les plantes sont des êtres vivants — NDLR]. Le but du refuge est de pro­pos­er un idéal mais en inté­grant la ques­tion de l’action con­crète.

Dans ce livre, la dimen­sion spir­ituelle est très présente. Pour­tant, en France, la ques­tion de la spir­i­tu­al­ité a quelque chose de tabou. Quelle est votre posi­tion sur le sujet ?

La fic­tion per­met l’exploration sans dire si c’est vrai, ou faux. Lorsque j’étais sta­giaire dans l’ONG de Van­dana Shi­va, en Inde, je me suis ren­due compte que l’athéisme qu’on pre­nait, en France, pour une sorte de matu­rité de l’esprit, était une vraie anom­alie fran­co-française. Anom­alie dans le temps et l’espace. Je pense qu’il nous manque une case et qu’on a réelle­ment per­du une dimen­sion très intéres­sante de l’existence. L’écoféminisme dit sim­ple­ment que, nous autres humains, faisons par­tie d’un tout plus grand que nous. Et que nous pou­vons célébr­er cette appar­te­nance au Tout. Et cela a une grande dimen­sion poli­tique.

Par exem­ple, la philosophe améri­caine Starhawk avance que, lorsque l’on fait face à des oppres­sions énormes, trou­ver des pra­tiques col­lec­tives, de l’espoir, de la force dans des rit­uels per­met de con­tin­uer la lutte. Elle s’est retrou­vée en prison avec un groupe d’activistes ; ensem­ble elles et ils ont pra­tiqué une céré­monie pour se don­ner du courage. C’est un out­il poli­tique dans une époque d’atomisation des rela­tions sociales.