Reportage

Du Drac à la Durance, la sécheresse dans les Hautes-Alpes est source de tensions

Sèche eau. Dans ce département où l’alimentation des rivières dépend essentiellement de l’enneigement et des glaciers, la sécheresse historique de 2022, qui continue d’essorer la France, attise les conflits d’usage de l’eau.
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« Cet été, on a fait la danse de la pluie, mais ça n’a pas marché », glisse l’apiculteur aux yeux bleus mali­cieux. En ce same­di d’octobre, Patrick Chal­let vend ses pots de miel dorés aux Ren­con­tres paysannes de Saint-Bon­net, dans le Champ­saur, val­lée des Hautes-Alpes.

Patrick n’a pas aug­men­té ses prix, parce qu’il a eu la tré­sorerie suff­isante pour tenir, « mais il ne faudrait pas que les sécher­ess­es comme celle de 2022 se repro­duisent trop sou­vent ». Ses abeilles ont peu goûté le régime sec. Faute de pré­cip­i­ta­tions, les plantes sauvages font triste mine. Tout comme les plantes cul­tivées — les lavan­des par exem­ple -, qui ont subi les restric­tions d’eau esti­vales imposées par arrêté pré­fec­toral.

Nectar que jamais

Résul­tat, elles n’ont presque pas don­né de nec­tar. Et le peu qu’elles ont sécrété, les abeilles n’ont rien pu en récupér­er à cause de l’absence d’humidité. « Donc elles finis­saient par con­som­mer leurs pro­pres stocks de miel dans les ruch­es, se désole l’apiculteur de Saint-Jean-Saint-Nico­las, qui n’avait jamais con­nu ça en plus de 20 ans d’exercice. Pour cer­taines colonies, on a été obligé de com­plé­menter en sirop de glu­cose ».

Les habitant·es du Champ­saur vivent d’autant plus mal ces épisodes de sécher­esse que l’une de leurs sources prin­ci­pales, la riv­ière du Drac, sert à ali­menter en eau potable la ville de Gap, en con­tre­bas. Et à irriguer quelque 4 500 hectares du bassin gapençais. Le tout via le bien-nom­mé « canal de Gap », voulu par l’empereur Napoléon III. Lequel (le canal, pas Napoléon) ponc­tionne le gros de son eau en amont, à la prise des Ricous (du nom d’un hameau).

C’est ici, à la prise des Ricous, que le canal de Gap tire l’essentiel de son eau, affaib­lis­sant le débit du Drac. © Patrick Domeyne / Agence de développe­ment des Hautes-Alpes.

Quand le Drac, cette riv­ière impétueuse au car­ac­tère de dra­co (drag­on, en latin), était riche en neige fon­due, Champ­saurins et Gapençais partageaient sans regim­ber. Mais voilà, avec le change­ment cli­ma­tique, son régime hydrologique est en train de se mod­i­fi­er.

« Au print­emps, on a tou­jours des hautes eaux dues à la fonte des neiges, mais elles sont de plus en plus pré­co­ces et de moins en moins fortes, explique à Vert l’ingénieur Bertrand Breilh, à la tête de la CLEDA, struc­ture publique en charge de la ges­tion du « Drac amont ». Au lieu de se ter­min­er fin juil­let ou début août, cette phase s’achève plutôt fin juin. Donc le Drac atteint son débit le plus bas plus pré­co­ce­ment qu’avant. Mal­heureuse­ment, c’est en été que les usages de l’eau sont les plus forts ».

75 % du débit du Drac reste mal­gré tout dérivé par le canal de Gap, ne lais­sant que 25 % à la val­lée du Champ­saur. Alors quand les restric­tions d’eau pré­fec­torales vien­nent s’ajouter au tableau, les Champ­saurins dis­ent stop. « Nous, on a les emmerde­ments, et vous, vous avez l’eau », résumait déjà un élu de la val­lée en 2020 (Le Dauphiné libéré).

En débit du bon sens

« Les solu­tions, ça fait dix ans qu’on les con­naît, avance Bertrand Breilh, le polo flo­qué d’un petit drag­on. Pour sécuris­er l’eau potable des 40 000 habi­tants de Gap, il faudrait cess­er de pom­per aux Ricous et pren­dre l’eau plus en aval, dans la nappe phréa­tique, pour laiss­er une chance au Drac de retrou­ver son débit biologique [garan­tis­sant la survie des milieux aqua­tiques, NDLR]. Pour l’irrigation, là aus­si, il vaudrait mieux répar­tir les points de prélève­ment et créer de nou­velles retenues sur le bassin gapençais, mais la munic­i­pal­ité ne veut pas en enten­dre par­ler ».

Après des années de blocage, une énième réu­nion s’est tenue avec le maire (divers droite) de Gap, Roger Didi­er, le 27 octo­bre. Un appro­vi­sion­nement de la Ville de Gap exclu­sive­ment par la nappe phréa­tique – scé­nario le moins nocif pour le Drac – a été voté, mais la munic­i­pal­ité se réserve « la pos­si­bil­ité de saisir la jus­tice » pour « faire annuler cette délibéra­tion » (Le Dauphiné libéré). Lassés d’attendre, les Hauts-Alpins du Champ­saur ont pris les devants : les travaux sont lancés, ils tireront bien­tôt leur pro­pre eau potable en aval. « On aura notre eau, on regardera la suite de notre tour d’ivoire », résume un maire champ­saurin.

Le bar­rage hydroélec­trique de Serre-Ponçon, au sud des Hautes-Alpes, est le point de départ de l’artère énergé­tique Durance-Ver­don qui va jusqu’à l’étang de Berre. © Léia Santacroce/Vert

Autre riv­ière, autres ten­sions. Cet été, au nord de la val­lée de la Durance, la cote de rem­plis­sage de la retenue de Serre-Ponçon, gérée par EDF, est descen­due jusqu’à 17 mètres en dessous de la nor­male. Un record. Le plus grand lac arti­fi­ciel de France (1,2 mil­liard de mètres cubes) a d’ailleurs attiré l’attention de nom­breux médias nationaux, tel un baromètre de la sécher­esse en France. En jeu, out­re le tourisme : la pro­duc­tion d’électricité, la préven­tion des crues, l’irrigation et l’alimentation en eau potable de la Provence (de toute la zone d’Aix-Marseille, notam­ment).

Quand la ressource se fait rare, dif­fi­cile de sat­is­faire tout le monde. Par exem­ple, les arboriculteur·rice·s des Hautes-Alpes ont certes pu se servir, comme chaque année, dans la pré­cieuse réserve (via le canal EDF de la Durance), mais les restric­tions des plages horaires d’arrosage leur ont sérieuse­ment com­pliqué la tâche. Et pour cause, tous et toutes ne pou­vaient pas ouvrir les robi­nets en même temps.

Point jet

Ce n’est pas faute de se dot­er de micro­jets ou de goutte-à-goutte pour économiser l’eau, mais en équiper tous les verg­ers (de pommes, de poires…) est coû­teux. « Les gens croient qu’on gaspille l’eau, mais ça fait des années qu’on cherche des solu­tions pour irriguer plus intel­ligem­ment », avance Eric Allard, 60 ans, tech­ni­cien arbori­cole auprès de la Cham­bre d’agriculture et respon­s­able de l’exploitation Gold’Api.

Eric Allard présente son sys­tème de micro­jet, lequel n’aura jamais les avan­tages de l’aspersion sur frondai­son, plus gour­mande en eau, mais plus effi­cace en péri­ode de canicule et indis­pens­able pour lut­ter con­tre le gel. © Patrick Domeyne/Agence de développe­ment des Hautes-Alpes.

Loin du logo riant de son entre­prise, une pomme espiè­gle qui fait un clin d’œil, Eric est érein­té par cette sécher­esse qui n’en finit plus, par des ren­de­ments en baisse (ses fruits sont plus petits), par les fac­tures d’électricité qui explosent et la pro­liféra­tion de mal­adies bac­téri­ennes (aggravée par le change­ment cli­ma­tique).

« Les restric­tions d’eau de l’été étaient néces­saires, je ne le con­teste pas, mais avec les arrosants du pays de Serre-Ponçon, on souhait­erait une meilleure régu­la­tion. En créant des réserves col­li­naires pour pou­voir irriguer de nuit, notam­ment ». L’arboriculteur ne par­le pas de mégabassines, comme celles con­testées dans d’autres régions, mais de petites retenues établies à par­tir de l’eau du canal de la Durance, elle-même issue du célèbre lac de bar­rage aux eaux turquoise.

Mais jusqu’à quand Serre-Ponçon, ali­men­té par les neiges alpines, pour­ra-t-il sat­is­faire tous les usages – irri­ga­tion, tourisme, eau potable… ? Car la fonc­tion pre­mière de ce bar­rage EDF pharaonique, inau­guré en 1960, reste quand même de pro­duire de l’électricité.

Technique de pointe

L’hydraulicien se veut ras­sur­ant, par la voix de Pas­cale Sautel, direc­trice Con­ces­sions et ter­ri­toires sur toute la chaîne Durance-Ver­don : « Non, Serre-Ponçon n’est pas à sec. Après cet été dif­fi­cile, il restait rem­pli à 70 %. Donc les ressources disponibles vont per­me­t­tre de pass­er l’hiver et de pro­duire à la pointe quand le réseau en aura besoin. »

A la pointe ? C’est le principe de toute la chaîne Durance-Ver­don et ses 24 usines hydroélec­triques répar­ties entre Serre-Ponçon et Saint-Chamas (Bouch­es-du-Rhône) : tur­bin­er en simul­tané pour fournir 2000 mégawatts en dix min­utes, env­i­ron l’équivalent de deux réac­teurs nucléaires. « C’est la seule énergie que l’on sait stock­er, pilot­er et envoy­er quand on en a besoin. Sans cela, il faudrait compter sur du char­bon ou acheter du gaz russe », assure Pas­cale Sautel, depuis la Mai­son de l’eau et des éner­gies de Serre-Ponçon.

Le lac de bar­rage de Serre-Ponçon est loin d’être à sec, mais son trait de cote se trou­ve plus de dix mètres en dessous d’une année moyenne. © Léia Santacroce/Vert

Pour pimenter un peu l’équation, s’il y a moins de réac­teurs en fonc­tion­nement cet hiv­er (en main­te­nance pour cause de cor­ro­sion), la Durance sera peut-être davan­tage appelée en ren­fort, et donc le lac davan­tage sol­lic­ité. Entre la crise énergé­tique, les saisons sèch­es amenées à se mul­ti­pli­er et le moin­dre enneige­ment, EDF recon­naît qu’il aura sans doute, à l’avenir, « des dif­fi­cultés à con­cili­er l’ensemble des usages de l’eau ».

Mer­ci à l’agence de développe­ment des Hautes-Alpes qui nous a aidés à réalis­er ce reportage.