Analyse

Urgence climatique, responsabilités journalistiques

C'est chaud. A l’heure où certains médias s’interrogent sur leurs responsabilités dans la création du « phénomène » Zemmour, la profession se questionne également sur son traitement des informations liées à l’urgence climatique.
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Com­ment mieux se for­mer ? Com­ment racon­ter le cli­mat aux enfants ? Doit-on par­ler de « réchauf­fe­ment » ou de « crise » cli­ma­tique ? Ces ques­tions ont ani­mé l’édi­tion 2021 des Assis­es du jour­nal­isme, vaste raout qui s’est tenu à Tours (Indre-et-Loire) à la fin sep­tem­bre. Ses nom­breuses con­férences, tables-ron­des et débats, en ont fait le théâtre d’une grande intro­spec­tion sur l’in­for­ma­tion à l’heure du boule­verse­ment du cli­mat.

Selon un sondage com­mandé à l’in­sti­tut Viavoice pour l’événe­ment, 53% des Français·es esti­ment que les médias « n’accordent pas assez de place » aux sujets liés au cli­mat. Sur ce point, l’étude réal­isée par l’association Reporters d’espoirs en juil­let 2020 et celle de La revue des médias de l’INA en novem­bre de la même année font le même con­stat : l’environnement gagne, bon an mal an, du ter­rain.

En vingt ans, deux fois plus de sujets et trois fois plus de temps d’antenne ont été con­sacrés à ces thèmes dans les jour­naux télévisés, détaille La revue des médias. La présence du cli­mat à la radio a aus­si net­te­ment pro­gressé à par­tir de 2018, par­ti­c­ulière­ment sur les ondes de France inter, Europe 1 et RTL. Les radios privées restent toute­fois très loin der­rière Radio France. A titre d’ex­em­ple, en 2019–2020, RMC n’avait tou­jours aucun pro­gramme dédié au cli­mat, et le jour­nal mati­nal de 8 heures y a con­sacré zéro minute en novem­bre 2019.

Dans les prin­ci­paux titres de presse quo­ti­di­enne nationale, la ten­dance est aus­si à la hausse : la part des arti­cles sur le cli­mat est passée de 0,57% à 3,8% entre 2010 et 2019. Le jour­nal Le Monde est en tête avec 5% de sa pro­duc­tion édi­to­ri­ale con­sacrée à cette thé­ma­tique.

Si l’évo­lu­tion de la part des sujets liés au cli­mat est nette dans la presse quo­ti­di­enne nationale (PQN), elle reste très mod­este dans la presse quo­ti­di­enne régionale (PQR) © Reporters d’e­spoir

Mais la bataille est loin d’être gag­née. La cou­ver­ture de la sor­tie de la par­tie sci­en­tifique du six­ième rap­port du Giec en août dernier (Vert) a certes été plus ample que pour celui paru en 2018, a analysé la Fon­da­tion Descartes. Toute­fois, cet événe­ment a été large­ment sup­plan­té par d’autres actu­al­ités : l’arrivée du foot­balleur Lionel Mes­si au PSG (cinq fois plus d’ar­ti­cles con­sacrés que le rap­port du Giec), l’extension du pass san­i­taire et les incendies en France, en Grèce et en Algérie. 

La « las­si­tude de l’apoc­a­lypse » face au traite­ment cat­a­strophiste de l’é­colo­gie

Des incendies ? Seuls 8% des arti­cles de presse du mois d’août ont fait le lien entre la mul­ti­pli­ca­tion des feux et la crise cli­ma­tique. Dans un récent arti­cle, le jour­nal­iste de Téléra­ma Samuel Gon­tier met­tait le doigt sur la décor­réla­tion entre les sujets au cœur d’un même jour­nal télévisé. Le 15 sep­tem­bre, après un reportage sur les inon­da­tions dans le Gard, le JT de France 2 applaud­is­sait la con­struc­tion effrénée de lotisse­ments près de Bor­deaux avec ce com­men­taire ent­hou­si­aste : « le secteur du bâti­ment est repar­ti avec la reprise ». Aucun lien n’a été fait par la présen­ta­trice, Anne-Sophie Lapix, entre les deux phénomènes. Pour­tant, l’artificialisation des sols aggrave les con­séquences des inon­da­tions. Son jour­nal fera égale­ment l’éloge des voy­ages spa­ti­aux d’Elon Musk, omet­tant de par­ler de la débauche de CO2 émis par cette lubie.

Dans les années 2010, les grands médias s’in­téressent surtout au cli­mat lors d’événe­ments, comme la COP21 organ­isée à Paris en 2015, la démis­sion de Nico­las Hulot et la sor­tie du rap­port spé­cial du Giec en 2018. Une ten­dance qui amorce un tour­nant avec les grèves sco­laires de 2019 menées par la lycéenne sué­doise Gre­ta Thun­berg et les march­es pour le cli­mat à tra­vers le monde, qui ont imposé une écri­t­ure plus régulière sur ce thème.

Le nom­bre d’ar­ti­cles par jour pub­liés dans la presse écrite et web des­sine des pics très nets lors des “grands événe­ments” cli­ma­tiques © Reporters d’e­spoir

Inon­da­tions, mégafeux, dis­pari­tion dra­ma­tique des ours polaires… plutôt que d’user de péd­a­gogie sci­en­tifique, l’en­vi­ron­nement est encore trop sou­vent traité sous l’angle « cat­a­strophiste » et de manière « anx­iogène », juge un tiers des répondant·e·s du sondage com­mandé par les Assis­es. Cela n’est pas sans con­séquence. Pour le chercheur norvégien en psy­cholo­gie organ­i­sa­tion­nelle Per Espen Stok­nes, la « las­si­tude de l’apocalypse » est l’un des cinq freins à la prise de con­science de l’urgence cli­ma­tique. Dans une con­férence Ted, il sou­tient notam­ment que les com­mu­ni­ca­tions alarmistes des médias paral­y­sent les citoyen·ne·s et créent du déni. Les sondé·e·s des Assis­es récla­ment une infor­ma­tion plus con­struc­tive et por­teuse de solu­tions. Ce que Vert, par­mi d’autres, tente d’ap­porter au débat avec la « bonne idée » con­tenue dans chaque édi­tion quo­ti­di­enne. Et que por­tent les pro­mo­teurs du jour­nal­isme de solu­tions, comme Reporters d’E­spoir ou le réseau Solu­tion jour­nal­ism net­work.

Des jour­nal­istes peu ou pas for­més

Si les jour­nal­istes grand pub­lic racon­tent si mal la crise cli­ma­tique, c’est sans doute aus­si qu’elles et ils sont mal formé·e·s. C’est du moins l’avis d’Emi­ly Atkin, rédac­trice de la newslet­ter spé­cial­isée Heat­ed. Invitée par la chaîne d’information CNN, celle-ci s’é­tonne : « Les jour­nal­istes qui ne com­pren­nent pas encore les bases sci­en­tifiques de la pandémie de Covid-19 n’ont plus aucune excuse. Pourquoi ce n’est pas la même chose pour le change­ment cli­ma­tique ? » Chaque jour­nal­iste digne de ce nom devrait avoir lu les 50 pages du résumé pour les décideurs de la par­tie 1 du dernier rap­port du Giec, syn­thèse par­faite de l’é­tat des con­nais­sances sur les mécan­ismes et les don­nées sur le cli­mat. A Tours, des jour­nal­istes pro­po­saient à leurs con­frères et con­sœurs de réalis­er la Fresque du cli­mat : un jeu pour tout com­pren­dre aux racines et aux mécan­ismes de la crise cli­ma­tique en trois heures.

Aux Assis­es, l’an­i­ma­trice d’un débat sur le thème « Con­juguer fin du mois et fin du monde » demande à Patrick Cohen si la deux­ième audi­ence de l’« Affaire du siè­cle » qui se tenait le même jour, aurait pu fig­ur­er dans l’une de ses émis­sions mati­nales. Le célèbre jour­nal­iste de radio et chroniqueur de télévi­sion hésite, puis répond qu’il est « réti­cent à évo­quer des infor­ma­tions pure­ment mil­i­tantes ». Avant de revenir sur sa posi­tion lorsque notre jour­nal­iste, Loup Espargilière, lui rap­pelle l’ampleur de la mobil­i­sa­tion (une péti­tion signée par 2,3 mil­lions de per­son­nes) et le car­ac­tère inédit de ce recours en jus­tice qui a per­mis la con­damna­tion de l’Etat pour son inac­tion cli­ma­tique. Si cette scène peut sem­bler anec­do­tique, elle témoigne en réal­ité de la dif­fi­culté pour ces sujets cru­ci­aux de se fray­er un chemin à tra­vers les grands jour­naux.

© Vert

Dans une chronique parue hier, le rédac­teur en chef d’Arrêt sur images et ancien du Monde et de France 5, Daniel Schnei­der­mann, fait lui aus­si son mea cul­pa : « Je ne vous aurais pas par­lé non plus du sujet, j’avoue, si [Patrick] Cohen ne s’é­tait pas fait gen­ti­ment piéger. Il me faut cet inci­dent, ce cail­lou, ce grain de sable […]. Ain­si se promè­nent nos atten­tions flot­tantes, et ultra-sol­lic­itées.»