Entretien

Luttes écolos et féministes : «Les femmes sont les premières à trinquer, mais aussi les mieux placées pour penser les solutions»

Méthode à la joie. Blanche Sabbah est autrice de bande dessinée, militante féministe et écologiste. Dans ses BD et sur son compte Instagram, elle déconstruit les mécanismes patriarcaux. À la veille de la manifestation pour la journée internationale des droits des femmes ce 8 mars, Vert l’a rencontrée.
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Vous êtes à la fois militante pour le climat et féministe, comment faites-vous pour lutter sur plusieurs fronts à la fois ?

J’essaye de lier les deux au maximum. Face à l’impression de ne pas pouvoir mener tous les combats de front, il suffit de se rendre compte des liens qui existent entre les différentes causes de nos problèmes (le patriarcat, la crise écologique…) pour réaliser qu’ils ont souvent les mêmes solutions.

Ça a quelque chose de rassurant de pouvoir mettre les énergies des différents collectifs en commun. En termes de mobilisation, on partage le réseau, l’argent, les lieux de réunion… donc pour moi la convergence des luttes n’est pas épuisante, au contraire elle permet de créer de l’abondance.

Lier écologie et féminisme ce n’est pas dire que les femmes portent en elles la clé du sauvetage du monde juste parce que ce sont des femmes. C’est s’appuyer sur leur expérience sociale minorisée et sur des pensées féministes qui ont été construites pendant des siècles, pour réfléchir à des solutions.

Blanche Sabbah, à Paris, le 6 mars 2025. © Margot Desmons/Vert

Quand une crise majeure survient – qu’elle soit sanitaire, écologique ou autre – les premières à en pâtir sont les femmes et les minorités de genre ; et, parmi ces groupes-là, les plus précaires. Les droits des femmes sont souvent les premiers verrous qui sautent. Nous le voyons avec le recul du droit à l’avortement aux États-Unis ou quand Emmanuel Macron parle de réarmement démographique.

«Écouter la parole des femmes et des enfants, c’est penser des sociétés moins violentes et plus inclusives.»

Les femmes et les minorités de genre, par leur position à la marge de la société, ont souvent une manière de penser les systèmes politiques ou écologiques plus viable et plus efficace que les hommes, qui sont aux manettes du monde. Nous sommes les premières à trinquer, mais nous sommes aussi les mieux placées pour penser ensemble des solutions. Parmi celles-ci : sortir de la compétition à tout prix, organiser la mise en commun des ressources, envisager une famille différente de celle hétéropatriarcale qui reproduit des violences.

Les pensées queer [théories qui remettent en cause les catégories conventionnelles de genre et d’orientation sexuelle, NDLR] réinventent la composition familiale et la disposition de la ville où les espaces ont été pensés pour des hommes célibataires et valides. Écouter la parole des femmes et des enfants, c’est penser des sociétés moins violentes et plus inclusives.

Quel est l’impact de la montée de l’extrême droite sur la lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre ?

Dans ce contexte, faire du féminisme une forme d’antifascisme doit être l’une de nos priorités. Nous voyons que les idées virilistes gagnent en importance dans toutes les sphères du pouvoir et dans les sphères culturelles. Je pense aux reculs sur les droits des femmes aux États-Unis, à l’ingérence américaine dans diverses élections européennes, mais aussi à ce qui se passe dans la tête des jeunes garçons. Le Haut Conseil à l’égalité a révélé dans une enquête de 2024 que si les idées féministes sont constantes chez les femmes et les filles, les hommes sont au contraire de plus en plus masculinistes.

Lorsque l’extrême droite instrumentalise le féminisme, nous pouvons y répondre en pointant son absence sur des sujets qui secouent la société. Les participantes de Nemesis [groupe d’action d’extrême droite identitaire qui se dit féministe, NDLR] ont beau jeu de sortir leur logorrhée raciste, elles n’étaient pas présentes au procès de Gisèle Pélicot, ni à celui de Depardieu, ni pour Adèle Haenel [de récents procès en lien avec des violences sexistes et sexuelles, NDLR]. Elles ne font qu’instrumentaliser des actualités à des fins nationalistes.

Blanche Sabbah. © Margot Desmons/Vert

Il faut rappeler que le Rassemblement national (RN) s’est positionné contre la taxe Zucman [qui veut instaurer un impôt de 2% sur le patrimoine des ultra-riches, NDLR] et contre l’interdiction des polluants éternels (notre article) à l’Assemblée nationale. Or, les sujets de santé publique sont intrinsèquement féministes, comme ceux de justice fiscale. L’extrême droite ne peut pas être féministe.

Vous dites souvent que militer permet de garder espoir, est-ce que c’est encore vrai dans le contexte politique actuel ?

Nous avons plus que jamais besoin de joie militante. Nous sommes à un tournant où nous ne pouvons plus nier que la joie est politique. C’est stratégique : plus les hommes au pouvoir poussent vers la dystopie, plus on se rend compte à quel point nos espoirs collectifs sont puissants. C’est tout sauf naïf de revendiquer de la joie militante.

Je trouve que le cynisme est une forme de snobisme. Dire : «Oh mais de toute façon, à quoi bon ?», c’est une manière de faire étalage de son privilège. Quand on n’a pas le choix, on ne se demande pas «À quoi bon ?».

Le projet de société de l’extrême droite est horrible mais les gens sont tentés de voter pour elle parce qu’elle a investi des discours alléchants : la bonne chère, le bon vin, être bon vivant, la méritocratie qui fonctionne…. c’est hyper motivant comme discours.

«On peut rendre nos manifestations joyeuses tout en scandant des slogans qui ne sont pas inoffensifs.»

En distordant leur réalité dégueulasse, ils arrivent à donner aux gens envie d’un monde qui est tout sauf désirable. Donc il faut que nous réinvestissions le joyeux. Les écologistes et féministes ont de quoi promouvoir une société où tout le monde pourrait manger à sa faim ; où l’on aurait des sols qui ne sont pas empoisonnés, de l’eau qui n’est pas pleine de polluants éternels, des enfants qui grandissent sans maladies chroniques ; où les femmes n’auraient pas un cancer du sein à 30 ans…

Nous avons envie de vivre dans un monde où nous ne serions pas empoisonnés au glyphosate ou aux PFAS [ces polluants très persistants dans l’environnement et le corps humain, NDLR]. Côté féministe, jouir sans entrave c’est hyper alléchant aussi ! Les idées féministes gagneraient à être mieux diffusées : quand on te dit que tu pourrais ne pas souffrir de ta contraception, que ça pourrait ne plus te coûter aussi cher, que tu pourrais avoir des orgasmes comme tout le monde et qu’en réalité la cartographie du plaisir est infinie… c’est désirable. On peut rendre nos manifestations joyeuses tout en scandant des slogans qui ne sont pas inoffensifs.

Alors que la lutte contre l’antisémitisme fait partie de vos combats, que pensez-vous de sa prise en compte par les mouvements écologistes et féministes ?

Il y a certains sujets qui ne sont pas suffisamment investis dans nos milieux politiques : l’antisémitisme en est un. Pourtant, les juifs et juives alertent sur cette question depuis longtemps. On ne nous a pas écoutés… jusqu’à ce que la lutte contre l’antisémitisme vienne au coeur des débat pendant les législatives de juin dernier. C’était horrible, parce que cette lutte a été instrumentalisée de tous les côtés. Il y avait des collabos qui se présentaient comme les défenseurs des juifs : c’était absolument insupportable. Et, à gauche, il n’y avait pas une bonne ligne de défense, nous n’étions pas du tout irréprochables.

L’un des enjeux de l’antifascisme est aussi de réinvestir la lutte contre l’antisémitisme en étant de bonne foi et en admettant qu’il y a des écueils à gauche et dans les milieux féministes. Il faut absolument écouter la voix de cette minorité juive. Et il existe des mouvements féministes et queer – pas seulement juifs de gauche – comme ORAAJ [un collectif antiraciste et antipatriarcale en mixité juive, femme et trans, NDLR], qui tiennent une ligne de crête salutaire.

Vous n’êtes pas seulement militante, mais aussi autrice et illustratrice. Pourquoi avoir choisi la BD comme mode d’expression ?

C’est un support qui est très accessible et qui se prête bien aux enjeux de vulgarisation. Il est lui même politique parce que il a dû batailler pour avoir ses lettres de noblesse. Il est aussi très proche de la caricature de presse. Je fais passer beaucoup de messages par l’humour, je trouve que c’est efficace et que ça fait du bien de rire tout en se documentant.

Blanche Sabbah dans les locaux de Vert. © Margot Desmons/Vert

La BD permet une diffusion qui traverse les classes sociales, tout le monde en lit. On peut reprendre du contenu universitaire et le faire sortir du sérail dans lequel il est confiné. Je démocratise des concepts féministes aussi sur mon compte Instagram, Lanuitremueparis, qui ne sera jamais payant.

«Se penser comme l’héroïne d’une histoire permet de s’émanciper dans des aspects de la vie réelle.»

Dans mes BD, le contenu est différent. Mythes et meufs, en passant par la pop culture, parle de références que les gens ont pour mieux expliquer d’où elles viennent. L’idée est de réinvestir les histoires, les contes de fées… et d’appeler les femmes et les personnes minorisées à réinvestir cette histoire. Il y a un grand enjeu à interroger la culture dont nous sommes les héritiers et héritières et de se façonner une culture à nous.

La fiction a une très grosse incidence sur la réalité et vice versa. Pouvoir s’autoriser à se penser autrice, à se penser comme celle qui tient le stylo, qui raconte, qui est l’héroïne de l’histoire… ça permet de s’émanciper dans des aspects de la vie réelle.

Dans Mythe et Meufs 2, je fais bien le lien entre l’écologie et le féminisme. J’y parle de Poison Ivy [personnage de fiction capable de commander les plantes, connue pour être l’ennemie de Batman, NDLR]. Je dresse aussi le portait d’Ellie, du jeu vidéo The Last of Us, une dystopie de zombies où la nature a repris ses droits. Et surtout j’y raconte la mobilisation contre les mégabassines à Saint-Soline pour montrer que les luttes pour les territoires et celles pour les corps sont complètement imbriquées.

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