Entretien

Renaud Duterme : « Déconstruire les clichés est un outil puissant pour gagner la bataille des idées »

« La technologie va nous sauver », « L'homme a toujours détruit son environnement » : dans son ouvrage Nos Mythologies écologiques, paru aux éditions Les liens qui libèrent, le géographe Renaud Duterme détricote 25 idées dominantes, fausses au moins en partie, pour dépolluer les débats sur l'environnement. Auprès de Vert, il plaide pour une écologie davantage tournée vers les classes populaires.
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Pourquoi parler de « mythologies » dans votre livre pour évoquer les idées reçues sur l’écologie ?

C’est un terme un peu provo­ca­teur, mais intéres­sant, car une mytholo­gie est une idée sur laque­lle se fonde toute une con­struc­tion sociale et sur laque­lle nous basons nos vies. À force d’être répétées, ces idées devi­en­nent des évi­dences et ne peu­vent plus être ques­tion­nées.

Je voulais sor­tir d’un cer­tain manichéisme. C’est de plus en plus com­pliqué d’aller au fond des choses ; tous les prob­lèmes aux­quels nous faisons face néces­si­tent de pren­dre du temps. Mais les réseaux soci­aux fonc­tion­nent sur l’in­stant T et les médias se con­for­ment aus­si à ce rythme-là. On voit moins de débats de fond, en par­ti­c­uli­er à la télévi­sion, qui se veut une dis­trac­tion per­ma­nente.

Vous êtes professeur de géographie. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser aux idées reçues sur l’écologie ?

Cela fait une quin­zaine d’an­nées que je m’in­téresse à ces ques­tions. J’ai par­ticipé à des con­férences, des tables ron­des. Je me force d’é­couter tous les débats, y com­pris sur des médias qui ont une vision de l’é­colo­gie dif­férente de la mienne. Dans mon livre, j’ai essayé de réfléchir à la ques­tion de la démo­gra­phie, de la tech­nolo­gie et des com­porte­ments indi­vidu­els. J’avais lu Nos Mytholo­gies économiques, d’Eloi Lau­rent, un ouvrage dans lequel il décon­stru­it une série de clichés sur l’é­conomie. C’est un out­il puis­sant pour essay­er de gag­n­er la bataille des idées. Celles-ci sont sou­vent sim­pli­fiées et les enjeux, mal com­pris et car­i­caturés.

Il y avait aus­si une volon­té de fournir un out­il sim­ple. Il existe beau­coup de lit­téra­ture spé­cial­isée sur l’é­colo­gie, mais beau­coup d’ou­vrages sont très tech­niques et décon­nec­tés d’une écolo­gie de ter­rain, pop­u­laire. L’un des gros échecs de l’é­colo­gie dom­i­nante, c’est de s’être décon­nec­tée des class­es pop­u­laires. Je ne suis pas naïf : je sais que ce livre va majori­taire­ment être lu par des con­va­in­cus, mais il faut élargir le pub­lic.

Renaud Duterme © DR

Le nombre de clichés sur l’écologie est infini. Comment avez-vous choisi les « mythologies » traitées dans le livre ?

Les idées sont venues spon­tané­ment. J’ai tra­vail­lé sur celles qu’on entend le plus. L’or­dre était arbi­traire, en dis­cus­sion avec l’édi­teur. Je suis pro­fesseur de géo­gra­phie, et la géo­gra­phie est sou­vent sous-estimée comme out­il pour com­pren­dre notre monde et gag­n­er des luttes. Je voulais un sous-chapitre con­sacré aux ques­tions spa­tiales. Dans cer­taines idées reçues, il était fait référence à l’his­toire – au passé – pour décrédi­bilis­er cer­taines poli­tiques. La tech­nolo­gie néces­si­tait une par­tie à elle seule. Celle du nucléaire, des éner­gies renou­ve­lables et du numérique con­cer­nent l’avenir : que pro­posons-nous ? Que risque-t-il de se pass­er ?

Quelles sont les trois mythologies qui vous semblent les plus puissantes aujourd’hui, et comment, selon vous, est-il possible de les déconstruire ?

D’abord, la ques­tion de la démo­gra­phie ‒ « on est trop nom­breux sur la planète ». Elle est incon­tourn­able et légitime. Nous sommes passés de deux à huit mil­liards d’êtres humains sur terre en quelques décen­nies. Celui qui pense que cela n’a aucun impact envi­ron­nemen­tal se trompe. Le fait d’être huit mil­liards ajoute une con­trainte majeure pour l’hu­man­ité et une pres­sion envi­ron­nemen­tale cer­taine.

« Il faut absol­u­ment éviter les répons­es sim­plistes : la pop­u­la­tion n’est pas une vari­able dans une équa­tion. »

Mais ce con­stat une fois fait, faut-il aller vers des poli­tiques de coerci­tion, comme en Chine ? Cer­taines répons­es d’ex­trême droite con­sis­tent à dire qu’il faut sup­primer une par­tie de la pop­u­la­tion, notam­ment en Afrique sub­sa­hari­enne où on fait le plus d’en­fants. Le prob­lème serait donc la natal­ité. Or, même dans des pays à forte natal­ité, les femmes ont moins d’en­fants qu’a­vant. Dans les autres pays, la natal­ité est très basse.

En creu­sant le sujet, on se rend compte que c’est la répar­ti­tion des richess­es et l’amélio­ra­tion des con­di­tions sociales et économiques dans les pays du Sud qui con­stituent les grands enjeux. La pop­u­la­tion mon­di­ale va con­tin­uer à aug­menter, avec un effet d’in­er­tie sur des décen­nies. Mais il faut absol­u­ment éviter les répons­es sim­plistes : la pop­u­la­tion n’est pas une vari­able dans une équa­tion.

Une autre croy­ance majeure est que « la tech­nolo­gie nous sauvera ». Je ne suis pas ingénieur, et on peut se sen­tir exclu·e de ce type de débats quand on ne maîtrise pas le jar­gon tech­nique. Néan­moins, il m’a sem­blé utile de men­er une réflex­ion plus générale sur la tech­nolo­gie, sans occul­ter ses effets per­vers.

Prenons l’ex­em­ple de la voiture élec­trique, qui est une prouesse tech­nologique. Il y a un mil­liard de voitures sur terre. Le débat se cristallise sur la pol­lu­tion : la voiture élec­trique est-elle moins pol­lu­ante que son équiv­a­lent ther­mique ? Or, la ques­tion devrait plutôt être : la général­i­sa­tion des véhicules élec­triques est-elle pos­si­ble et même souhaitable ? Pass­er à l’élec­trique néces­site de trans­former com­plète­ment notre société, des con­struc­teurs aux garag­istes. Par ailleurs, les matières pre­mières se raré­fient.

« Face à un ingénieur, on se sent piégé, mais envis­ager les prob­lèmes sous un angle glob­al et sys­témique per­met de gag­n­er la bataille des idées. »

Autre exem­ple avec la fusion nucléaire. Il y a quelques semaines, une équipe de chercheurs a main­tenu la fusion pen­dant cinq sec­on­des : c’é­tait une prouesse absolue. Mais quand un jour­nal­iste a demandé à quelle échéance cette tech­nolo­gie pour­rait être disponible, les chercheurs ont répon­du : « dans les années 2060 à 2070 ». Il s’ag­it de délais faramineux compte tenu des enjeux. On ne peut pas atten­dre 2060 pour résoudre le prob­lème de l’élec­tric­ité. Je con­seille de pren­dre les technophiles à leur pro­pre piège et d’éviter le débat entre pro et anti-tech­nolo­gie. J’ad­mets leur pos­ture tout en la décon­stru­isant. Face à un ingénieur, on se sent piégé, mais envis­ager les prob­lèmes sous un angle glob­al et sys­témique per­met de gag­n­er la bataille des idées.

L’ar­gu­ment spa­tial est intéres­sant ; les dif­férentes tech­nolo­gies ne pren­nent pas en compte la ques­tion de l’ex­trac­tion de l’u­ra­ni­um, de son appro­vi­sion­nement et de ses con­séquences écologiques et sociales. Si la France est fascinée par le nucléaire, c’est qu’il y a beau­coup d’u­ra­ni­um dans ses anci­ennes colonies. Est-ce envis­age­able d’en met­tre partout ? Comme le dit Jean-Marc Jan­covi­ci, le nucléaire est la moins mau­vaise chose dans un con­texte de sobriété et de décrois­sance. Mais d’autres van­tent le nucléaire unique­ment dans un con­texte de décar­bon­a­tion et veu­lent con­tin­uer, comme si de rien n’é­tait, le « busi­ness as usual ». Je ne vois pas com­ment on peut pro­mou­voir cette énergie dans des zones sis­miques, dan­gereuses. La tech­nolo­gie n’est jamais neu­tre, elle est util­isée à dif­férentes fins selon le prob­lème à résoudre. Les ingénieurs oublient par­fois qu’elle s’in­scrit tou­jours dans un con­texte économique et social.

L’une des croyances les plus diffusées dans notre société est la croyance que l’on peut s’en sortir par des petits gestes. Que répondez-vous à cela ?

L’im­por­tance par­fois démesurée accordée aux choix indi­vidu­els nous fait croire qu’il n’y a pas besoin de change­ment struc­turel. Ces croy­ances détour­nent le prob­lème, elles per­me­t­tent de ne pas ques­tion­ner les vrais enjeux que sont nos prob­lèmes de con­som­ma­tion et de pro­duc­tion.

« Tout baser sur les change­ments indi­vidu­els fait porter une trop grande respon­s­abil­ité aux per­son­nes et nour­rit une écolo­gie cul­pa­bil­isatrice, don­neuse de leçons, urbaine, décon­nec­tée de la réal­ité de la vie. »

Mal­gré tout, les choix indi­vidu­els ne ser­vent pas à rien. Je prends moins ma voiture, je me nour­ris sans aller au super­marché. Mais une grande par­tie de ces choix ne dépend pas de nous. Je vis en zone rurale où la voiture est oblig­a­toire. Pour aller faire du sport, aller à la phar­ma­cie, les trans­ports en com­mun sont peu util­isés. J’ai de la chance, car je peux aller au tra­vail à pied. Cer­taines poli­tiques écologiques ne pren­nent pas en compte le mode de vie des class­es pop­u­laires, elles sont élaborées d’un point de vue urbain et priv­ilégié. Les super­marchés font par­tie du prob­lème : quand on n’a pas le temps et l’ar­gent, il est com­pliqué de faire autrement. Tout baser sur les change­ments indi­vidu­els fait porter une trop grande respon­s­abil­ité aux per­son­nes et nour­rit une écolo­gie cul­pa­bil­isatrice, don­neuse de leçons, urbaine, décon­nec­tée de la réal­ité de la vie.

Beau­coup de change­ments indi­vidu­els dépen­dent de poli­tiques plus larges : repenser les amé­nage­ments du ter­ri­toire, le développe­ment des trans­ports en com­mun, la redy­nami­sa­tion des zones rurales. Ce point est impor­tant, car voir le change­ment pri­or­i­taire­ment comme une mod­i­fi­ca­tion des com­porte­ments indi­vidu­els est con­forme à l’idéolo­gie néolibérale. Mar­garet Thatch­er dis­ait qu’il n’y a « pas de société, unique­ment des indi­vidus ». En faisant cela, on con­sid­ère ceux qui n’ap­pliquent pas le change­ment comme des parias, des égoïstes, alors que la trans­for­ma­tion dépend de poli­tiques publiques. Quand on par­le des change­ments indi­vidu­els, ce sont tou­jours des change­ments qui con­cer­nent les priv­ilégiés, sociale­ment ou économique­ment.

« L’écologie est avant tout sociale, donc de gauche, car elle induit des poli­tiques de redis­tri­b­u­tion des richess­es et d’amélioration des con­di­tions de vie. »

L’é­colo­gie pop­u­laire n’est jamais envis­agée : peu de gens ont vu dans le mou­ve­ment des gilets jaunes des reven­di­ca­tions écol­o­gistes. De fac­to, sat­is­faire leurs reven­di­ca­tions aurait eu des impacts écologiques plus larges : redy­namiser les cam­pagnes, faire revenir les ser­vices publics, amen­er des trans­ports fer­rovi­aires, arrêter la délo­cal­i­sa­tion. L’é­colo­gie doit être d’abord sociale si elle veut être effi­cace et pop­u­laire.

Votre livre reste un essai, qui ne sera pas forcément largement diffusé. Ne faudrait-il pas, par exemple, concevoir un jeu à partir de ces idées reçues ?

Le livre est un out­il par­mi d’autres. Mais il faut être sur tous les fronts. On pour­rait utilis­er ces clichés pour inven­ter des jeux d’é­d­u­ca­tion pop­u­laire et les utilis­er dans les écoles, pour les illus­tr­er par des reportages, per­me­t­tre à des youtubeurs de s’en empar­er. Il faut utilis­er tous les for­mats. Par­fois, il y a un mépris de classe de la part des intel­lectuels, qui préfèrent priv­ilégi­er cer­tains for­mats. Or, pour pou­voir penser l’après-demain, il faut assur­er ses con­di­tions matérielles actuelles. Avant la fin du monde, il y a la fin du mois. C’est en amélio­rant les con­di­tions de vie des pop­u­la­tions qu’elles pour­ront s’in­téress­er à ces ques­tions-là.

J’ai de la chance : je suis prof et j’ai du temps libre. Si j’avais un méti­er manuel et que je ren­trais à sept heures du soir, je n’au­rais pas envie de m’at­tel­er à la rédac­tion d’un ouvrage. C’est pourquoi il faut une réduc­tion du temps de tra­vail, qui serait un mer­veilleux out­il de redis­tri­b­u­tion des richess­es. Pen­dant le con­fine­ment, beau­coup de gens se sont investis locale­ment, ont fait leurs cours­es autrement. Ce que le rythme de vie effréné actuel ne per­met pas. Cela demande aus­si d’avoir accès à une bonne infor­ma­tion. J’ai des out­ils parce que je suis né dans un cer­tain milieu. Il est absol­u­ment néces­saire de fournir des out­ils d’é­d­u­ca­tion per­ma­nente, pour celles et ceux qui voudraient trou­ver ce genre d’in­for­ma­tion. L’é­colo­gie est avant tout sociale, donc de gauche, car elle induit des poli­tiques de redis­tri­b­u­tion des richess­es et d’amélio­ra­tion des con­di­tions de vie. Tous les défis à venir pour­ront être relevés dans un con­texte de jus­tice sociale et dans une logique de con­fronta­tion avec les lead­ers économiques.