Pour mettre véritablement en œuvre la transition écologique, l’auteur d’Une monnaie écologique et La dette au XXIe siècle, comment s’en libérer (Odile Jacob) avance qu’il ne faut pas compter sur la charité des plus riches, dont la fortune explose à mesure qu’ils aggravent l’état de la planète et des vivants. À l’inverse, il faudrait revoir, de façon démocratique, l’organisation même de notre société et investir massivement dans notre avenir par la lutte contre les paradis fiscaux, la taxation des plus aisés et surtout la création monétaire.
Le Forum économique mondial a noté que le changement climatique est l’un des plus grands risques auxquels le monde sera confronté au cours de la prochaine décennie. Que peut-on attendre de Davos sur le plan de l’écologie ?
Davos, c’est le salon des grandes entreprises ; c’est là où on vient faire du business. Les dirigeants louent très cher des salons de réunion dans les grands hôtels pour rencontrer leurs homologues. L’entre-soi et la dimension commerciale priment. Cette année, c’est l’intelligence artificielle qui est mise en avant.
«Le salut ne viendra pas de ceux qui ont bâti le système»
Il ne faut attendre de Davos aucune réforme radicale, car ce n’est pas fait pour ça. Le salut ne viendra pas de ceux qui ont profité à fond du système, qui l’ont même bâti. Il y a certes des initiatives intéressantes d’une poignée de plus riches qui disent «taxez-nous!», – même s’il n’y a aucun français dedans. Dans les années 2010, le milliardaire américain Warren Buffet soulevait déjà que ce n’était pas normal qu’il paie moins d’impôts, en proportion, que sa secrétaire. Mais ce n’est pas de la générosité des plus riches, ni de leur sens civique ou moral, qu’il faut attendre des réformes radicales. Celles-ci doivent s’organiser au niveau politique. Ce n’est pas une logique de charité, mais d’organisation de la société, c’est très différent.
Le président Emmanuel Macron a emmené avec lui une poignée de startups françaises, dont certaines sont plutôt «vertes». N’y a-t-il pas un espoir de transformation de ce côté-là ?
Oui, il y a quelques aspects du capitalisme financier – comme les startups de batteries électriques – qui essaient de se tourner vers les activités vertes, mais ce n’est pas suffisant. Dans quelques jours, l’institut Rousseau va rendre un rapport au niveau européen qui montre qu’il faudrait investir 2,6% du PIB [le Produit intérieur brut, qui mesure la richesse créée, NDLR] supplémentaires pour faire la transition écologique. On en est loin.
Je remarque qu’en Europe, nous sommes bloqués par nos propres dogmes, alors qu’aux États-Unis, en Chine, au Japon, ils ont mis en place des grands plans d’investissements. Aux États-Unis par exemple, avec l’Inflation reduction act, le déficit budgétaire n’est plus l’indicateur le plus important ; il y a un vrai effort de financement et d’investissement de la part de l’État. Si au moins Davos pouvait servir aux entreprises et aux dirigeants européens pour se rendre compte qu’ils prennent du retard sur d’autres endroits du monde qui investissent plus, ce serait un bon point. Malheureusement, Emmanuel Macron s’intéresse plus à la French tech [l’écosystème de startups françaises] qu’à la French transition.
L’ONG Oxfam a publié cette semaine un rapport qui montre l’explosion des inégalités de richesse, avec d’un côté des milliardaires dont la fortune a doublé depuis 2020 et de l’autre des pauvres toujours plus pauvres. Doit-on s’en étonner ?
Non, car il y a une logique de concentration de la richesse en cours depuis plus de 30 ans. C’est un mouvement qui a commencé dans les années 80 et qui s’est accéléré après la chute du mur [de Berlin, en 1989, NDLR]. Tout a été fait pour ça : on a démantelé des systèmes d’imposition sous couvert de simplification ; on a toléré et on tolère encore des paradis fiscaux partout dans le monde, y compris en Europe ; on a mis en place des réformes plus favorables au capital qu’au travail. Dans l’explosion de richesse des plus riches, le patrimoine financier joue un rôle énorme, car il est de moins en moins taxé et contraint.
Depuis le milieu des années 2010 – et encore plus depuis la pandémie de Covid-19 -, les banques centrales créent de la monnaie à destination des marchés financiers au lieu de financer la transition écologique ; c’est ce qu’on appelle le quantitative easing. Dans mon livre, je qualifie ça de «trou noir monétaire» : les marchés financiers attirent à eux la création monétaire et ne la laissent pas ressortir.
«La logique du toujours moins d’État et de dépenses publiques n’est pas compatible avec la transition écologique»
Il y a deux ans, en pleine pandémie, on battait des records de valorisation boursière en Europe ou aux États-Unis alors que l’économie était à l’arrêt. Cela montre la déconnexion complète entre l’économie réelle et les dynamiques financières qui nous conduisent à une forme de gigantisme. Tous les intérêts sont orientés vers la création de valeur financière. Par exemple, la rémunération des patrons de grandes entreprises dépend de plus en plus de la valeur actionnariale qu’ils créent.
C’est l’évolution du capitalisme financier moderne, qui est différent du capitalisme d’avant les années 80.
Quels sont les freins à la transition écologique dans le monde économique ?
Nous continuons de vivre sur un logiciel économique qui veut réduire la place de l’État. Avec la pandémie, nous pensions que cela allait changer, mais à peine terminée, nous avons rétabli les règles budgétaires en Europe et refait de la dette le tabou absolu qu’il faudrait réduire à tout prix. La France s’est engagée à ramener son déficit budgétaire sous les 3% d’ici à 2027. J’ai fait le calcul : cela signifie 12 milliards d’euros de dépenses publiques en moins chaque année alors qu’il y a des priorités énormes, pour financer l’hôpital, l’éducation et la transition écologique. La logique du toujours moins d’État et de dépenses publiques n’est pas compatible avec la transition écologique.
Certaines branches et activités vont être rentables : les énergies renouvelables, par exemple. À côté de ça, il va y avoir des dépenses nécessaires pour faire la transition écologique, mais non rentables. Pour l’instant, on n’a pas réussi à penser des modèles économiques de politiques publiques en s’extrayant de la logique de rentabilité. Or, protéger des zones humides, rénover des friches, investir dans la protection de la ressource en eau ; il n’y a que la puissance publique qui puisse le faire.
Même la rénovation énergétique des logements peut être rentable, mais à très long terme. Si on n’organise pas des aides publiques, des prêts à taux zéro sur une longue durée pour lisser la charge, on ne va pas y arriver. Dans mon dernier livre, La dette au XXIè siècle, comment s’en libérer?, je développe l’idée de la création monétaire libre, sans dette, pour éviter cette épée de Damoclès qu’est la dette. Je remarque qu’aujourd’hui, les banques centrales font de la création monétaire à destination des banques privées, au lieu de la flécher vers des dépenses comme la transition écologique.
«A Davos, on entretient ce récit du sauveur.
C’est un échec de civilisation»
La troisième raison, c’est que nous n’avons pas de planification digne de ce nom pour dégager des moyens. Il faudrait une loi pluriannuelle de financement de la transition écologique. On le fait déjà en matière de défense, car quand on achète un porte-avion, il faut planifier des moyens dans la durée. Sauf qu’en regardant le détail des programmations qui existent, comme la loi de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), ou la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), il n’y a pas de moyens budgétaires associés. On fixe des grands objectifs, mais on ne met jamais les moyens. Tant qu’on n’aura pas au niveau national comme européen des moyens à débloquer, c’est-à-dire de l’argent public et des investissements privés -, on pourra faire des grandes déclarations qui s’avèreront être des vœux pieux.
Les États ne font rien pour récupérer les sommes de l’évasion fiscale. On ne peut pas tout attendre de la taxation des plus riches, car ils s’y opposent toujours.
A Davos, on entretient ce récit du sauveur. C’est un échec de civilisation. Cela traduit une fascination pour l’entrepreneur philanthrope, le milliardaire au grand cœur, dont on attend notre salut. Bill Gates a annoncé une augmentation de 30% du budget de sa fondation, qui passe à huit milliards de dollars. C’est plus que l’ensemble du budget de l’Organisation mondiale de la Santé. Aujourd’hui, des individus sont plus puissants que l’OMS. Tant qu’on continuera dans cette logique de soumission à des grands intérêts privés, on aura un grave problème de politiques publiques.