Analyse

Traité sur la charte de l’énergie : le texte qui condamne la lutte contre le changement climatique

La colère gronde contre le Traité sur la charte de l’énergie (TCE), qui permet aux compagnies fossiles d’attaquer en justice des États qui adoptent des mesures climatiques contraires à leurs intérêts économiques, alors que débute un quinzième cycle de discussions pour tenter de réformer le texte ce jeudi.
  • Par

Le traité de tous les noms. Le TCE est mis sur pied en 1994 dans un con­texte d’après-guerre froide — il sera rat­i­fié par la France en 1999. À l’époque, les quelque cinquante États sig­nataires (dont les mem­bres de l’Union européenne, la Russie, plusieurs pays d’Asie cen­trale ou le Japon) souhait­ent favoris­er l’implantation de leurs entre­pris­es énergé­tiques à l’étranger, mais craig­nent l’instabilité géopoli­tique. Ils instau­rent alors ce texte qui pro­tège et « assure » les investisse­ments des com­pag­nies pétrogaz­ières. Con­crète­ment, le traité laisse la pos­si­bil­ité aux multi­na­tionales de l’énergie de porter plainte con­tre les États qui met­traient leur rentabil­ité et leur péren­nité en péril, et ain­si d’exiger des dédom­mage­ments poten­tielle­ment colos­saux.

Hélas, ce qui per­me­t­tait dans les années 1990 de ras­sur­er les com­pag­nies énergé­tiques est devenu un fac­teur blo­quant de l’action cli­ma­tique inter­na­tionale. Nom­bre de nations craig­nent de porter des mesures ambitieuses sur la sor­tie des éner­gies fos­siles en rai­son de la pos­si­bil­ité d’être attaqué et délesté de plusieurs mil­liards d’euros.

L’entreprise alle­mande Uniper réclame un mil­liard d’euros à l’État néer­landais pour avoir annon­cé la fer­me­ture for­cée des cen­trales au char­bon à hori­zon 2030. Ici, une cen­trale Uniper aux Pays-Bas. © Roel Wij­nants

« À ce jour, on a iden­ti­fié 150 cas pour lesquels le mon­tant des com­pen­sa­tions demandées s’élève à 115 mil­liards d’euros, celui des com­pen­sa­tions accordées à 42,8 mil­liards d’euros », détaille au Monde Yam­i­na Saheb, experte des poli­tiques énergé­tiques et co-autrice du troisième volet du rap­port du Giec (Groupe d’experts inter­gou­verne­men­tal sur l’évolution du cli­mat — notre syn­thèse). Pour cette dernière, il s’agit de la plus grande men­ace qui pèse sur l’Accord de Paris — qui vise à con­tenir le réchauf­fe­ment bien en dessous de +2°C par rap­port à l’ère préin­dus­trielle, voire à +1,5°C. Dans son dernier rap­port (en anglais), le Giec men­tionne explicite­ment le TCE comme un frein « des­tiné à pro­téger les intérêts des investis­seurs […] pour blo­quer les lég­is­la­tions nationales ».

Jeu­di et ven­dre­di, les pays sig­nataires du Traité sur la charte de l’énergie (TCE) et la Com­mis­sion européenne se réu­nis­sent à Brux­elles pour explor­er les manières de réformer ce texte très con­tro­ver­sé. Au même moment, de nom­breuses voix s’élèvent pour réformer le traité en pro­fondeur, et notam­ment inter­dire qu’il puisse s’appliquer aux nou­veaux investisse­ments dans les fos­siles — gaz, pét­role ou char­bon. Mais les négo­ci­a­tions pati­nent et les pays peinent à s’accorder. Cer­tains envis­agent de quit­ter le traité, comme l’ont fait la Russie en 2009 ou l’Italie en 2015. Mais, dans tous les cas, une clause prévoit que les engage­ments des pays mem­bres s’appliquent encore vingt ans après une éventuelle sor­tie.

En par­al­lèle, la mobil­i­sa­tion s’organise pour médi­a­tis­er ce traité encore peu con­nu. Mar­di, cinq jeunes européen·es ont porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) con­tre douze des États sig­nataires du TCE — dont la France. Les plaignant·es deman­dent aux pays mem­bres de quit­ter le traité ou de le réformer en pro­fondeur, de sorte à répon­dre à l’urgence cli­ma­tique et à pou­voir, par con­séquent, choisir de sor­tir des éner­gies fos­siles sans que cela n’entraîne de con­damna­tion finan­cière.

Ce même jour, plus de 80 sci­en­tifiques expert·es du cli­mat ont appelé les dirigeant·es européen·nes à sor­tir du Traité sur la charte de l’énergie (TCE). Elles et ils men­tion­nent qu’il existe un con­sen­sus sci­en­tifique en défaveur de ce traité, et rap­pel­lent que même sa ver­sion «mod­ernisée» (voir plus haut) ne laisse que deux choix: con­tin­uer à exploiter les com­bustibles fos­siles ou pay­er des indem­nités exor­bi­tantes. « En 2022, on ne peut pas se per­me­t­tre de con­tin­uer à laiss­er des out­ils juridiques aus­si dan­gereux dans les mains des com­pag­nies pétrogaz­ières », estime l’activiste Camille Éti­enne dans un long fil péd­a­gogique sur Twit­ter. Ses opposants réus­siront-ils à abat­tre cette charte ?