Entretien

Nicolas Dufrêne de l’Institut Rousseau : «À Davos, le salut ne viendra pas de ceux qui ont bâti le système»

L'édition 2024 du Forum économique mondial, grand rendez-vous annuel des dirigeants économiques et politiques, s’est ouvert à Davos (Suisse) avec un but : «rebâtir la confiance» et «améliorer l’état du monde». Dans un entretien à Vert, l’économiste et directeur de l’Institut Rousseau Nicolas Dufrêne démontre qu’il n’y a rien à attendre de ce sommet commercial.
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Pour met­tre véri­ta­ble­ment en œuvre la tran­si­tion écologique, l’auteur d’Une mon­naie écologique et La dette au XXIe siè­cle, com­ment s’en libér­er (Odile Jacob) avance qu’il ne faut pas compter sur la char­ité des plus rich­es, dont la for­tune explose à mesure qu’ils aggravent l’état de la planète et des vivants. À l’inverse, il faudrait revoir, de façon démoc­ra­tique, l’organisation même de notre société et inve­stir mas­sive­ment dans notre avenir par la lutte con­tre les par­adis fis­caux, la tax­a­tion des plus aisés et surtout la créa­tion moné­taire.

Le Forum économique mondial a noté que le changement climatique est l’un des plus grands risques auxquels le monde sera confronté au cours de la prochaine décennie. Que peut-on attendre de Davos sur le plan de l’écologie ?

Davos, c’est le salon des grandes entre­pris­es ; c’est là où on vient faire du busi­ness. Les dirigeants louent très cher des salons de réu­nion dans les grands hôtels pour ren­con­tr­er leurs homo­logues. L’entre-soi et la dimen­sion com­mer­ciale pri­ment. Cette année, c’est l’intelligence arti­fi­cielle qui est mise en avant.

«Le salut ne vien­dra pas de ceux qui ont bâti le sys­tème»

Il ne faut atten­dre de Davos aucune réforme rad­i­cale, car ce n’est pas fait pour ça. Le salut ne vien­dra pas de ceux qui ont prof­ité à fond du sys­tème, qui l’ont même bâti. Il y a certes des ini­tia­tives intéres­santes d’une poignée de plus rich­es qui dis­ent «tax­ez-nous!», — même s’il n’y a aucun français dedans. Dans les années 2010, le mil­liar­daire améri­cain War­ren Buf­fet soule­vait déjà que ce n’était pas nor­mal qu’il paie moins d’impôts, en pro­por­tion, que sa secré­taire. Mais ce n’est pas de la générosité des plus rich­es, ni de leur sens civique ou moral, qu’il faut atten­dre des réformes rad­i­cales. Celles-ci doivent s’organiser au niveau poli­tique. Ce n’est pas une logique de char­ité, mais d’organisation de la société, c’est très dif­férent.

Le président Emmanuel Macron a emmené avec lui une poignée de startups françaises, dont certaines sont plutôt «vertes». N’y a‑t-il pas un espoir de transformation de ce côté-là ?

Oui, il y a quelques aspects du cap­i­tal­isme financier — comme les star­tups de bat­ter­ies élec­triques — qui essaient de se tourn­er vers les activ­ités vertes, mais ce n’est pas suff­isant. Dans quelques jours, l’institut Rousseau va ren­dre un rap­port au niveau européen qui mon­tre qu’il faudrait inve­stir 2,6% du PIB [le Pro­duit intérieur brut, qui mesure la richesse créée, NDLR] sup­plé­men­taires pour faire la tran­si­tion écologique. On en est loin.

Nico­las Dufrêne © Ophélie Coel­ho

Je remar­que qu’en Europe, nous sommes blo­qués par nos pro­pres dogmes, alors qu’aux États-Unis, en Chine, au Japon, ils ont mis en place des grands plans d’investissements. Aux États-Unis par exem­ple, avec l’Infla­tion reduc­tion act, le déficit budgé­taire n’est plus l’indicateur le plus impor­tant ; il y a un vrai effort de finance­ment et d’investissement de la part de l’État. Si au moins Davos pou­vait servir aux entre­pris­es et aux dirigeants européens pour se ren­dre compte qu’ils pren­nent du retard sur d’autres endroits du monde qui investis­sent plus, ce serait un bon point. Mal­heureuse­ment, Emmanuel Macron s’intéresse plus à la French tech [l’écosystème de star­tups français­es] qu’à la French tran­si­tion.

L’ONG Oxfam a publié cette semaine un rapport qui montre l’explosion des inégalités de richesse, avec d’un côté des milliardaires dont la fortune a doublé depuis 2020 et de l’autre des pauvres toujours plus pauvres. Doit-on s’en étonner ?

Non, car il y a une logique de con­cen­tra­tion de la richesse en cours depuis plus de 30 ans. C’est un mou­ve­ment qui a com­mencé dans les années 80 et qui s’est accéléré après la chute du mur [de Berlin, en 1989, NDLR]. Tout a été fait pour ça : on a déman­telé des sys­tèmes d’imposition sous cou­vert de sim­pli­fi­ca­tion ; on a toléré et on tolère encore des par­adis fis­caux partout dans le monde, y com­pris en Europe ; on a mis en place des réformes plus favor­ables au cap­i­tal qu’au tra­vail. Dans l’explosion de richesse des plus rich­es, le pat­ri­moine financier joue un rôle énorme, car il est de moins en moins taxé et con­traint.

Depuis le milieu des années 2010 — et encore plus depuis la pandémie de Covid-19 -, les ban­ques cen­trales créent de la mon­naie à des­ti­na­tion des marchés financiers au lieu de financer la tran­si­tion écologique ; c’est ce qu’on appelle le quan­ti­ta­tive eas­ing. Dans mon livre, je qual­i­fie ça de «trou noir moné­taire» : les marchés financiers attirent à eux la créa­tion moné­taire et ne la lais­sent pas ressor­tir.

«La logique du tou­jours moins d’État et de dépens­es publiques n’est pas com­pat­i­ble avec la tran­si­tion écologique»

Il y a deux ans, en pleine pandémie, on bat­tait des records de val­ori­sa­tion bour­sière en Europe ou aux États-Unis alors que l’économie était à l’arrêt. Cela mon­tre la décon­nex­ion com­plète entre l’économie réelle et les dynamiques finan­cières qui nous con­duisent à une forme de gigan­tisme. Tous les intérêts sont ori­en­tés vers la créa­tion de valeur finan­cière. Par exem­ple, la rémunéra­tion des patrons de grandes entre­pris­es dépend de plus en plus de la valeur action­nar­i­ale qu’ils créent.

C’est l’évolution du cap­i­tal­isme financier mod­erne, qui est dif­férent du cap­i­tal­isme d’avant les années 80.

Quels sont les freins à la transition écologique dans le monde économique ?

Nous con­tin­uons de vivre sur un logi­ciel économique qui veut réduire la place de l’État. Avec la pandémie, nous pen­sions que cela allait chang­er, mais à peine ter­minée, nous avons rétabli les règles budgé­taires en Europe et refait de la dette le tabou absolu qu’il faudrait réduire à tout prix. La France s’est engagée à ramen­er son déficit budgé­taire sous les 3% d’i­ci à 2027. J’ai fait le cal­cul : cela sig­ni­fie 12 mil­liards d’euros de dépens­es publiques en moins chaque année alors qu’il y a des pri­or­ités énormes, pour financer l’hôpital, l’éducation et la tran­si­tion écologique. La logique du tou­jours moins d’État et de dépens­es publiques n’est pas com­pat­i­ble avec la tran­si­tion écologique.

Cer­taines branch­es et activ­ités vont être renta­bles : les éner­gies renou­ve­lables, par exem­ple. À côté de ça, il va y avoir des dépens­es néces­saires pour faire la tran­si­tion écologique, mais non renta­bles. Pour l’instant, on n’a pas réus­si à penser des mod­èles économiques de poli­tiques publiques en s’extrayant de la logique de rentabil­ité. Or, pro­téger des zones humides, rénover des frich­es, inve­stir dans la pro­tec­tion de la ressource en eau ; il n’y a que la puis­sance publique qui puisse le faire.

Même la réno­va­tion énergé­tique des loge­ments peut être rentable, mais à très long terme. Si on n’organise pas des aides publiques, des prêts à taux zéro sur une longue durée pour liss­er la charge, on ne va pas y arriv­er. Dans mon dernier livre, La dette au XXIè siè­cle, com­ment s’en libér­er?, je développe l’idée de la créa­tion moné­taire libre, sans dette, pour éviter cette épée de Damo­clès qu’est la dette. Je remar­que qu’aujourd’hui, les ban­ques cen­trales font de la créa­tion moné­taire à des­ti­na­tion des ban­ques privées, au lieu de la fléch­er vers des dépens­es comme la tran­si­tion écologique.

«A Davos, on entre­tient ce réc­it du sauveur.
C’est un échec de civil­i­sa­tion»

La troisième rai­son, c’est que nous n’avons pas de plan­i­fi­ca­tion digne de ce nom pour dégager des moyens. Il faudrait une loi pluri­an­nuelle de finance­ment de la tran­si­tion écologique. On le fait déjà en matière de défense, car quand on achète un porte-avion, il faut plan­i­fi­er des moyens dans la durée. Sauf qu’en regar­dant le détail des pro­gram­ma­tions qui exis­tent, comme la loi de pro­gram­ma­tion pluri­an­nuelle de l’énergie (PPE), ou la Stratégie nationale bas-car­bone (SNBC), il n’y a pas de moyens budgé­taires asso­ciés. On fixe des grands objec­tifs, mais on ne met jamais les moyens. Tant qu’on n’au­ra pas au niveau nation­al comme européen des moyens à déblo­quer, c’est-à-dire de l’argent pub­lic et des investisse­ments privés -, on pour­ra faire des grandes déc­la­ra­tions qui s’avèreront être des vœux pieux.

Les États ne font rien pour récupér­er les sommes de l’évasion fis­cale. On ne peut pas tout atten­dre de la tax­a­tion des plus rich­es, car ils s’y opposent tou­jours.

A Davos, on entre­tient ce réc­it du sauveur. C’est un échec de civil­i­sa­tion. Cela traduit une fas­ci­na­tion pour l’entrepreneur phil­an­thrope, le mil­liar­daire au grand cœur, dont on attend notre salut. Bill Gates a annon­cé une aug­men­ta­tion de 30% du bud­get de sa fon­da­tion, qui passe à huit mil­liards de dol­lars. C’est plus que l’ensemble du bud­get de l’Organisation mon­di­ale de la San­té. Aujourd’hui, des indi­vidus sont plus puis­sants que l’OMS. Tant qu’on con­tin­uera dans cette logique de soumis­sion à des grands intérêts privés, on aura un grave prob­lème de poli­tiques publiques.