Analyse

Quelle place pour l’écologie populaire dans la transition écologique ?

Dépasser les clichés sur la sobriété «subie» des classes populaires et développer l’écologie populaire permettrait d’enrichir les imaginaires écologistes et de favoriser la transition, plaide le politologue Theodore Tallent.
  • Par

Les con­séquences énergé­tiques de la guerre en Ukraine et les débats poli­tiques à la suite des divers rap­ports du GIEC ont mis au cen­tre une ques­tion fon­da­men­tale : alors que la sobriété des com­porte­ments et l’adoption de mesures envi­ron­nemen­tales ambitieuses s’imposent pour lut­ter con­tre la crise énergé­tique et le dérè­gle­ment cli­ma­tique, com­ment car­ac­téris­er les pra­tiques et atti­tudes des class­es pop­u­laires à l’égard de l’environnement ?

Le dis­cours écologique main­stream qui s’est dévelop­pé depuis une quar­an­taine d’années repose sur une vision poli­tique, glob­ale, urbaine, et con­sci­en­tisée de l’engagement écologique.

Les class­es pop­u­laires urbaines et rurales, fréquem­ment dépeintes comme sobres « par néces­sité » du fait de fortes con­traintes économiques qui mod­è­lent leurs habi­tudes, sont-elles vouées à subir une tran­si­tion coû­teuse et des mesures de sobriété qui, pour elles, n’ont rien d’« heureuse » ?

Classes populaires, angle mort de l’écologie ?

Intime­ment lié à l’écologie poli­tique, ce dis­cours écologique dom­i­nant défend donc la poli­ti­sa­tion de l’enjeu écologique, l’adoption général­isée d’une con­science écologique indi­vidu­elle, et le déploiement de poli­tiques de régu­la­tion telles que la fis­cal­ité verte. Mal­gré les diver­gences, ce dis­cours écologique a de com­mun qu’il con­sid­ère l’intentionnalité des actions envi­ron­nemen­tales (la « con­science écologique ») comme cen­trale.

Or il sem­ble à pre­mière vue que les class­es pop­u­laires rési­dant en zone rurale ou en périphérie des villes ren­trent dif­fi­cile­ment dans ce cadre dis­cur­sif. Pour elles, ce sont plutôt les impérat­ifs de pou­voir d’achat, d’emploi et de loge­ment qui sont régulière­ment présen­tés par des édi­to­ri­al­istes ou sondages comme pri­mor­diaux. Les pra­tiques de sobriété sont donc sou­vent qual­i­fiées de « subies », à rebours d’un engage­ment con­sci­en­tisé et poli­tique.

À Mar­seille, un ancien McDon­ald’s placé en liq­ui­da­tion judi­ci­aire en 2019 a été investi par des asso­ci­a­tions et des habitant·es pour devenir un fast-food social et sol­idaire, un lieu de redis­tri­b­u­tion ali­men­taire qui favorise l’insertion pro­fes­sion­nelle. © Après M

Compte tenu du fait que la tran­si­tion écologique mêle pra­tiques indi­vidu­elles et poli­tiques publiques, il est en out­re intéres­sant de not­er là encore que ces dernières, appliquées uni­for­mé­ment et sans adap­ta­tion, imposent un coût supérieur aux class­es pop­u­laires. Une étude con­firme ain­si que la majorité des instru­ments de décar­bon­a­tion ont un impact dis­trib­u­tif impor­tant. L’acceptabilité de ces poli­tiques baisse ain­si au sein des class­es pop­u­laires, mais aus­si des class­es moyennes rurales, qui craig­nent pour leur sit­u­a­tion économique.

À l’aune de ces élé­ments, une éventuelle « écolo­gie pop­u­laire » sem­ble plutôt rimer avec pré­cari­sa­tion et dif­fi­cultés d’adaptation. Il paraît surtout clair qu’elle ne s’inscrit pas dans les bornes fixées par le dis­cours écologique dom­i­nant.

Dépasser l’opposition entre « fin du mois » et « écologie »

Loin des dis­cours car­i­cat­u­raux dis­tin­guant les « bobos éco­los » des cen­tres-villes des péri­ur­bains et ruraux, trop préoc­cupés par leurs con­di­tions de vie pour envis­ager l’enjeu écologique, une nou­velle écolo­gie se des­sine pour­tant.

Certes, la pré­car­ité des class­es pop­u­laires rend plus dif­fi­cile l’adoption de cer­taines pra­tiques ou la for­ma­tion d’opinions pos­i­tives à l’égard des poli­tiques envi­ron­nemen­tales. Mais c’est para­doxale­ment par cela qu’elles sont en train de réin­ven­ter une écolo­gie relo­cal­isée, sobre, et aux valeurs fon­da­men­tale­ment pop­u­laires, comme le démon­trent deux études de ter­rain menées dans le con­texte des « gilets jaunes ».

Une man­i­fes­ta­tion en faveur du pou­voir d’achat et d’une jus­tice fis­cale et sociale à Paris en févri­er 2019, à l’ap­pel de plusieurs syn­di­cats et des gilets jaunes. © Jeanne Men­joulet / Flickr

Ces citoyens des class­es pop­u­laires urbaines, ou même de la classe moyenne rurale, pro­posent un mod­èle alter­natif au dis­cours dom­i­nant sur l’écologie.

Au cœur des con­clu­sions de ces études réside l’idée que ce n’est pas parce que cer­taines de leurs pra­tiques sont con­traintes que cela les rendrait moins éco­los.

Qui a dit que l’écologie de con­vic­tion (et de dis­cours) valait mieux que l’écologie de l’action ?

Une « dépossession écologique »

L’essence de cette cri­tique se trou­vait déjà chez Joan Mar­tinez-Alier lorsqu’il pub­li­ait son livre The Envi­ron­men­tal­ism of the Poor en 2002. Un nou­v­el écol­o­gisme était, selon lui, en train de naître sous nos yeux, en oppo­si­tion aux dom­mages envi­ron­nemen­taux subis par les pop­u­la­tions pau­vres du Sud glob­al.

Vingt ans plus tard, c’est aus­si une nou­velle écolo­gie qui appa­raît dans les pays du Nord, au sein de class­es pop­u­laires urbaines et rurales ne se recon­nais­sant que rarement dans l’écologie main­stream, en témoigne par exem­ple la soci­olo­gie du vote vert en France. Cette « dépos­ses­sion écologique » s’explique par des références et valeurs dif­férentes, des impérat­ifs quo­ti­di­ens diver­gents et des pra­tiques et atti­tudes qui n’expriment pas un mes­sage tout à fait sim­i­laire à celui porté par le mou­ve­ment dom­i­nant.

Cela se man­i­feste égale­ment par une forte préoc­cu­pa­tion économique, dont ces citoyens ne peu­vent s’éloigner – rai­son pour laque­lle le dis­cours décrois­san­tiste, actuelle­ment débat­tu au sein des mou­ve­ments écologiques, y fait moins recette.

Réinventer l’imaginaire écologique

Les « gilets jaunes », bien que longtemps car­i­caturés, ont dévoilé les bribes d’une écolo­gie pen­sée hors des cen­tres mét­ro­pol­i­tains. Leur imag­i­naire écologique, fon­da­men­tale­ment « pop­u­laire », insis­tait plutôt sur les valeurs morales de « non-gaspillage », de « mod­éra­tion », et de local­isme.

C’était une écolo­gie du soin, du fam­i­li­er, du « moins », du local. Une écolo­gie tournée vers son envi­ron­nement proche, vers une manière d’habiter unique et rela­tion­nelle. Une écolo­gie par­fois de la débrouille, mais égale­ment du ter­ri­toire, ancrée dans son quarti­er ou dans son vil­lage.

Au-delà des « gilets jaunes », l’écologie pop­u­laire cherche à démon­tr­er que « les “gens de peu” ne sont pas des rich­es aux­quels il ne man­querait que l’argent ». Si les class­es pop­u­laires ont un faible bilan car­bone, ce n’est pas juste par con­trainte budgé­taire, c’est aus­si parce qu’elles cul­tivent un imag­i­naire dif­férent et ont d’autres modes de vie. Lors d’entretiens con­duits hors des grands cen­tres urbains, c’est le même mes­sage qui revient : les pra­tiques exis­tent, ce sont les jus­ti­fi­ca­tions qui vari­ent.

Prendre au sérieux l’écologie populaire

Loin d’une lec­ture binaire de l’écologie (entre les « éco­los » et les autres), il s’agit d’envisager l’écologie dans sa plu­ral­ité. Les atti­tudes et pra­tiques diver­gent, les jus­ti­fi­ca­tions aus­si, mais dans une crise envi­ron­nemen­tale tou­jours plus vive, il serait bon de rap­pel­er l’expression anglaise bien con­nue : par­fois, « actions speak loud­er than thoughts » (les actions comptent plus que les idées) – récem­ment remis au goût du jour.

achat de nourriture entre deux personnes dans une salle
L’association Vrac, présente dans de nom­breuses villes de France, rend acces­si­ble les ali­ments bio aux habi­tants des quartiers pop­u­laires et aux étu­di­ants, comme ici à Lyon. Nol­wenn Jau­mouil­lé, CC BY-NC-ND

Lorsqu’Anne (son prénom a été mod­i­fié), rési­dente d’un vil­lage dans l’est de la France, me déclare dans un entre­tien tri­er ses déchets organiques, car « elle a été élevée comme ça », car « on a tou­jours fait comme ça ici », elle ne ren­tre pas dans la case de l’écologie dom­i­nante. Elle ne déploie pas un dis­cours per­for­matif jus­ti­fi­ant son action au nom d’un idéal envi­ron­nemen­tal plus grand, mais incar­ne plutôt une écolo­gie rurale et pop­u­laire.

De la même manière, lorsque Franck cri­tique les zones à faibles émis­sions, il ne nég­lige pas la pro­tec­tion de l’environnement. Il pointe davan­tage du doigt le poids déséquili­bré que ce type de poli­tiques fait peser sur les class­es pop­u­laires péri­ur­baines et rurales.

Reconnaître une écologie populaire

Le défi de cette écolo­gie pop­u­laire se man­i­feste par la dif­fi­culté matérielle vécue par bon nom­bre d’Européens avec l’application de « principes » écologiques dans leur quo­ti­di­en, à la fois pour cause de pré­car­ité ou par une impres­sion de dis­tance à l’égard des injonc­tions (et des poli­tiques publiques) pro­mues à Brux­elles, Paris ou Berlin.

Recon­naître une écolo­gie pop­u­laire implique donc aus­si bien l’adoption de nou­veaux logi­ciels de pen­sée, ouverts à d’autres pra­tiques et atti­tudes, mais égale­ment l’adoption de poli­tiques visant à éviter d’en arriv­er à l’impasse des « gilets jaunes ».

Cela passera sans doute par de la plan­i­fi­ca­tion et de l’anticipation, pour éviter de tomber entre le marteau de la sobriété subie et l’enclume de la tran­si­tion éprou­vée, mais aus­si par un effort pour rebâtir la con­fi­ance avec des class­es pop­u­laires vivant un fort sen­ti­ment d’exclusion écologique.

En prenant au sérieux ces dis­cours et pra­tiques écologiques pop­u­laires, il sera ain­si pos­si­ble d’y trou­ver des clés pour con­stru­ire la société de demain, plus sobre, tournée vers le soin et ancrée dans son ter­ri­toire.

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion, sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Theodore Tal­lent, Chercheur en sci­ence poli­tique et envi­ron­nement au Cen­tre d’E­tudes Européennes et de poli­tique com­parée, Sci­ences Po. Vous pou­vez lire l’article orig­i­nal ici.