Décryptage

Peut-on enfouir des déchets nucléaires pour toujours sans nuire aux générations futures ? La question à 100 000 ans posée au Conseil constitutionnel

  • Par

Avis de déchets. Le Con­seil con­sti­tu­tion­nel a été saisi par soix­antes réquérant·es, dont de nom­breuses asso­ci­a­tions, qui esti­ment que le sort des prochaines généra­tions n’est pas suff­isam­ment pris en compte dans le pro­jet d’enfouissement des déchets radioac­t­ifs prévu à Bure (Meuse) — une grande pre­mière. Vert a assisté à l’audience, qui s’est tenue ce mar­di.

«Aujourd’hui est l’occasion de se pronon­cer pour la pre­mière fois sur la pro­tec­tion que notre Con­sti­tu­tion apporte aux généra­tions futures», a plaidé Maître Stéphane-Lau­rent Tex­i­er, con­seil des par­ties requérantes, mar­di matin devant les sages de la rue de Mont­pen­si­er. Les neuf mem­bres du Con­seil con­sti­tu­tion­nel avaient pour tâche d’étudier une ques­tion pri­or­i­taire de con­sti­tu­tion­nal­ité (QPC) sur le stock­age défini­tif des déchets radioac­t­ifs en couche géologique pro­fonde prévu à Bure — c’est le pro­jet Cigéo.

La QPC est une procé­dure de con­trôle de la con­for­mité des lois avec la Con­sti­tu­tion française. Ce recours avait été lancé en sep­tem­bre 2022 par plus de soix­ante par­ties requérantes, dont de nom­breuses asso­ci­a­tions comme Attac, France nature envi­ron­nement, le Réseau Sor­tir du nucléaire, l’Observatoire du nucléaire et Green­peace France. En août dernier, le Con­seil d’État avait décidé de trans­met­tre cette QPC au Con­seil con­sti­tu­tion­nel. «Le fait que le Con­seil d’État ait con­sid­éré que la demande était légitime, c’est déjà une cer­taine vic­toire», souligne auprès de Vert Bernard Laponche, physi­cien nucléaire, ancien ingénieur au Com­mis­sari­at à l’énergie atom­ique (CEA) et prési­dent de Glob­al chance, une des asso­ci­a­tions requérantes.

Les par­ties requérantes arguent que la Déc­la­ra­tion d’utilité publique (DUP) du pro­jet Cigéo, validée en 2022, s’appuie sur une dis­po­si­tion du code de l’environnement jugée anti-con­sti­tu­tion­nelle. Il s’agit de l’article L.542–10‑1, qui prévoit que le stock­age en couche géologique pro­fonde de déchets radioac­t­ifs soit réversible pour «les généra­tions suc­ces­sives».

Pour les requérant·es, la loi ne pré­cise pas de garanties suff­isantes pour assur­er la pro­tec­tion des généra­tions futures : «Le principe de réversibil­ité est assuré pour l’exploitation du site, soit 100 ans, alors que les effets des déchets radioac­t­ifs s’étendent sur des cen­taines de mil­liers d’années», pointe Maître Stéphane-Lau­rent Tex­i­er, qui con­clut une atteinte grave et irrémé­di­a­ble à l’environnement.

Pour l’Agence nationale pour la ges­tion des déchets radioac­t­ifs (Andra), chargée de met­tre en œuvre le pro­jet Cigéo, les «généra­tions futures» n’ont pas d’existence juridique à pro­pre­ment par­ler, ren­dant ain­si caduque la requête. «Nous sommes le vivant ici et main­tenant, mais les généra­tions futures sont des élé­ments qui peut-être seront, mais qui n’existent pas au jour de l’action», estime Maître Jean-Nico­las Clé­ment, avo­cat de l’Andra. «La référence aux généra­tions futures est une idée altru­iste et généreuse. Qui ne souhaite pas le bon­heur de ses enfants, petits-enfants, voire un bon­heur meilleur que le nôtre ?», inter­roge-t-il les mem­bres du Con­seil con­sti­tu­tion­nel et le pub­lic venu assis­ter à l’audience. «Cela reste une idée qui n’est pas juridique­ment opérante», tranche-t-il.

La ques­tion des généra­tions futures est invo­quée dans un nom­bre crois­sant de recours juridiques partout dans le monde. Il y a quelques semaines, un procès inédit éval­u­ait l’impact de l’insuffisance des poli­tiques cli­ma­tiques de 32 pays sur les jeunes et les généra­tions à venir devant la Cour européenne des droits de l’homme (notre arti­cle). **Dans un rap­port paru en août 2023, le Comité des droits de l’enfant (un organe des Nations unies) appelait pour la pre­mière fois à la prise en compte des droits humains «des enfants déjà présents sur notre planète», mais égale­ment «des enfants encore à naître», en par­ti­c­uli­er sur les ques­tions envi­ron­nemen­tales.

La déci­sion du Con­seil con­sti­tu­tion­nel doit être ren­due le 26 octo­bre prochain et pour­rait avoir un reten­tisse­ment his­torique. Le Con­seil con­sti­tu­tion­nel pour­rait affirmer la néces­sité de pren­dre en compte le droit des généra­tions futures dans le pro­jet, ce qui entraîn­erait peut-être une réé­val­u­a­tion de la Déc­la­ra­tion d’utilité publique du pro­jet Cigéo. Cette recon­nais­sance con­sti­tu­tion­nelle du droit des généra­tions à venir ouvri­rait aus­si la voie à des recours juridiques dans de nom­breux pro­jets aux impacts envi­ron­nemen­taux impor­tants.