Le patrimoine de Bernard, riche contribuable français, s’élève à 2,25 millions d’euros. Or, l’argent que possède Bernard ne dort pas : son épargne et ses actions servent à financer des activités polluantes. En 2018, Oxfam et les Amis de la Terre ont calculé que les activités de la BNP Paribas étaient responsables de l’émission de 782 millions de tonnes de CO2. Posséder 1 000 euros d’actions à la BNP Paribas correspondrait ainsi à émettre 16 tonnes de CO2.
Avant qu’Emmanuel Macron ne supprime l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune) en 2017, Bernard était redevable, à ce titre, de 9 150 euros à l’État chaque année. Si l’on rétablissait l’impôt sur la fortune et que l’on y ajoutait le coût de l’empreinte carbone de son patrimoine, Bernard pourrait devoir s’acquitter d’une somme deux fois supérieure. C’est ce qu’on appelle l’ISF climatique.
C’est en 2020 que Greenpeace a fait entrer cette mesure dans le débat public. Dans un rapport intitulé « L’argent sale du capital : pour l’instauration d’un ISF climatique », l’ONG propose de rétablir l’ISF et de l’indexer sur l’empreinte carbone des patrimoines taxés. Clément Sénéchal, porte-parole climat de Greenpeace, se remémore auprès de Vert la genèse de cette initiative. « On a pris conscience du fait que la taxe carbone – soit notre instrument climatique principal et le seul levier efficace pour avoir un effet sur les émissions de CO2 – pesait plus lourdement sur les ménages populaires », explique-t-il. C’est l’augmentation de la fiscalité sur les carburants au nom de la lutte contre le changement climatique qui avait mis le feu aux poudres des Gilets jaunes.
Pour les plus modestes, la sentence est double : les ménages les plus financièrement pénalisé·es par la fiscalité verte sont aussi les moins responsables des émissions de gaz à effet de serre (GES). Selon le rapport 2022 du Laboratoire sur les inégalités mondiales, 17% des émissions mondiales sont imputables aux 1% les plus riches. Et l’empreinte carbone du patrimoine des 1% des ménages français les plus favorisés est environ 66 fois supérieure à celle des 10% les plus pauvres, d’après les calculs du cabinet Carbone 4 et de Greenpeace.
L’idée de départ est donc simple : personnaliser l’effort à la transition écologique selon les moyens et la contribution aux émissions de GES. Dans la « version Greenpeace » de l’ISF climatique, on calcule l’empreinte carbone d’un patrimoine à partir des émissions moyennes de chaque type de titre financier (actions, obligations, assurances vie). Puis, on multiplie le total par le prix de la tonne de carbone. En France, ce dernier est fixé par l’État à 44,6 euros/tCO2eq (tonnes équivalent-CO2, un outil de calcul notamment utilisé par le Giec). Il est gelé depuis le mouvement des Gilets jaunes (Connaissance des énergies). Ce montant représente le volet climatique de l’ISF, auquel on ajoute la taxation de base liée au patrimoine. Et comme dans sa version supprimée en 2017 par Emmanuel Macron, le seuil à partir duquel un capital est taxé est de 1,3 millions d’euros.
À chaque parti sa propre recette
Trois candidat·es à l’Elysée portent cette mesure : Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon. Et chacun·e y va de sa petite recette. Pour la première, l’« ISF Climat et biodiversité » correspond davantage à un changement de nom qu’à un nouvel impôt. Pas d’indexation climatique sur la taxation du patrimoine pour la candidate socialiste, qui expliquait à France Inter, en janvier, ne pas « voul[oir] rentrer dans un système compliqué ». « On rétablit l’ISF tel qu’il était, mais il sera fléché exclusivement vers des projets climat », précise à Vert Françoise Pams, membre de l’équipe de campagne de la candidate. Le programme d’Anne Hidalgo indique que les placements liés aux énergies fossiles seront surtaxés, sans plus de détails, et que la mesure rapportera 5 milliards d’euros.
Yannick Jadot prévoit de taxer le patrimoine financier et immobilier. Cela passera par l’instauration d’un « score carbone ». Ce label déterminera si un actif financier contribue à la transition écologique, la freine ou se révèle climatiquement neutre. Enfin, les biens immobiliers seront taxés selon leur performance énergétique. Ces deux éléments aboutiront à un bonus ou un malus qui sera déduit ou ajouté à l’imposition du patrimoine. Le candidat écologiste estime que la mesure rapportera 15 milliards d’euros chaque année. Yannick Jadot ne souhaite imposer les patrimoines qu’à partir de 2 millions d’euros. Un choix justifié par l’élargissement des biens imposables aux biens professionnels (par exemple, les véhicules de fonction). « Ce seuil n’a pas été choisi au hasard, souligne à Vert François Thomazeau, rédacteur du projet EELV sur les sujets économiques et fiscaux, car nous souhaitions cibler vraiment les 1% des plus hauts patrimoines français. »
Du côté de Jean-Luc Mélenchon, l’ISF climatique ressemblera à un impôt sur la fortune à partir de 400 000 euros de patrimoine, auquel sera ajouté un volet climatique. Ce dernier prendra la forme d’un coefficient selon la nature plus ou moins polluante du patrimoine. Concrètement, le candidat de La France Insoumise envisage de s’appuyer sur une liste similaire à la taxonomie européenne, qui définit les champs d’activité qui atténuent le changement climatique. Le niveau de taxation dépendra de la proportion de ces activités « bénéfiques » dans le patrimoine. « Si un portefeuille d’actifs est composé à 100% d’activités atténuant le changement climatique, la personne qui le détient n’aura rien à débourser dans le volet climatique de son ISF », explique à Vert Hadrien Toucel, co-rédacteur du programme de Jean-Luc Mélenchon. Les recettes sont estimées à huit milliards d’euros.
Une mesure encore controversée
Clément Sénéchal est ravi que plusieurs candidat·es se soient emparé·es de la proposition de Greenpeace, banalisant l’idée que l’on peut – et doit – intégrer la question climatique au sein de la fiscalité, deux champs qui sont longtemps restés distincts. « Et puis cela montre qu’un accord émerge sur le fond, que le programme et les outils de la transition écologique commencent à être consensuels à travers la gauche », se réjouit le porte-parole de l’ONG.
Dans un entretien accordé à Vert, l’économiste et auteur principal du World Inequality Report 2022, Lucas Chancel, vante l’intérêt d’une telle mesure. « Cet ISF prend en compte deux choses : la grosse inégalité des patrimoines et le fait que certains investisseurs n’ont aucune incitation à choisir un secteur vert plutôt qu’un autre, plus carboné. […] La taxe est là pour encourager à désinvestir massivement et rapidement », argumente-t-il.
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Économiste spécialisé dans la fiscalité carbone à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Paul Malliet n’est pas aussi optimiste. Il évoque une technicité « difficile à résoudre » pour associer précisément les émissions de CO2 à la constitution d’un patrimoine. Une difficulté partagée par l’équipe de campagne de Yannick Jadot, qui reconnaît quelques imprécisions dans le classement des actifs. Par exemple, un·e contribuable qui détient des titres dans une banque qui investit dans des hydrocarbures finance indirectement les énergies fossiles. Pourtant, par cet intermédiaire, « on risque de perdre la notion d’activité pénalisante au début, admet François Thomazeau, il y a tout un tas d’actifs financiers qu’on ne sera pas immédiatement capables de catégoriser, mais cela s’affinera avec le temps ».
Mais l’économiste de l’OFCE est aussi sceptique sur les résultats espérés d’une telle mesure. Le risque de fuite des recettes via l’exil fiscal, souvent évoqué par les détracteur·ses de l’ISF, lui paraît minime. En revanche, il craint que des intermédiaires financiers basés à l’étranger et qui ne seraient pas soumis à l’ISF puissent court-circuiter la mesure. Avec, au final, d’autres acteurs qui reprendraient les activités polluantes délaissées par les Français·es. « Ça verdirait sûrement le bilan français mais avec un jeu à somme quasi nulle au niveau des émissions mondiales », juge-t-il auprès de Vert.
Justice sociale et justice climatique, même combat
« Il y aura toujours des stratégies de contournement, tout comme il y en a déjà des tas aujourd’hui. On ne peut pas s’abriter derrière ce faux problème pour disqualifier de nouvelles politiques publiques », balaye Clément Sénéchal. Avant de concéder que l’intérêt de l’ISF climatique est avant tout symbolique : « C’est une question d’acceptabilité sociale. On a besoin de renforcer la cohésion sociale pour mener à bien les efforts de sobriété et de solidarité qui nous seront imposés par la crise climatique. Ça ne marchera que si tout le monde partage l’idée que les efforts sont justement répartis ».
Si les modalités de chaque ISF climatique sont différentes, l’objectif est partagé par les candidat·es qui le proposent : rapprocher justice sociale et justice climatique. « Tout comme les gens doivent faire le tri dans leurs poubelles pour aider la planète, résume Hadrien Toucel, ils sont responsables de le faire dans leurs actifs ».
Cet article fait partie du contre-programme présidentiel de Vert : une sélection de mesures politiques que nous voudrions voir figurer dans l’ensemble des programmes, de gauche comme de droite. Celles-ci ont en commun de pouvoir être rapidement mises en œuvre, d’avoir un fort potentiel de réduction des émissions de gaz à effet de serre, d’être socialement justes et de préparer le terrain aux changements d’ampleur qu’exige la crise climatique. Retrouvez le contre-programme en cliquant ici.
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