Entretien

Sébastien Arsac, L214 : «La majorité des abattoirs français travaillent en infraction»

L’association de défense des animaux L214 a conduit une nouvelle enquête dans l’abattoir de boucherie de Craon (Pays de la Loire). Les images tournées fin 2023 en caméra cachée dans cet établissement municipal révèlent de graves dysfonctionnements qui n’ont rien d’isolés, explique à Vert Sébastien Arsac, le cofondateur et directeur d’enquêtes de L214.
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Situé dans le départe­ment de la Mayenne, l’abattoir munic­i­pal de Craon procède à l’abattage de plus de 4 000 ani­maux par an, dont cer­tains provi­en­nent d’élevages bio ou cer­ti­fiés AOC Maine-Anjou. Il s’agit d’un petit étab­lisse­ment qui a reçu des sub­ven­tions publiques dans le cadre du plan de mod­erni­sa­tion des abat­toirs lancé par le gou­verne­ment en 2021. Ce plan visait notam­ment à «amélior­er aus­si bien les con­di­tions de tra­vail des opéra­teurs que la pro­tec­tion des ani­maux». Les images dif­fusées par L214 révè­lent des con­di­tions de tra­vail et d’abattage extrême­ment dif­fi­ciles. Mer­cre­di 17 jan­vi­er, l’association a trans­mis ses doc­u­ments à la jus­tice et porté plainte auprès du tri­bunal judi­ci­aire de Laval pour actes de cru­auté, sévices graves et mau­vais traite­ments, ain­si que pour tromperie du con­som­ma­teur. La France compte près de 265 abat­toirs de boucherie et 700 abat­toirs de volailles et lap­ins sur son ter­ri­toire.

Comment ces images de l’abattoir de Craon vous sont-elles parvenues ?

À l’origine de cette nou­velle enquête, il y a une per­son­ne qui nous a con­tac­tés car elle avait été choquée de ce qu’elle avait vu dans l’abattoir.

Recevez-vous beaucoup de signalements ?

Nous en recevons plusieurs par semaine. Ils con­cer­nent des abat­toirs, mais aus­si des éle­vages ou encore des ani­maux lais­sés des heures, des jours par­fois, dans des remorques.

Sur quels critères choisissez-vous de déclencher une enquête ?

Nous priv­ilé­gions les sit­u­a­tions pour lesquelles les ser­vices vétéri­naires devront inter­venir. Des ani­maux en mau­vaise forme dans un pré, sans rien pour s’abriter, c’est con­traire à la règle­men­ta­tion, mais cela ne va pas déclencher d’inspection. Nous prenons donc en compte le sérieux des témoignages et le fait de pou­voir provo­quer une réac­tion des autorités.

Les graves dysfonctionnements dont témoigne votre nouvelle enquête, est-ce un phénomène isolé ou répandu ?

À la suite d’images que nous avions dif­fusées en 2015–2016, une enquête par­lemen­taire avait établi que 80% des chaînes d’abattage n’é­taient pas con­formes à la régle­men­ta­tion. La majorité des abat­toirs français tra­vail­lent en infrac­tion, et ce sont les ani­maux qui en payent les con­séquences par des souf­frances accrues. Comme à l’abattoir de Craon, on note énor­mé­ment de prob­lèmes au cours du décharge­ment des ani­maux, moment de stress qui occa­sionne des résis­tances : on va les frap­per, les pouss­er à coup d’aiguillon pour les faire entr­er dans les bou­ver­ies en vue de les étour­dir avant la saignée qui provo­quera leur mort.

© L214

Cette phase d’étourdissement s’avère problématique…

On a en effet sou­vent des défauts d’im­mo­bil­i­sa­tion des ani­maux, avec des étour­disse­ments ratés. Pour les étour­dir, on utilise un pis­to­let à tige per­forante dans lequel l’opérateur met une car­touche qui per­me­t­tra de propulser la tige pour pénétr­er le cerveau d’un bovin ou d’un cheval, par exem­ple. Pour vrai­ment étour­dir, le pis­to­let doit être placé sur la tête de l’animal avec un angle bien pré­cis, geste dont la réus­site n’a rien d’automatique. Or un ani­mal mal étour­di pour­ra encore ressen­tir de la douleur. L’étape d’après con­siste à le sus­pendre pour la saignée. Des ani­maux de plusieurs cen­taines de kilos se retrou­vent ain­si accrochés par une pat­te et, comme on le voit sur les images de Craon, sont par­fois encore con­scients avant d’être saignés.

Dans ces nouvelles images, on voit des bovins relever la tête, à quoi est-ce dû ?

Chez ces ani­maux, vous avez une artère qui passe le long de la colonne vertébrale. N’étant pas sec­tion­née au moment de la saignée, elle con­tin­ue d’irriguer le cerveau et ce jusqu’à une dizaine de min­utes. Autant de temps pen­dant lequel ils pour­ront ressen­tir les sig­naux de la douleur. C’est pour cela que l’on voit des ani­maux mon­trant des signes de reprise de con­science et des relevés de tête. À Craon, il y a même des ani­maux qui mon­trent encore des signes de vie après la saignée, au moment de la découpe pri­maire où l’on sec­tionne pattes, cornes et têtes.

Sébastien Arsac. © L214

Beaucoup d’abattoirs ont fermé ces dernières années en France, entraînant une concentration de l’activité dans de grands établissements. Les dysfonctionnements que vous dénoncez, est-ce plutôt le fait des petits ou des gros abattoirs ?

Nous avons con­duit des enquêtes dans tous types d’abattoirs. De celui du Vigan (Gard), très petit, à ceux, immenses, de l’entreprise Bigard à Cuiseaux (Saône-et-Loire), qui a le mono­pole de l’abattage en France. Ces prob­lèmes de reprise de con­science, on les a con­statés dans tous les sites. Pour ce qui est des grands étab­lisse­ments où les cadences sont énormes, les ani­maux doivent avancer à tout prix, ce qui occa­sionne une vio­lence encore plus forte dans la manip­u­la­tion. Quant aux moyens d’é­tour­disse­ment, les défail­lances exis­tent, quelle que soit la taille du site.

Qu’est-ce qui pourrait contribuer à améliorer la situation ?

Une des façons d’éradi­quer ces prob­lèmes graves, ce serait évidem­ment d’ar­rêter de con­som­mer de la viande.

En décembre, l’Union européenne a voté l’autorisation de l’abattage à la ferme. Cela pourrait-il aider ?

Pour vous répon­dre, juste un chiffre : chaque jour, en France, on tue trois mil­lions d’an­i­maux dans les abat­toirs. On imag­ine donc mal com­ment des abat­toirs mobiles pour­raient déploy­er de telles capac­ités. Cette option n’est pas «scal­able» et ne peut con­cern­er qu’une petite par­tie des ani­maux. En étape inter­mé­di­aire, il faut encour­ager la diminu­tion de notre con­som­ma­tion de pro­duits ani­maux. Ce n’est pas la direc­tion que sem­ble pren­dre l’actuel gou­verne­ment.

Faudrait-il davantage de contrôles vétérinaires ?

Dans un abat­toir comme Craon, vous avez un vétéri­naire san­i­taire, rat­taché au min­istère de l’A­gri­cul­ture, présent chaque jour pour con­trôler, avant et après la mise à mort. Il repère les indi­vidus malades, iden­ti­fie de pos­si­bles prob­lèmes sur les car­cass­es. C’est l’un des aspects les plus scan­daleux : l’État est présent via les ser­vices vétéri­naires, mais on con­state de pro­fondes défail­lances du con­trôle. L’an dernier, nous avons obtenu pas moins de qua­tre con­damna­tions de l’État pour de tels man­que­ments. En décem­bre 2023, le min­istère de l’Agriculture a lui-même pub­lié un rap­port sur la ques­tion.

Comment expliquer ces défaillances des services vétérinaires ?

Il y a d’abord les dif­fi­cultés à recruter pour des mis­sions d’in­spec­tion san­i­taire en abat­toir, avec des cen­taines de postes vacants. Lors d’une de nos inves­ti­ga­tions, un enquê­teur de L214 s’est fait embauch­er chez Bigard sans aucune qual­i­fi­ca­tion vétéri­naire. Au bout de deux semaines, il était pré­posé au con­trôle de l’a­battage des ani­maux.

La vidéosurveillance pourrait-elle aider à rendre les abattoirs moins opaques ?

Cer­tains abat­toirs pos­sè­dent de la vidéo­sur­veil­lance, qui n’a rien d’obligatoire en France. Or, tant que la loi n’encadre pas, que fait-on de ces images ? Je pense que, de la même manière que des par­lemen­taires peu­vent se ren­dre de façon inopinée en prison, il faudrait qu’un tel droit de vis­ite existe pour les abat­toirs.