Analyse

Le fret ferroviaire fait son retour en France, malgré la mauvaise volonté du gouvernement

Plus sobre que le transport par camions, le fret ferroviaire semble faire son grand retour à la faveur de la transition écologique. Si les annonces gouvernementales restent en deçà des enjeux, des exemples locaux comme la réouverture d'une ligne dans l'Aveyron permettent d’imaginer une politique des transports plus vertueuse.
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C’est une petite revanche con­tre l’histoire. Ancien fleu­ron économique nation­al rav­agé par la désin­dus­tri­al­i­sa­tion, le bassin minier de Decazeville et ses 18 000 habi­tants, dans l’est de l’Aveyron, a per­du sa gare de marchan­dis­es en 2014 — près de 15 ans après la fer­me­ture des dernières mines. Faute de grande indus­trie à desservir, la ligne a été jugée trop peu rentable et fut réservée au traf­ic voyageur.

Mais, depuis le 15 novem­bre dernier, la gare de Viviez-Decazeville, inau­gurée en 1858, accueille à nou­veau des trains de fret. Elle doit cette renais­sance à Rail­coop, une coopéra­tive fondée en 2019 à Figeac, dans le Lot voisin, dont l’ambition est de recon­necter l’ancien bassin minier au pôle indus­triel de Toulouse, à 150 kilo­mètres de là. Rail­coop négo­cie actuelle­ment avec 15 entre­pris­es et a d’ores et déjà décroché un con­trat avec la  coopéra­tive Ethi­quable.

Les huit wag­ons affrétés par Rail­coop pour chaque tra­jet sont loués à l’en­tre­prise Erme­wa © Doc­u­ment remis

« On s’adresse à toutes les PME et TPE qui à elles seules n’ont pas la capac­ité de rem­plir un train-marchan­dise et qui ont recours à un ou deux camions par jour pour achem­iner leurs pro­duc­tions. On fait le pari qu’en agrégeant ces flux, on pour­ra créer un ser­vice plus com­péti­tif que la route », explique à Vert Nico­las Debaisieux, directeur de Rail­coop.

La spé­ci­ficité de son mod­èle repose sur la stan­dard­i­s­a­tion de l’ensemble de l’offre. Con­traire­ment au sys­tème clas­sique où l’of­fre est con­stru­ite sur mesure pour chaque entre­prise (ce qui n’est adap­té qu’aux indus­tries dont la taille jus­ti­fie l’ap­pareil­lage d’un train réguli­er) ici le cir­cuit, les horaires et la com­po­si­tion du train sont iden­tiques à chaque tra­jet. 

Ce fonc­tion­nement offre donc plus de flex­i­bil­ité aux petites entre­pris­es, libres d’emprunter ou non le ser­vice. Pour l’opéra­teur, il a l’a­van­tage de dimin­uer le coût des manœu­vres et le risque d’aléas. Si le pari s’avère gag­nant, Rail­coop prévoit de rou­vrir d’autres lignes de fret dans d’autres régions.

Un transport en grande partie décarboné

Cette volon­té de relancer un mode de trans­port dont la part modale n’est plus que de 9 % aujourd’hui (con­tre 46 % en 1974) s’explique avant tout par l’intérêt écologique du train. « Le fer­rovi­aire va être un mail­lon déter­mi­nant dans la tran­si­tion qui s’impose à nous », assure Nico­las Debaisieux. Alors que nos trains roulent au diesel, ils con­som­ment tout de même près de cinq fois moins de CO2 en tonne-kilo­mètres que les camions opérant sur le même tra­jet ».

Un chiffre cor­roboré par une étude com­mandée par les représentant·es de la fil­ière, parue en juin 2020. En inté­grant les lignes élec­tri­fiées, le rail con­som­merait « six fois moins d’énergie » et émet­trait « neuf fois moins de CO2 » que la route. Mais pour la plu­part des écon­o­mistes, l’argument n’est val­able qu’à court terme. « La route est à l’aube d’une grande révo­lu­tion. On va voir arriv­er les camions élec­triques et hydrogène qui vont réduire dras­tique­ment les nui­sances sonores et l’impact car­bone de ce mode de trans­port », nuance Flo­rent Laroche, écon­o­miste au Lab­o­ra­toire amé­nage­ment, économie, trans­ports (Laet) à l’université Lyon 2.

De son côté, Rail­coop insiste sur les avan­tages écologiques struc­turels du train. « L’adhérence aci­er sur aci­er du rail aura tou­jours une meilleure effi­cac­ité énergé­tique qu’une adhérence pneu-bitume, c’est une loi de la physique », affirme Nico­las Debaisieux. Surtout, l’accumulation de wag­ons der­rière une loco­mo­tive per­met une con­cen­tra­tion plus forte de marchan­dis­es que dans un unique camion »

« On réaffecte de vieilles aides à la même chose »

Au niveau nation­al, le gou­verne­ment sem­ble encour­ager le retour du fret fer­rovi­aire en invo­quant ces mêmes argu­ments écologiques. Le plan de relance présen­té en sep­tem­bre 2020 pour répon­dre à la crise économique née de la pandémie de Covid-19 alloue 4,7 mil­liards d’euros au rail dont 200 mil­lions spé­ci­fique­ment fléchés vers le fret. 

En sep­tem­bre dernier, le min­istre des trans­ports a dévoilé un plan d’action pour « dou­bler la part du fer­rovi­aire d’ici 2030 ». Ce plan con­siste essen­tielle­ment dans le verse­ment d’une aide de 170 mil­lions d’euros par an pen­dant trois ans aux opéra­teurs fer­rovi­aires.

Pour de nom­breux obser­va­teurs, ce sou­tien relève de la poudre aux yeux. « Les 170 mil­lions promis par le gou­verne­ment ne sont pas nou­veaux, explique Flo­rent Laroche. Ils fai­saient déjà par­tie du plan de relance pour le fer­rovi­aire de 2009. On réaf­fecte de vieilles aides à la même chose ». En l’occurrence, la prise en charge par­tielle des péages dus par les opéra­teurs de fret à SNCF Réseau

Le « train des primeurs », relancé en grande pompe par le gou­verne­ment en octo­bre dernier, témoigne de cette relance en demi-teinte du fret fer­rovi­aire. Certes, le ser­vice entre Per­pig­nan et Rungis est à nou­veau sur les rails après deux ans d’ar­rêt, ce qui per­met, selon la SNCF de rem­plac­er 9 000 camions par an. Pour­tant, il n’est plus que l’om­bre de lui-même. Sur les 84 wag­ons du parc ini­tial, seuls 34 ont été rénovés et 12 sont actuelle­ment en ser­vice. 

Sans volon­té éta­tique forte, il sem­ble peu prob­a­ble que les trains de marchan­dis­es revi­en­nent d’eux même sur les rails. « Le prin­ci­pal obsta­cle, c’est l’état du réseau. Depuis des années, l’Etat pri­orise les grands axes en délais­sant ou en fer­mant le reste. Aujourd’hui, les opéra­teurs ne sont pas en capac­ité de faire tourn­er les trains comme il le faudrait », con­state le chercheur du Laet.

Un con­stat que font tous les jours les chauf­feurs de Rail­coop. « Sur la ligne Decazeville — Toulouse, 45 min­utes sont per­dues car on est oblig­és de s’arrêter pour laiss­er pass­er le train d’en face, faute de points de croise­ment », déplore Nico­las Debaisieux. Alors que le tra­jet en camion dure deux heures, le train met qua­tre heures pour reli­er les deux gares. A ce manque d’efficacité s’ajoute le « coût du dernier kilo­mètre », entre la gare et l’entreprise qui, aujourd’hui, fait peser la bal­ance du côté de la route.

Gouvernance locale

Mal­gré ces désa­van­tages com­para­t­ifs, rien n’est per­du pour le rail, comme le rap­pel­lent les nom­breux exem­ples à nos fron­tières. La Suisse, par exem­ple, investit mas­sive­ment dans le fer­rovi­aire (plus de huit mil­liards d’euros de dépens­es publiques par an, soit env­i­ron 1,3 % du PIB) depuis le tour­nant des années 2000 afin de lim­iter l’afflux de camions à tra­vers les Alpes. Dans le pays, la part modale du fret fer­rovi­aire n’a cessé d’augmenter jusqu’à attein­dre 37 % aujourd’hui. « Le réseau repose sur un mail­lage de petites entre­pris­es locales qui tra­vail­lent sur des lignes de dessertes fines et qui sont soutenus très forte­ment par les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales », analyse Flo­rent Laroche.

C’est aus­si ce mod­èle de gou­ver­nance locale que tente de repro­duire Rail­coop. « On s’attache à avoir une vision plus con­crète de ce que veu­lent les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales, les acteurs économiques locaux et les citoyens en les inté­grant à nos pris­es de déci­sions », explique Juli­ette Lavezard, respon­s­able de la vie coopéra­tive à Rail­coop. Pour elle, c’est là une par­tie de leur suc­cès : « il y a un vrai engoue­ment autour de notre pro­jet puisqu’il n’est pas qu’économique. Il est aus­si social et citoyen. Plus de 10 000 socié­taires et un cap­i­tal social de 3,6 à 3,7 mil­lions d’euros en un an et demi, pour une coopéra­tive, c’est du jamais vu ». Reste à voir si le prochain gou­verne­ment élu saura pren­dre les mesures qui nous per­me­t­tront de pren­dre le train-marchan­dise à temps.