Portrait

Micheline Gambaretti, seule détective privée de France dédiée à l’environnement : «Il y a toujours une sorte d’omerta»

Enquête de sens. Après une longue carrière dans la gendarmerie, Micheline Gambaretti, 54 ans, est devenue détective privée spécialisée dans les atteintes à l’environnement. Dans le Finistère, ses enquêtes sur la pollution de l’eau – entre autres – la confrontent aux conséquences d’un modèle agro-industriel dominant dans la région.
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Lancée à vive allure sur les routes de l’arrière-pays finistérien, au milieu des bâtiments d’élevage couvrant des hectares et des champs orange brûlés par les pesticides, Micheline Gambaretti garde, à travers ses lunettes rectangulaires métalliques, l’œil acéré. «Là, c’est l’un des plus gros pollueurs du secteur», lâche-t-elle, désignant l’une de ces fermes-usines qui composent le paysage du département. Les minutes défilent et les griefs s’accumulent : «Ici, ils veulent encore étendre l’exploitation, mais nous avons découvert que le permis de construire n’était pas en règle.» Une odeur prend à la gorge. «C’est pas vrai ! Ils ont détruit le talus !» «Regardez ! Ils sont en train de pulvériser du produit…»

La détective privée Micheline Gambaretti, le 20 mars 2025 à Taulé (Finistère). © Nicolas Cossic/Vert

Cet œil attentif, la quinquagénaire, coupe en brosse et vêtements de sport sur le dos, l’a sans doute hérité de ses plus de 20 années de service dans la gendarmerie, où elle a occupé le poste d’enquêtrice judiciaire. Des compétences qu’elle met désormais au service de la protection des écosystèmes. Depuis 2022, Micheline Gambaretti est détective privée spécialisée dans les atteintes à l’environnement. La seule en France, à sa connaissance. Elle marque un arrêt sur un chemin, à deux pas de l’une de ses cibles d’investigation. «Je viens ici pour prendre des photos. Les camions ne devraient pas tarder à sortir. […] Entre le méthaniseur, la pollution de l’eau, les bâtiments d’élevage, il y a une longue liste d’infractions», se désole-t-elle.

Une affaire de pollution hors normes

Le périple s’achève à la rencontre de trois villages : Plouénan, Guiclan et Taulé. Un petit pont en granit qui relie ces hameaux donne une vue imprenable sur la Penzé, cette rivière qui se jette à quelques kilomètres, dans la baie de Morlaix. C’est ici que, en avril 2021, entre 100 000 et 300 000 litres de lisier ont été déversés dans le cours d’eau, entraînant une mortalité piscicole jamais vue auparavant par les associations environnementales et les pêcheur·ses, rapporte Ouest-France. En cause : l’activité de l’une des plus grosses porcheries de la région, détenue par la société Kerjean, créée par Alexis Gourvennec, figure du complexe agro-industriel breton décédée en 2007. Une grave pollution qui reste, à ce jour, l’affaire la plus importante sur laquelle Micheline Gambaretti a travaillé en tant qu’enquêtrice privée.

La rivière la Penzé, à Taulé (Finistère). © Nicolas Cossic/Vert

C’est Philippe Bras, président de l’association agréée pour la pêche et la protection du milieu aquatique du pays de Morlaix, qui l’a mise sur ce dossier, après avoir déposé plainte, à l’instar de plusieurs organisations. Un arrangement financier à l’amiable lui avait été proposé pour mettre fin à la procédure, affirme-t-il : «C’était hors de question !» Cette fois, il fallait que les responsables soient traduits en justice. Il garde un souvenir ému de cet épisode : «Il y avait un flot continu de lisier. Tout ce qui était dans la rivière était mort. Les gens se sont amassés sur le petit pont pour regarder et pleuraient. Avec le flux des marées et le ressac, la vague de lisier qui avait dépassé le village est revenue plusieurs fois. Ça a duré des jours. C’était une catastrophe écologique.»

Le combat juridique a fini par payer : la société Kerjean a été définitivement condamnée en octobre 2024 à une amende de 150 000 euros. Surtout, le préjudice écologique, estimé à 125 995 euros, a été reconnu par le tribunal de Brest dans un jugement rendu le 14 janvier dernier. Une première en Bretagne. «C’est une grande victoire car cela crée une jurisprudence. Cette décision rappelle à certains qu’il n’y a pas que l’économie qui compte», pointe l’homme de 64 ans.

Des enquêtes minutieuses, techniques, utiles

Cette «victoire», la détective de 54 ans n’y est pas étrangère. Rangez les casquettes de Sherlock Holmes, les loupes et les fantasmes de filature au beau milieu de la nuit. L’investigation environnementale passe d’abord par une connaissance fine de la réglementation et une capacité à traquer les écarts, notamment à partir de documents publics. «On commence souvent par chercher le plus d’informations possible pour savoir à qui on a affaire. On va regarder les autorisations par exemple. En termes de gendarmerie, on appelle ça “faire un environnement”», explique l’enquêtrice. Elle ajoute : «Beaucoup de pollutions pourraient être évitées si les normes étaient respectées. Pour le dossier de la Penzé, l’entreprise a reconnu qu’il y avait une brèche dans le système de rétention, censé prévenir les déversements accidentels, et ce depuis quatorze ans. Mais rien n’avait été fait.»

«Micheline a été d’une aide précieuse pendant la procédure car, moi, je suis complètement démuni face au droit, relève Philippe Bras. Ce qui va me prendre trois jours, elle le fait en une heure.» Ce type d’enquête «reste très complexe, régi par un droit très technique», soulignait en janvier Solenn Briand, procureure en charge du pôle breton spécialisé en atteintes à l’environnement de Brest, dans les colonnes de Ouest-France.

Dans le cadre de son activité, Micheline Gambaretti ne cherche pas à se substituer à la justice ou au travail des forces de l’ordre. Elle tente d’éclairer les affaires sous un jour nouveau, en mettant le doigt sur des éléments passés sous les radars, qui peuvent s’avérer décisifs une fois dans les mains d’un·e avocat·e. «J’avais découvert que l’expert foncier agricole qui avait fait un rapport pour la société Kerjean, minimisant la pollution de la Penzé, était également un ancien responsable de l’entreprise. Il était juge et partie, en quelque sorte. On a pu faire valoir cet argument devant les juges», raconte Micheline Gambaretti.

«Le fil rouge, c’est l’eau»

Actuellement, la détective travaille surtout pour des collectifs d’habitant·es ou des associations. La «double pollution en l’espace de 24 heures» d’une autre rivière sur laquelle elle a enquêté devait faire l’objet d’un procès, jeudi 20 mars 2025. Mais l’audience a été renvoyée au 10 novembre, à la demande de l’avocat de l’un des prévenus.

Dans les affaires de délits financiers ou de trafic de stupéfiants, auxquelles l’ex-gendarme a été confrontée au cours de sa carrière en Mayenne ou dans le Morbihan, il existe un adage bien connu : «Suivez l’argent.» «Aujourd’hui, le fil rouge de mon travail, c’est l’eau. On y revient toujours», répète-t-elle. Un constat de longue date puisque, dans la gendarmerie déjà, elle était référente sur les enquêtes environnementales. «Un déversement accidentel peut obliger à fermer temporairement un captage d’eau potable. Cela pose une vraie question pour la santé publique», avance la détective, comme motif de son engagement.

En Bretagne, 75% de la production d’eau potable est issue d’eaux de surface, particulièrement vulnérables aux pollutions et aux aléas climatiques. Sur la période 1980-2019, «près de 12 500 captages ont été fermés», sur les quelque 33 000 que compte la France, notait le rapport d’une mission interministérielle, révélé par le média Contexte en novembre 2024. «Ce qui prime, ici, c’est le pognon, le pognon, le pognon», souffle l’enquêtrice.

Les ennuis commencent, la motivation grandit

Dans un département où l’influence du secteur agro-industriel – et porcin en particulier –, pèse de tout son poids, son activité dérange parfois. «Sur l’une de mes premières affaires, il y a eu un article dans la presse locale, le lundi, où j’étais citée. Le samedi, j’ai reçu une lettre anonyme qui disait en substance : “On va te mettre des bâtons dans les roues.” J’ai immédiatement écrit au procureur. Ça m’a encore plus motivée à continuer.»

Elle affirme ne pas être «contre la profession agricole», mais n’accepte plus une forme «d’impunité chez certains» qui, dit-elle, favorise les atteintes récurrentes à l’environnement. «Beaucoup de gens en ont marre, mais il y a toujours une sorte d’omerta.» Pour cette native de Brest, mère d’une fille, il est devenu impérieux de lutter face à ce silence. Pour mener ce combat, elle a choisi d’emprunter le chemin du droit, avec la volonté de préserver cette «nature dont elle a besoin au quotidien» et qu’elle souhaite transmettre «aux générations futures».

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