Entretien

Lucas Chancel : « Il y a une radicalité extrême dans le fait de continuer à soutenir des entreprises polluantes »

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Lucas Chan­cel est écon­o­miste et codi­recteur — aux côtés de Thomas Piket­ty — du Lab­o­ra­toire sur les iné­gal­ités mon­di­ales, qui vient de pub­li­er son toni­tru­ant nou­veau rap­port mon­trant le rôle dis­pro­por­tion­né des plus rich­es dans la crise cli­ma­tique. Dans un entre­tien à Vert, il prône la tax­a­tion mas­sive des investisse­ments les plus pol­lu­ants pour réduire les iné­gal­ités de toute urgence et dimin­uer nos émis­sions de gaz à effet de serre.

En quoi le changement climatique est-il « largement une question d’inégalités » comme vous l’avez récemment avancé ?

Les effets du change­ment cli­ma­tique touchent les pays pau­vres en pre­mier. Le Bangladesh est con­fron­té à la mon­tée des eaux et cer­tains petits pays insu­laires vont même dis­paraître. Il y a aus­si de grandes iné­gal­ités à l’intérieur des pays, même des pays rich­es. Les pop­u­la­tions les plus vul­nérables ont plus de mal à se recon­stru­ire lorsqu’un choc vient heurter leurs con­di­tions de vie. On l’avait vu dès 2005 au moment de l’ouragan Kat­ri­na [qui a tué près plus de 1 800 habitant·es du Sud-est des Etats-Unis — Ndlr]. Et plus récem­ment lors des inon­da­tions dans le nord de l’Europe ou des feux de forêt aux Etats-Unis. Si vous n’avez rien sur votre compte ban­caire, et que l’assurance arrive au bout d’un ou deux ans, vous n’allez pas pou­voir recon­stru­ire votre mai­son ; vous avez plus de mal à retrou­ver un emploi. Il y a une iné­gal­ité de vul­néra­bil­ité face au choc, ce qu’on appelle la résilience.

Il y a aus­si une iné­gal­ité de pol­lu­tion : les plus aisés con­tribuent davan­tage à la pol­lu­tion que les plus pau­vres. C’est vrai au niveau des pays : les Etats-Unis pol­lu­ent plus que le Brésil. C’est aus­si le cas à l’intérieur des pays : il y a des petits émet­teurs aux Etats-Unis et de très gros émet­teurs au Brésil. On prend peu en compte cette iné­gal­ité dans la ges­tion du prob­lème cli­ma­tique. En France, la taxe car­bone était la même pour tout le monde alors qu’elle pèse sur le bud­get des ménages les plus pau­vres dès lors qu’ils n’ont pas d’alternative à l’utilisation de la voiture. Ça crée des sit­u­a­tions de ten­sions, comme on l’a vu avec les gilets jaunes et dans d’autres pays tels que le Nige­ria ou l’Indonésie.

Les 10% les plus rich­es de la planète génèrent 48% des émis­sions mon­di­ales de CO2, con­tre 12% pour la moitié la plus pau­vre de l’hu­man­ité, révèle le nou­veau rap­port du Lab­o­ra­toire sur les iné­gal­ités mon­di­ales, auquel a con­tribué Lucas Chan­cel.

En quoi consisterait une taxe carbone égalitaire ?

Le prob­lème est com­plexe, donc les solu­tions doivent être mul­ti­ples. Une chose est sûre, c’est que la manière de met­tre en place la taxe car­bone en 2018 n’était pas la bonne [elle s’é­tait traduite par une hausse des prix des car­bu­rants pour les usagers — Ndlr]. Une taxe sur des pop­u­la­tions qui, sou­vent, n’ont pas d’alternative à la voiture, engen­dre un bilan cli­ma­tique nul. A la place, on aurait pu envis­ager de redis­tribuer ces recettes vers les ménages pré­caires pour les aider dans une phase de tran­si­tion où l’on développe la voiture élec­trique, les trans­ports en com­mun, la réno­va­tion des loge­ments. Or, on a fait des maxi-cadeaux de plusieurs mil­liards aux maxi-rich­es. On a ain­si trans­féré des richess­es depuis les class­es pop­u­laires vers les class­es les plus aisées : un ruis­selle­ment à l’envers.

En Colom­bie-Bri­tan­nique, les Cana­di­ens ont mis en place une taxe car­bone en 2008 et ils utilisent une par­tie des recettes pour vers­er des chèques aux ménages pop­u­laires et aux class­es moyennes. Ça a marché, puisqu’il n’y a pas eu de mou­ve­ment social majeur. En Indonésie, les prix de l’énergie ont aug­men­té suite à une déci­sion du gou­verne­ment. Les Indonésiens sont descen­dus dans la rue. Le gou­verne­ment a alors réfléchi à utilis­er cet argent pour créer un sys­tème de sécu­rité sociale, qui était inex­is­tant. C’est une alliance entre écolo­gie et social.

Ce que je pro­pose dans ce rap­port c’est d’aller encore plus loin en tax­ant les investisse­ments les plus pol­lu­ants. Si vous avez 100 000 euros de pat­ri­moine ou d’actifs financiers – assur­ance vie, parts dans une entre­prise, etc, vous êtes dans les 50% les plus rich­es de la pop­u­la­tion française. Si vous décidez de plac­er cet argent dans des secteurs plus ou moins pol­lu­ants, cela a des con­séquences énormes sur l’économie. Par con­séquent, on peut met­tre une pénal­ité si vous investis­sez dans un secteur pol­lu­ant. L’intérêt, c’est qu’en tant qu’investisseur, vous avez tou­jours une myr­i­ade de pos­si­bil­ités.

Avec un système de taxes, on laisse la possibilité aux plus riches de continuer à polluer. Pourquoi ne pas interdire les investissements les plus polluants ?

Il nous faut com­bin­er trois leviers : la tax­a­tion, l’interdiction pour les activ­ités les plus pol­lu­antes et l’investissement dans les alter­na­tives. La taxe est là pour encour­ager à dés­in­ve­stir mas­sive­ment et rapi­de­ment dans 5, 10, 15 ans – et c’est déjà beau­coup trop loin. Selon l’Agence inter­na­tionale de l’én­ergie, on ne devrait, dès à présent, plus avoir aucun investisse­ment dans de nou­veaux pro­jets d’énergies fos­siles dans le monde. Il y a une forme de rad­i­cal­ité extrême dans le fait de con­tin­uer à le faire. Sou­vent, on me dit : « votre taxe sur les investisse­ments les plus pol­lu­ants est rad­i­cale ». Non, c’est l’inverse. Ce qui est rad­i­cal, aujourd’hui, c’est de con­tin­uer à soutenir des entre­pris­es pol­lu­antes et, en Europe, il y en a beau­coup.

Que pensez-vous de la proposition de créer un Impôt sur la fortune (ISF) climatique, à laquelle plusieurs candidats de gauche sont favorables ?

C’est le pre­mier pili­er de la fusée à trois étages : la tax­a­tion pour accélér­er. Cet ISF prend en compte deux choses : la grosse iné­gal­ité des pat­ri­moines et le fait que cer­tains investis­seurs n’ont aucune inci­ta­tion à choisir un secteur vert plutôt qu’un autre, plus car­boné. C’est une propo­si­tion néces­saire.

L’une de vos propositions est d’établir des droits individuels sur le carbone, en quoi cela consiste-t-il exactement ?

Il s’agit de met­tre en place des quo­tas sur les ressources naturelles dans un souci de jus­tice égal­i­tariste. Sur Terre, celles-ci ne devraient pas appartenir à une per­son­ne plutôt qu’à une autre. Or, on observe de très fortes iné­gal­ités car­bone entre indi­vidus : en France, les 10 % les plus rich­es émet­tent 25 tonnes de CO2 par an et la moitié la plus pau­vre émet cinq tonnes – la moyenne se situe à 9 ou 10 tonnes. La propo­si­tion est que cha­cun émette la même chose. On doit tous avoir pour objec­tif de réduire notre bilan car­bone à deux tonnes [de CO2 par per­son­ne et par an, soit l’ob­jec­tif nation­al pour attein­dre la neu­tral­ité car­bone en 2050 – Ndlr] puis à zéro. L’équité, c’est qu’il n’y en ait pas qui puis­sent con­tin­uer à dépenser 25 tonnes.

Ces logiques se retrou­vent dans la ges­tion des ressources naturelles en temps de crise. En France, au niveau 4 de l’alerte sécher­esse, on ne peut plus utilis­er l’eau pour ses loisirs mais unique­ment pour les besoins vitaux. Cela per­met de garan­tir une lib­erté à cha­cun d’accéder à l’eau. C’est aus­si ce qui se passe en cas de crise économique, poli­tique, ou encore en péri­ode de guerre.

La logique des quo­tas est com­pliquée à met­tre en œuvre et poli­tique­ment déli­cate. La solu­tion alter­na­tive, c’est de mesur­er l’écart à la sit­u­a­tion égal­i­taire. Cela nous donne une indi­ca­tion de l’effort financier que doivent opér­er les plus aisés pour chang­er leur mode de vie. Puisqu’on n’est pas dans un sys­tème de quo­tas, on peut jus­ti­fi­er une redis­tri­b­u­tion forte des ressources de ceux qui émet­tent le plus. On ne va pas leur dire : d’ici 2022, vous devez divis­er vos émis­sions par 2,5. Par con­tre, on leur dit qu’ils vont con­tribuer beau­coup plus que les autres pour aider la société à avancer. Ça passe par un ISF cli­ma­tique, une fis­cal­ité plus forte, l’acceptation de l’interdiction des investisse­ments les plus pol­lu­ants, etc.

Les grandes entreprises ont, pour la plupart, un objectif de neutralité carbone à 2050 qui comprend la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cependant, certaines ne semblent parler que de « compensation » et non plus de « réduction » de leurs émissions. Partagez-vous ce constat et comment aborder la question de la transition des entreprises ?

Der­rière chaque entre­prise, il y a des action­naires. Donc on ne peut jamais vrai­ment sépar­er l’entreprise de l’individu. Les entre­pris­es fonc­tion­nent selon des logiques de straté­gies d’investissement, de max­imi­sa­tion des prof­its et suiv­ent les déci­sions des action­naires. Si vous faites un ISF cli­ma­tique, vous allez avoir un impact direct sur les investisse­ments des entre­pris­es. Si vous asséchez le finance­ment dans les entre­pris­es car­bonées, vous allez en avoir de moins en moins. Je partage le con­stat que l’on ne va pas assez vite et que l’on met trop de poids dans des logiques de com­pen­sa­tion. Nous sommes dans une hypocrisie totale qui per­met à de nom­breuses entre­pris­es de dire : « j’ai réduit tant de tonnes » alors qu’il n’y a pas de compt­abil­ité claire en bilan glob­al.

Un autre enjeu, c’est le suivi et la trans­parence de ces annonces. Aujourd’hui, il nous manque encore des out­ils clairs de mesure des émis­sions car­bone. Le con­tenu car­bone des entre­pris­es cor­re­spond au con­tenu car­bone des investisse­ments de ceux qui met­tent l’argent dans ces entre­pris­es. Il n’y a aucune rai­son qu’à l’heure numérique, alors que nous échangeons des mil­liards d’informations, on ne puisse pas le faire. Il y a donc un vrai manque de volon­té poli­tique.

Il faut stan­dard­is­er, nor­malis­er les out­ils du bilan car­bone pour que l’on ne puisse plus avoir des ban­ques et des acteurs financiers qui nous pro­posent des investisse­ments « verts » alors qu’une par­tie de l’entreprise con­tin­ue d’investir dans un puits de pét­role dans le Golfe du Niger. Il faut met­tre en place un sys­tème comme celui des impôts, basé sur la déc­la­ra­tion, le con­trôle aléa­toire et la sanc­tion très forte dès lors que l’on trou­ve des erreurs. Tout le monde sor­ti­ra gag­nant de ce type d’avancées. Sans ce chantier, on pour­ra tou­jours con­tin­uer à par­ler, mais on ne pour­ra pas véri­fi­er ce qui se passe réelle­ment.