Analyse

Pour se décarboner, la marine marchande remet les voiles

Pour réduire les émissions de CO2 du fret maritime, certains transporteurs reviennent à la marine à voile. Si le modèle économique semble viable, il fait une croix sur la massification des échanges internationaux.
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Pour­ra-t-on tou­jours boire un café et déguster du choco­lat venu de l’autre bout du monde dans une société post-pét­role ? Bien qu’ils soient moins pol­lu­ants que les camions et que les avions-car­gos, les gigan­tesques porte-con­teneurs, qui achem­i­nent 90 % des marchan­dis­es con­som­mées dans le monde, sont des respon­s­ables majeurs de la crise cli­ma­tique.

En 2020, l’Organisation mar­itime inter­na­tionale (OMI) éval­u­ait leur impact à près de 3 % des émis­sions glob­ales de gaz à effet de serre — un chiffre qui pour­rait aug­menter de 50 % d’i­ci à 2050 en rai­son de l’intensification du traf­ic. Et ce, mal­gré le développe­ment de « car­bu­rants alter­nat­ifs » moins pol­lu­ants comme le gaz naturel liqué­fié (GNL) ou l’hydrogène.

Hissez la grand-voile

Pour importer les den­rées introu­vables sur le sol européen sans émet­tre de CO2, une poignée d’entreprises ont décidé ces dernières années de se pencher sur une solu­tion — a pri­ori — incon­grue qui a pour­tant fait ses preuves pen­dant des siè­cles : la marine à voile.

En novem­bre dernier, la région Bre­tagne a pub­lié une étude qui mon­trait que 156 entre­pris­es locales s’étaient tournées vers ce « secteur émer­gent », dont 61 avaient déjà une activ­ité com­mer­ciale sur ce marché. En con­séquence, la région a offi­cial­isé la renais­sance de la marine à voile française. Elle a annon­cé la créa­tion d’une fil­ière et l’élaboration, courant 2022, d’une feuille de route visant à stim­uler son développe­ment.

S’il n’y a pas de débat sur le car­ac­tère écologique de ce mode de trans­port, les pio­nniers français doivent encore prou­ver sa via­bil­ité économique. La propul­sion vélique induit en effet une forte baisse de la pro­duc­tiv­ité, liée à la faible capac­ité des navires et aux incer­ti­tudes météorologiques.

 « Les con­di­tions ne sont plus celles du 18ème siè­cle. Nous avons des tech­nolo­gies capa­bles de com­pren­dre le vent et d’identifier les routes mar­itimes les plus effi­caces, défend Yaël Soubeyran, chargé de pro­jet pour l’entreprise Transocean­ic Wind Trans­port (Towt). Et comme nous avons l’obligation d’avoir un moteur sur le navire (1) nous pou­vons tou­jours l’utiliser une demi-journée pour rejoin­dre un couloir de vent si le navire tombe en rade ».

Cette jeune com­pag­nie de trans­port, créée en 2009 dans le Fin­istère, a l’ambition d’utiliser le vent à l’échelle la plus indus­trielle pos­si­ble. Alors que, jusqu’i­ci, elle tra­vail­lait avec de vieux grée­ments (le matériel néces­saire à la propul­sion et la manœu­vre des navires à voile) réha­bil­ités, Towt a com­mandé la con­struc­tion de sa pro­pre goélette. Sa capac­ité de trans­port sera de 1 100 tonnes — con­tre plus de 200 000 pour les paque­bots les plus mas­sifs. Un pre­mier bâti­ment doit être livré en 2023, suivi de trois autres navires.

Éviter les grands hubs

« Être moins pro­duc­tif ne sig­ni­fie pas être moins rentable, abonde Jean Zanut­ti­ni, prési­dent de Neo­line. Out­re les économies sur le fioul, nous pro­posons un ser­vice moins onéreux sur tout le volet pré-achem­ine­ment. Nous tra­vail­lons dans des ports régionaux et pas dans les grands hubs où les marchan­dis­es doivent faire des cen­taines de kilo­mètres par camion avant d’embarquer ».

Dans cette logique, la com­pag­nie nan­taise, qui doit met­tre à l’eau un rouli­er de 136 mètres de long dans les prochaines années, délais­sera les grands ports de marchan­dise comme Dunkerque ou le Havre. Elle ouvri­ra en revanche une ligne allant de Saint-Nazaire à Hal­i­fax, au Cana­da, via Saint-Pierre-et-Miquelon et Bal­ti­more (États-Unis). À en croire Jean Zanut­ti­ni, la ligne attir­era les PME ancrées locale­ment pour qui il est cou­teux de ral­li­er les grands ports de la Manche par camion.

À ce jour, le pro­jet de Neo­line est tou­jours dépen­dant d’une col­lecte de fonds en cours. Mais une dizaine de clients — dont Renault et Miche­lin — ont déjà annon­cé vouloir trans­porter leurs pro­duits sur le futur rouli­er à voile. Cet engoue­ment de la part du monde économique, Yaël Soubeyran le ressent aus­si. « On a de plus en plus de répon­dant du côté des clients, car le pro­jet va au-delà de l’écologie. Pour eux, il y a aus­si un pro­duit à val­oris­er, notam­ment sur le plan de la traça­bil­ité et de la trans­parence, ce qu’aucun chargeur n’offre jusqu’à présent », détaille-t-il.

© Grain de sail

« Commerce triangulaire vertueux »

Pour pal­li­er les con­traintes struc­turelles de la voile, l’entreprise mor­laisi­enne Grain de sail, née en 2010, a fait le pari auda­cieux de totale­ment renon­cer à la divi­sion du tra­vail, pierre angu­laire de la mon­di­al­i­sa­tion libérale.

Depuis 2020, le voili­er-car­go de la société fait l’aller-retour entre l’Amérique latine, où il récupère 50 tonnes de cacao et de café, et les usines français­es de la com­pag­nie où sont directe­ment trans­for­mées les matières pre­mières. « Nous rem­plis­sons notre cale nous-même, donc nous ne sommes plus soumis aux pres­sions logis­tiques du secteur mar­itime. Et le fait d’intégrer l’activité de trans­for­ma­tion nous per­met de diluer le sur­cout du trans­port », explique Ste­fan Gal­lard, directeur mar­ket­ing de l’entreprise.

Dans l’autre sens, Grain de sail exporte des vins biologiques – cette fois en tant que sim­ple trans­porteur — sur la côte est des États-Unis avant son escale lati­no-améri­caine. « Un com­merce tri­an­gu­laire vertueux », selon Ste­fan Gal­lard qui a per­mis à l’en­tre­prise de dou­bler son chiffre d’affaires en deux ans pour attein­dre 7,7 mil­lions d’euros en 2021. Le 15 févri­er 2022, Grain de sail a annon­cé la con­struc­tion d’un sec­ond voili­er car­go qui aura une capac­ité de charge de 350 tonnes pour réalis­er qua­tre boucles transat­lan­tiques par an.

Décroissance nécessaire

Si l’engouement autour de ces pro­jets nais­sants a de quoi les réjouir, les pro­mo­teurs de la marine à voile sont con­scients que la propul­sion vélique ne pour­ra pas rem­plac­er le sys­tème actuel, a for­tiori dans le peu de temps que nous laisse l’urgence cli­ma­tique. « Trans­porter mieux, c’est bien, mais il faut surtout trans­porter moins. Nous ne pour­rons pas nous sub­stituer aux tech­nolo­gies actuelles. Nous devons donc nous pos­er la ques­tion des modes de con­som­ma­tion et, évidem­ment, celle de la sobriété et de la décrois­sance », estime Ste­fan Gal­lard.

 « On est là pour amorcer une pompe qui doit con­duire demain à pou­voir se pass­er des car­gos hyper pol­lu­ants. Si on n’agit pas main­tenant, la fin du sys­tème mar­itime tel qu’on le con­nait va s’imposer à nous de façon très bru­tale », alerte de son côté le patron de Neo­line.

Mes­sage reçu cinq sur cinq ou oppor­tu­nité de green­wash­er ? En tout cas, depuis quelques mois, le monde poli­tique sem­ble de plus en plus s’intéresser à la dis­crète révo­lu­tion qui s’opère dans les chantiers navals français. Ain­si, les prin­ci­paux acteurs du secteur étaient invités à s’exprimer lors d’une table ronde au One ocean sum­mit qui s’est tenu, à l’initiative d’Emmanuel Macron, du 8 au 11 févri­er dernier.

Et, si le sujet du trans­port mar­itime fut loin d’être au cœur de la cam­pagne prési­den­tielle, Jean-Luc Mélen­chon et Yan­nick Jadot avaient néan­moins fait état de leur intérêt pour la « fil­ière vélique » dans leurs pro­grammes respec­tifs.