Débat

Victoire Tuaillon, Gaspard G, Gaëtan Gabriele : «J’espère qu’il y aura une grande alliance entre créateurs de contenus et médias»

À tort ou à réseaux. Quand le monde de l’information rencontre celui de la création de contenus, est-ce pour le meilleur ou pour le pire ? La journaliste Victoire Tuaillon, le youtubeur Gaspard G. et le vidéaste Gaëtan Gabriele ont débattu de ce sujet à l’occasion de la soirée des cinq ans de Vert, à Paris. On rembobine.
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Journalisme et influence : des liaisons heureuses ? C’est la question à laquelle étaient invité·es à répondre les participant·es à la table ronde organisée lors de la soirée d’anniversaire de Vert, le 3 avril dernier à la Machine du Moulin Rouge, à Paris. Les débats étaient animés par Juliette Quef, présidente de Vert, et Loup Espargilière, rédacteur en chef.

De gauche à droite : Juliette Quef, Loup Espargilière, Gaspard G,Victoire Tuaillon et Gaëtan Gabriele. © Marie Rouge/Vert

Parmi les invité·es : la journaliste Victoire Tuaillon. On lui doit les podcasts Les couilles sur la table et Le cœur sur la table, produits par Binge audio. Et, depuis peu, une newsletter : Renverser la table. Le créateur de contenus Gaspard G a lancé la chaîne Youtube du même nom, qui compte plus d’1,2 million d’abonné·es, et où il décortique des sujets de politique et société. Il est aussi à la tête d’Intello, une agence qui met en lien des influenceur·ses avec des marques. Et Gaëtan Gabriele est créateur de contenus sur Instagram, où il réalise des vidéos sur l’écologie. Il est aussi le chief lol officer de Vert.

Loup Espargilière : Gaspard, comment te définis-tu ? Es-tu journaliste ou influenceur ?

Gaspard G : C’est la question à un million de dollars. Je n’aime pas trop le mot influenceur : il regroupe des personnes qui font des choses très différentes. J’essaye de proposer du contenu journalistique, mais je ne me définis pas comme journaliste. Je suis d’abord créateur de contenus et chef d’entreprise dans les médias. Mais je travaille avec des journalistes qui, eux, ont la carte de presse. Ça, c’est important pour moi. Après, l’étiquette, je m’amuse un peu avec. Je me définis plutôt comme un créateur de contenus d’informations.

Juliette Quef : Victoire, tu es journaliste et tu es très suivie sur Instagram : te considères-tu comme une influenceuse ?

Victoire Tuaillon : Ce n’est pas qu’une histoire de boutique ou d’étiquette. Il faut se mettre d’accord sur ce qu’est une information, comment on la produit, avec qui, dans quelles conditions, etc. Personnellement, je viens du journalisme et il y a une limite très claire : les journalistes ne sont pas censés faire de la réclame. Pour autant, j’ai travaillé chez Binge audio, un studio de podcasts, et l’essentiel de son modèle économique repose sur la publicité. Est-ce que ça a fait de moi une influenceuse ? Oui, pendant un certain temps, je l’ai été – puisque j’étais obligée de faire de la pub pour des produits. Et je pense que ça pose un problème par rapport aux obligations des journalistes.

Victoire Tuaillon. © Marie Rouge/Vert

Loup Espargilière : Gaëtan, tu es «chief lol officer» chez Vert, le premier de l’Histoire de France (rires). Et, à côté, tu es créateur de contenus. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Gaëtan Gabriele : Moi non plus, je n’aime pas trop le terme «influenceur» : ça renvoie à des personnes qui vivent à Dubaï et qui vendent de la crypto. Ce que je fais en tant que créateur de contenus, c’est en lien avec ma vie d’avant : j’étais community manager pour des plateaux télé, pour des ONG. Pour moi, c’était naturel d’utiliser les réseaux sociaux pour faire émerger des sujets dont on n’a pas l’habitude de parler. Je ne suis pas journaliste, mon travail c’est de prendre le boulot des journalistes et de le faire rayonner sur les réseaux sociaux. Et ça, c’est quelque chose qu’un influenceur ne ferait pas du tout.

Juliette Quef : Certaines personnalités – comme toi, Gaspard, ou les journalistes Salomé Saqué et Hugo Travers – génèrent plus d’interactions sur les réseaux sociaux que des médias traditionnels. C’est une bonne ou une mauvaise chose ?

Gaspard G : Il faut accompagner ces changements. C’est pour ça que je me suis engagé en devenant secrétaire général de l’Umicc, l’Union des métiers de l’influence et des créateurs de contenu. Je suis une sorte de délégué de classe, pour dialoguer avec les pouvoirs publics et encadrer les pratiques en matière d’influence. Je suis aussi favorable à ce que l’on accompagne financièrement la création numérique. Actuellement, 1,5 million d’euros sont reversés chaque année [par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), NDLR] pour la création numérique… C’est vraiment peu.

«Je défie les salariés de CNews de prendre la parole contre Vincent Bolloré à une heure de grande écoute.»

Du coup, nous sommes tributaires des annonceurs. Même si, personnellement, j’essaye de dépendre le moins possible du secteur privé. À ce jour, ma chaîne Youtube est financée par 50 annonceurs par an. Paradoxalement, avec ces 50 annonceurs, je me sens plus libre que si j’étais dépendant d’un seul gros actionnaire qui pourrait influer sur ma ligne éditoriale. Individuellement, chaque annonceur ne représente qu’une petite part de mon chiffre d’affaires. Si telle ou telle entreprise ne me plaît plus, je peux lui demander de partir.

Loup Espargilière : Tu fais régulièrement de la publicité pour des banques, est-ce que cela t’empêcherait de faire des vidéos sur des sujets liés à ce secteur ?

Gaspard G : Je ne travaille jamais avec un annonceur qui a un lien avec le sujet de ma vidéo. Maintenant, si je devais faire une vidéo critique d’un secteur dont j’ai fait la promotion, ça ne me dérangerait pas. Je pourrais le faire, puisque les annonceurs, individuellement, ne représentent qu’entre 1 et 2% de mon chiffre d’affaires.

En comparaison, je défie les salariés de CNews de prendre la parole contre Vincent Bolloré à une heure de grande écoute. Ça me semble plus compliqué.

Loup Espargilière : Victoire, est-ce que tu penses qu’on peut être journaliste et faire soi-même de la publicité ?

Victoire Tuaillon : Quand je le faisais, ça me rendait malade. Un jour, mon patron est venu me voir pour me dire qu’Airbnb proposait 100 000 euros pour une campagne de communication. Il m’a dit que j’étais libre d’accepter ou non. Et, effectivement, moi je ne voulais pas.

Airbnb, c’est de la merde : ils pourrissent nos centres-villes, ne payent pas d’impôts, ils nous volent. Mais, toutes les semaines, mon patron revenait me voir pour me dire qu’il y avait un gros chèque à la clé, que ce serait bien que j’accepte, pour sauver la boîte. Du coup, j’ai dit oui. C’était horrible pour moi de faire un truc pareil. Quand Airbnb file 100 000 balles à ton média, tu ne vas évidemment pas faire une grande enquête sur la façon dont cette entreprise pourrit les villes. Je pense que c’est un système de financement qui ne va pas.

Loup Espargilière : Gaëtan, comment choisis-tu les marques avec lesquelles tu collabores ?

Gaëtan Gabriele : D’abord, les marques me contactent ; ensuite, je m’informe sur ces marques. Je me renseigne sur ce qu’elles font, je vois si elles proposent de bonnes alternatives, de bonnes actions. Si c’est bon, alors j’accepte le partenariat et je demande d’avoir carte blanche. J’évite au maximum les briefs, les demandes précises des annonceurs, qui veulent que je reprenne leurs éléments de langage. C’est du copier-coller, je n’aime pas utiliser ma communauté pour ça. Donc je demande d’avoir carte blanche. Malgré ça, il m’arrive de faire des erreurs. Le truc que je regrette le plus, c’est ma collaboration avec la Banque postale.

Gaëtan Gabriele. © Marie Rouge/Vert

Je m’étais renseigné, c’est une banque qui s’est retirée des énergies fossiles et elle voulait qu’on parle de bilan carbone. Sauf que… elle a financé l’autoroute A69, sous forme de prêts. Et moi, j’étais hyper engagé contre ce projet.

Quand j’ai appris ça, j’ai demandé un rendez-vous avec l’équipe de la Banque postale. J’ai posé la question : «Est-ce que vous avez financé l’A69 ?». Réponse : oui. On s’est arrêté là, les vidéos qui ont été produites n’ont pas été postées. L’argent que j’avais reçu, je l’ai reversé à des associations anti-A69 : GNSA, La Voie est libre…

Juliette Quef : Gaspard, ton média porte ton nom, comment faire pour ne pas invisibiliser le travail de tes équipes ? N’est-ce pas risqué que tout le média repose sur ta personne ?

Gaspard G : Je paye des assurances dites «d’homme clé» – parce que mon entreprise repose sur mon image –, comme ça, si je décède subitement, les personnes avec qui je travaille auront encore au moins six mois de salaire. C’est la même chose pour plein d’artistes. Derrière un chanteur, par exemple, il y a tout une équipe avec un arrangeur, un compositeur, etc. Ces personnes peuvent parfois être invisibilisées.

La majorité de mes confrères ou consoeurs ne créditent pas du tout leur équipe. Ou alors, dans le générique de fin, il n’y a que les prénoms. Pour quelqu’un qui sera amené ensuite à chercher du boulot, c’est profondément malhonnête. Personnellement, j’essaye toujours d’expliquer qu’il y a une équipe derrière. C’est aussi gage de crédibilité de dire que je suis accompagné par des journalistes, un directeur artistique, une monteuse, etc.

Loup Espargilière : Victoire, est-ce que tu as l’impression que les influenceurs sont en train de remplacer les médias traditionnels ?

Victoire Tuaillon : À l’évidence, oui. Les études montrent que les jeunes gens s’informent de plus en plus avec des news influencers, des influenceurs de l’info. C’est critiquable, parce qu’ils ont souvent un positionnement politique qui n’est pas très clair. Contrairement aux médias traditionnels, qui ont une ligne éditoriale : par exemple, on sait quelles sont les valeurs d’un journal comme Libération.

«Est-ce que Hugo Clément fait encore du journalisme, malgré les placements de produits ? Je ne sais pas.»

En revanche, quelqu’un comme Hugo Décrypte, on ne sait pas. Mais la façon dont il traite ses infos semble montrer qu’il n’est pas très à gauche, ni très féministe, ni très anticapitaliste. Mais ce n’est pas ça le problème, le problème c’est qu’il ne clarifie pas sa position. Avec Hugo Clément, c’est le même souci. Après, est-ce qu’il sensibilise à l’écologie ? Certainement. Est-ce qu’il fait encore du journalisme, malgré les placements de produits ? Je ne sais pas.

Mais il y aussi de bonnes choses, notamment quand les influenceurs reprennent les informations des médias. Pendant la période des législatives de 2024, j’ai été très impressionnée ; les meilleurs contenus étaient faits par des influenceurs : Pourquoi il y a ces élections ? Comment s’inscrire sur les listes électorales ? Tout ce travail de pédagogie – que devraient faire les médias – les influenceurs ont été très forts pour le faire. Je pense à des gens comme Cht.am ou Blanche Sabbah, qui ont fait un super boulot d’analyse.

Juliette Quef : Gaspard, est-ce que les influenceurs ont un rôle à jouer dans la lutte contre la désinformation ?

Gaspard G : Oui, mais comment ? Je ne sais pas trop, je pense qu’il faut mettre plein de choses en place, notamment du financement public.

Gaspard G © Marie Rouge/Vert

Et puis, je trouve ça encourageant que des créateurs de contenus puissent être soutenus par de grandes rédactions. C’est quelque chose que l’on voit de plus en plus, des patrons de presse qui disent : «C’est intéressant ce que tu racontes, est-ce que tu veux le dire à l’antenne, avec nos moyens éditoriaux ?» C’est ce qu’a fait Hugo Décrypte avec France 2 ; moi-même j’ai pu devenir matinalier sur France inter.

«Détricoter une fausse information, ça prend trois minutes sur Internet. Mais, sur les plateaux télé, ils ne le feront pas.»

Et puis, je voulais revenir sur ce que disait Victoire sur Hugo Décrypte : il n’a jamais dit pour qui il vote, et je crois que c’est aussi pour ça que plein de jeunes s’informent par son biais. On peut trouver ça malhonnête mais, d’un autre côté, le journalisme a plusieurs teintes, du plus factuel au plus engagé. Moi je ne serai pas binaire, ni manichéen, je crois qu’Hugo Décrypte est très proche des faits. Il dit très peu de qui il est, en tant que citoyen. Là où d’autres – tout aussi passionnants – sont plutôt des éditorialistes. Je pense par exemple à Usul, sur Twitch.

Juliette Quef : Comment voyez-vous les relations entre l’influence et les médias, à l’avenir ?

Gaëtan Gabriele : Moi, si je fais ce boulot, c’est pour donner de l’information aux gens, parce que je pense que quelqu’un qui est bien informé est quelqu’un qui peut agir. Et, si il y a des gens qui doutent devant une info d’Hugo Décrypte, si ils se questionnent sur sa ligne éditoriale, eh bien il suffit qu’ils aillent chercher d’autres sources. Aujourd’hui, détricoter une fausse information, ça prend trois minutes sur Internet. Le problème c’est que, sur les plateaux télé, ils ne le feront pas. Et ça, c’est une chance pour nous, créateurs et créatrices de contenus. Donc allons-y !

Victoire Tuaillon : Je trouve ce sujet passionnant et on manque de lieux pour en discuter. Je me pose encore plein de questions, je n’ai aucune certitude, mais le fait que l’on dépende autant des réseaux sociaux m’interroge. Le fait qu’il y ait autant de médias entièrement dépendants des réseaux sociaux, ça pose question. Je me demande s’il n’y a pas un retour au format physique à faire, se remettre à placarder les nouvelles sur les murs des villes, par exemple.

Et je voudrais dire que le fait de savoir communiquer pour rendre l’information plus claire, ça demande de grandes compétences en termes de vulgarisation. J’ai beaucoup d’admiration pour ça. J’espère qu’il y aura une grande alliance entre créateurs-créatrices de contenus et médias.

Gaspard G : Influenceurs, journalistes, on est tous dans la même machine aujourd’hui : on est dépendants des algorithmes, qui sont américains ou chinois. Sur Tiktok, qui décide ? La plupart des médias vont éviter d’être trop critiques du régime chinois, ou sur le sujet des Ouïghours. Moi, dès que je poste une vidéo sur ce thème, mes contenus sont «mystérieusement» invisibilisés.

Sur Youtube, qui appartient à Google, j’ai le sentiment qu’ils n’ont pas encore prêté allégeance à Donald Trump. Mais ça reste à surveiller. Nous tous, producteurs de contenus, lecteurs et lectrices, nous devons être exigeants vis-à-vis de nos politiciens, pour demander davantage de souveraineté. L’enjeu, c’est de n’être dépendant d’aucune puissance étrangère, on voit bien à quel point ça peut faire mal à notre démocratie.

Un entretien édité par Antoine Poncet.

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