Reportage

Dans les Deux-Sèvres, les « méga-bassines » deviennent le symbole à détruire de l’agriculture industrielle

Depuis plusieurs semaines, les opposants à la construction de 16 futures « méga-bassines » - aberrations écologiques destinées à irriguer les terres agricoles - ont réussi leur pari de porter ce conflit à l’échelle nationale. Reportage dans les Deux-Sèvres, épicentre de la contestation.
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La journée du 6 novem­bre restera comme une date his­torique pour le camp écol­o­giste dans au moins deux villes européennes. Glas­gow, évidem­ment, où près de 100 000 man­i­fes­tants ont déam­bulé pour faire pres­sion sur les négo­ci­a­teurs de la COP26 mais aus­si Mauzé-sur-le-Mignon, dans le sud des Deux-Sèvres.

Ce jour-là, près de 3 000 mil­i­tants (moitié moins, selon la pré­fec­ture) ont con­vergé de toute la France dans ce petit bourg rur­al pour clamer leur oppo­si­tion aux « méga-bassines », ces imposantes retenues d’eau en plein air, aux con­séquences écologiques con­tro­ver­sées. Elles et ils répondaient à un appel signé par qua­tre organ­i­sa­tions – la Con­fédéra­tion paysanne, le col­lec­tif local Bassines non Mer­ci, la Ligue de pro­tec­tion des oiseaux (LPO) et les Soulève­ments de la terre — rejointes par une ving­taine d’associations et for­ma­tions poli­tiques, locales comme nationales.

« L’accaparement d’un bien commun »

Nous sommes sur un bassin ver­sant de la Sèvre nior­taise, artère majeure du Marais Poitevin. Créée en 2011 à l’initiative d’agriculteurs locaux, la Coopéra­tive de l’eau 79 entend y con­stru­ire 16 nou­velles « réserves de sub­sti­tu­tions ». En moyenne, celles-ci seront grandes comme dix ter­rains de foot­ball et creusées dans le sol jusqu’à 15 mètres de pro­fondeur. Grâce à un sys­tème de pom­page des nappes phréa­tiques, 12,7 mil­lions de m3 d’eau y seront stock­és au cours de l’année. 

Ce pro­jet s’in­scrit dans un ensem­ble plus large. En tout, 93 bassines doivent voir le jour sur l’ensem­ble de l’ex-région Poitou-Char­entes, alors que des départe­ments comme la Vienne ou la Vendée en pos­sè­dent déjà plusieurs dizaines en état de marche. Pour ses défenseurs, ce mod­èle est le seul à pou­voir « sécuris­er les appro­vi­sion­nements en eau des exploitants agri­coles ». De leur côté, les opposant·e·s dénon­cent une poli­tique « d’accaparement d’un bien com­mun au ser­vice d’une minorité d’agriculteurs », en par­ti­c­uli­er les pro­duc­teurs de maïs, mono­cul­ture dom­i­nante dans la région. 

Le 6 novem­bre, les manifestant·e·s ont renom­mé la com­mune de Mauzé en apposant cette ban­de­role sur la mairie. © Enzo Dubes­set / Vert

En frag­ilisant sur le long terme les nappes phréa­tiques qui ali­mentent aujour­d’hui l’une des prin­ci­pales zones humides de France, à savoir le Marais Poitevin, les bassines auraient aus­si un impact nocif sur la bio­di­ver­sité. La LPO Poitou-Char­ente craint notam­ment les « effets cumulés » de l’assèche­ment qui met­traient en péril la faune avi­cole locale, notam­ment les trois espèces d’oiseaux men­acées dont la présence a per­mis le classe­ment de l’essen­tiel du Marais en zone Natu­ra 2000. 

Cette vieille ambi­tion fait l’objet de plusieurs con­tentieux juridiques. Le 27 mai dernier, 9 des 16 bassines ont été jugées illé­gales par le tri­bunal admin­is­tratif de Poitiers, en rai­son de leur taille exces­sive. Esti­mant que l’ensemble des pro­jets devraient être con­damnés, les col­lec­tifs d’opposants ont fait appel de cette déci­sion, ce qui n’a pas empêché les travaux de débuter à Mauzé, en sep­tem­bre dernier

Depuis les pre­miers coups de pel­leteuse, la lutte n’a cessé de gag­n­er en inten­sité. Lors d’une précé­dente action, le 22 sep­tem­bre, plusieurs cen­taines de per­son­nes ont blo­qué le site en travaux, au prix de cinq blessés, dont trois gen­darmes. Dans ce con­texte ten­du, dif­fi­cile de ne pas voir une ten­ta­tive d’intimidation dans l’interpellation à leur domi­cile, le 27 octo­bre, de trois mil­i­tants, dont Julien Le Guet, porte-parole du col­lec­tif Bassines non Mer­ci.

Échauffourées dans les champs

Le 6 novem­bre, ni les ron­des de l’hélicoptère de la gen­darmerie, ni les nom­breux con­trôles routiers en amont de la mobil­i­sa­tion n’ont aidé à apais­er les ten­sions. Si le cortège famil­ial et fes­tif, accom­pa­g­né par un défilé de tracteurs, s’est élancé tran­quille­ment dans le vil­lage, les échauf­fourées avec les forces de l’ordre ne se sont pas fait atten­dre.

Aus­sitôt les dernières habi­ta­tions dépassées, le cortège de tête, com­posé d’un bloc de dizaines de per­son­nes entière­ment vêtues de bleu pour sym­bol­is­er l’eau, s’est retrou­vé nez à nez avec les gen­darmes qui blo­quaient la sor­tie du bourg. Au moment où les lacry­mogènes se sont mis à répon­dre aux tirs de pro­jec­tiles, le cortège s’est vu con­traint de couper à tra­vers champs.

Ce fut le top départ d’une course con­tre la mon­tre pour attein­dre une bas­sine en état de marche, l’objectif ini­tial de la journée. Après quelques dizaines de min­utes d’affrontements devant l’édifice, le cor­don de gen­darmerie fut dépassé par les militant·e·s qui abat­tirent les grilles avant d’investir — sans encom­bre — la bas­sine rem­plie d’eau.

Le 6 novem­bre, les manifestant·e·s ont par­tielle­ment incendié l’une des bassines déjà en état de fonc­tion­nement. © Enzo Dubes­set / Vert

Sous le regard impuis­sant des gen­darmes, dont trois d’entre eux ont été blessés, l’ouvrage fut débâché, tagué et en par­tie livré aux flammes. C’est dans un sen­ti­ment d’euphorie que Nico­las Girod, porte-parole de la Con­fédéra­tion paysanne a pu ériger en trophée la pompe sabotée, et se réjouir d’une « pleine et écla­tante vic­toire » avant d’appeler à « l’abandon de l’ensemble des pro­jets de méga-bassines ». Si, à cette heure, aucune action judi­ci­aire n’a été annon­cée, les dégra­da­tions ont été con­damnées par la FNSEA et le min­istre de l’Agriculture, Julien Denor­mandie.

Les syndicats agricoles organisent leur contre-manifestation

Dans le même temps, le site de la bas­sine de Mauzé (en chantier), était occupé par une con­tre-man­i­fes­ta­tion de 500 per­son­nes à l’initiative des Jeunes agricul­teurs, de la Coor­di­na­tion rurale et de la FNSEA, le syn­di­cat majori­taire. Pour ce dernier, comme pour la Coopéra­tive de l’eau des Deux Sèvres, les « réserves de sub­sti­tu­tion » sont, au con­traire, une assur­ance « durable et col­lec­tive » con­tre les sécher­ess­es, qui se mul­ti­plient sous l’ef­fet du boule­verse­ment du cli­mat. De quoi « dimin­uer de 70 % les prélève­ments esti­vaux » assure les défenseurs des bassines. « Le but est sim­ple­ment de prélever un max­i­mum l’hiver quand les nappes sont très hautes et de stock­er pour éviter d’avoir à pom­per l’été. Au final, ça réduit l’impact de tous les irri­g­ants, même ceux qui con­tin­ueront à se servir dans les cours d’eau », explique à Vert François Pétorin, représen­tant des agricul­teurs à la Coopéra­tive de l’eau.

S’il n’existe pas à ce jour de con­sen­sus par­mi les hydrogéo­logues sur ce point, Eti­enne Gautreau voit bien l’impact de la bas­sine voi­sine sur son exploita­tion : « Moi, je n’y ai pas accès, donc j’alimente mes 60 hectares en eau grâce à deux ruis­seaux et je vois net­te­ment l’assèchement quand ils ont pom­pé la nappe en hiv­er », explique cet agricul­teur bio, venu man­i­fester depuis Melle, à une cinquan­taine de kilo­mètres d’ici. 

Pour cet ancien syn­diqué à la FNSEA, qui croy­ait autre­fois au mod­èle des bassines, ce sys­tème pousse les agriculteur·rice·s à « pom­per tou­jours plus », le plus sou­vent « lorsque les cours d’eau con­nais­sent un débit nor­mal, étant don­né qu’il n’est pas pos­si­ble de récupér­er l’eau sale des crues ». Les militant·e·s ont eux-mêmes eu l’occasion d’observer les con­séquences sur le sys­tème hydraulique local. Déroutés du par­cours ini­tial, elles et ils ont dû tra­vers­er la riv­ière locale, le Mignon, dont il ne restait qu’un triste filet d’eau, mal­gré l’automne.

« On est dans une guerre de l’eau »

Loin d’un con­flit local pour la ressource aqua­tique, c’est bien une con­fronta­tion entre deux visions du monde agri­cole qui se joue dans le Marais Poitevin. C’est en tout cas le mes­sage qu’a voulu porter Nico­las Girod. Le porte-parole n’a eu de cesse d’opposer la « vision sèche et morte de l’agriculture » incar­née par les bassines au « pro­jet de jus­tice sociale et écologique » de leurs opposant·e·s, qui passe par « l’accroissement du nom­bre de paysannes et paysans », « l’agro-écologie » ou encore « l’irrigation grâce aux zones humides ». Comme bon nom­bre de ses cama­rades, c’est cette vision sys­témique qui a poussé Mona, la ving­taine, à quit­ter sa ZAD de Notre-Dame des Lan­des pour descen­dre dans le Marais Poitevin. « La mono­cul­ture inten­sive de maïs irriguée, c’est le sym­bole d’un mod­èle indus­triel dont on sait depuis 40 ans qu’il va se cass­er la gueule, veut croire la jeune femme, mem­bre des Soulève­ments de la terre. Pour moi, on est dans une guerre de l’eau et je compte bien la gag­n­er ».