C’est une scène habituelle ces derniers temps à la ferme de la Martinière. Assis devant la table de la cuisine encombrée de feuilles volantes, François Chabré et sa compagne Françoise Blanchard scrutent en détail une pile de dossiers administratifs sortie des placards. En les suivant de l’index, François lit les quelques lignes devant lui à voix haute, puis repousse la feuille à l’autre bout de la table. «La première fois que j’ai lu ça, je me suis effondré», raconte le vigneron et éleveur de porcs, installé depuis 1994 dans le petit village d’Ambierle (Loire).
Le courrier en question annonce le montant de la rente mensuelle d’invalidité accordée par son assurance privée : 380,10 euros. Trois fois moins que le montant espéré. La lassitude marque le visage habituellement rieur de François.
Prothèse au genou, rupture des tendons de l’épaule, arthrose dans les mains… À 60 ans, l’agriculteur ne peut plus tenir le rythme de son exploitation. Cet hiver, la Mutualité sociale agricole (MSA) l’a déclaré inapte au travail et lui verse une pension d’invalidité. Il comptait sur la rente de son assureur Prédica, filiale du Crédit agricole assurances, pour compléter ses revenus jusqu’à sa retraite en 2026.
«On ne me propose que des miettes», s’indigne le sexagénaire, qui évalue à 480 euros ce qu’il reste des deux pensions mensuelles (380,10 euros de Prédica et 680 euros de la MSA) une fois les cotisations payées. «Avec ça, je ne peux pas me permettre d’arrêter la ferme : j’ai un prêt contracté pendant le Covid à rembourser et je dois payer un salarié pour me remplacer sur les tâches que je ne peux plus faire.»
Lorsque François détaille ses problèmes de santé, c’est l’histoire de ses trois décennies dans cette ferme reprise à la suite de ses beaux-parents qui défile. La manutention des carcasses à l’abattoir a mis ses épaules à rude épreuve, les journées dans le tracteur ont fragilisé ses genoux, la taille de la vigne est à l’origine de l’arthrose aux mains… Il évoque d’une voix émue le «double deuil» d’avoir arrêté la viticulture parce qu’il ne pouvait plus «faire confiance à (son) corps». Aujourd’hui, la ferme ne compte plus qu’une cinquantaine de porcs en plein air, et s’est diversifiée en devenant un tiers-lieu paysan.
«Ça fait trente ans que je me casse la santé pour nourrir les gens et, au premier pépin, je me rends compte que tout le monde s’en fout», regrette, amer, celui qui a été animateur syndical à la Confédération paysanne pendant dix ans, avant de s’installer. «J’adore mon métier, mais physiquement je n’en peux plus, et je n’ai pas envie de m’esquinter encore plus.»
«Ma santé se joue sur une histoire de mauvaise case»
Si le montant de la rente de Prédica ne correspond pas aux attentes de François, c’est à cause d’une subtilité administrative pointée par le couple dans le fouillis étalé sur la table. Au moment de la souscription avec la filiale du Crédit agricole assurances en 2009, l’agriculteur a opté pour un contrat qui ne couvre que les conséquences personnelles (physiques et psychologiques) de son invalidité, et non les répercussions professionnelles (dont la perte de revenus). Une assurance fonctionnelle et non une assurance croisée, dans un langage d’assureur.
«Ma santé se joue sur une histoire de mauvaise case», constate François. La clause est courante dans les contrats d’assurance professionnelle, mais le couple fustige le manque de transparence et d’intelligibilité de l’organisme. «François a eu l’impression de s’être fait avoir, développe sa femme Françoise, infirmière aujourd’hui retraitée. Il n’avait aucun doute sur le fait d’être correctement assuré. Il y a eu un avenant, des coups de téléphone, personne n’a expliqué la différence entre les deux types de garantie.» Une fois la consternation passée, la famille Chabré s’est rapprochée de l’avocat médiatique Arié Alimi, et s’apprête à attaquer Crédit agricole assurances en justice pour défaut d’information précontractuelle.
Au-delà d’une mauvaise case cochée, François s’étonne de ces «contrats pour paysans qui ne prennent pas en compte la dureté physique du métier». De son côté, contacté par Vert, Crédit agricole assurances confirme que François Chabré «a opté pour une invalidité fonctionnelle seule» et déclare avoir proposé à son client une contre-expertise gratuite, «qui pourrait conduire à une révision de la pension».
Un site internet pour recueillir les témoignages
La situation de François a été exposée par son fils Samuel sur le réseau social Linkedin. Le post a été partagé des centaines de fois et a suscité de vives réactions. «J’ai reçu plein de messages de personnes ayant vécu des situations similaires, elles-mêmes directement, ou à travers leurs proches, raconte Samuel. Il y avait aussi des avocats qui proposaient leur aide, des militants qui témoignaient de leur soutien, des journalistes curieux d’en savoir plus…»
Portés par l’engouement, Samuel et ses parents créent en vitesse un site internet baptisé Recours paysan·nes. Un espace pour collecter les témoignages et mettre en lien agriculteur·ices, juristes et journalistes. «On voulait profiter de cet afflux d’attention pour que ces vies difficiles soient entendues, et donner un coup de pouce juridique à celles et ceux qui en ont besoin», explique Samuel.
Parmi la quinzaine de témoignages reçus en quelques jours, plusieurs font écho au cas de François. «Je touche une pension d’invalidité, mais je ne peux pas arrêter la ferme. J’en ai marre de cette situation, je suis très fatiguée, confie une agricultrice qui déplore ne même plus pouvoir faire de cadeaux à (ses) petits enfants».
Une exploitante à la retraite écrit : «La MSA m’a reconnue invalide en 2007, mais avec 380 euros par mois, j’ai dû continuer à travailler. Une honte vu la pénibilité de ce travail. Nous avons aimé notre métier et lui avons tout donné, même notre santé.»
«Comment reconnait-on le travail de celles et ceux qui nous nourrissent ?»
À l’image des grandes mobilisations qui ont gagné le pays en novembre, ces récits mettent en lumière la précarité et le manque de protection sociale qui traversent le monde agricole. Avec en toile de fond le même sentiment d’abandon vis-à-vis des institutions et de la société. Ainsi, 16% des ménages agricoles vivent sous le seuil de pauvreté monétaire (1 216 euros par mois en 2022) et, une fois à la retraite, la pension moyenne des agriculteur·ices ne dépasse pas 571 euros mensuels (hors complémentaire). Elles et ils sont également exposé·es à un risque de suicide 43% plus élevé que le reste de la population, et à plusieurs pathologies comme les troubles musculo-squelettiques ou la maladie de Parkinson.
Face à ces difficultés, les démarches administratives de la MSA, telles que la reconnaissance des maladies professionnelles, sont jugées trop complexes, et le calcul des indemnités maladie inadapté aux réalités du métier. C’est ce que résume ce témoignage reçu par la famille Chabré : «Mon frère a un problème au genou qu’il faut opérer, avec un long moment d’immobilisation. Mais il ne peut pas le faire : s’il s’arrête, qui va vendre sa production et s’occuper de ses légumes ? Et ensuite, étant donné qu’il n’aura rien planté, il aura plusieurs mois sans rien.»
De son passé syndical, François tire une expérience des combats juridiques et politiques qu’il compte bien mobiliser pour faire entendre sa voix et celles recueillies sur le site de Recours paysan·nes. «Je pense beaucoup aux paysans qui sont seuls et dans des situations mentales compliquées. Dans ces cas-là, ils se passent une corde autour du cou», soutient l’éleveur, qui s’est également rapproché de l’association Solidarité paysans. «Parce qu’au fond, cette histoire pose une question très importante : comment reconnait-on le travail de celles et ceux qui nous nourrissent ?»