Le regard posé sur les ruines du pavillon de son voisin tout juste démoli, Samy est sidéré : «Les inondations, c’est un bon prétexte pour virer les gitans et les classes populaires qui vivent ici.» Dans quelques mois, sa famille et lui devront eux aussi quitter leur terrain, où ils vivent en caravanes depuis des dizaines d’années, au bord de l’Yerres, à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne).

En 2018, une crue qui a coûté la vie à deux personnes a déclenché une visite en catastrophe du président Emmanuel Macron. Dans la foulée, la mairie de Villeneuve-Saint-Georges et l’État ont pris une décision radicale : exproprier les habitant·es de 224 parcelles et détruire 150 maisons pour transformer Belleplace-Blandin, ce quartier populaire enclavé entre l’Yerres, la Seine, la voie ferrée et la RN6, en une zone humide d’expansion des crues. Depuis, le quartier a de nouveau été inondé en 2021, 2022 et 2024.
«On prend les caravanes et on s’en va»
«Avec l’indemnisation d’expropriation, on n’aura pas assez pour s’installer ailleurs en région parisienne. On va devoir s’éloigner à la campagne, déplore Samy. Les inondations ? Ce n’est pas un problème pour nous. Quand ça arrive, on prend les caravanes et on s’en va…» Depuis qu’il est enfant, il a toujours connu les crues de l’Yerres. Rien qu’en cinq ans, son quartier a été inondé trois fois, avec de l’eau jusqu’à 2,5 mètres au-dessus du niveau de la rivière.
Les fenêtres murées et les toits éventrés par les engins de chantier donnent un air post-apocalyptique à Belleplace-Blandin. Au début du 20ème siècle, attirées par le cadre bucolique, de premières familles y ont construit leurs maisons, sur des remblais érigés en amont de la rivière. Dans les années 1990, des gens du voyage sont venus à leur tour s’installer dans le quartier, attirés par les nombreux terrains vierges encore disponibles – une denrée rare en Île-de-France.
Une centaine de parcelles bientôt détruites
Cent ans après l’arrivée des premiers habitant·es, l’Établissement public d’aménagement Orly-Rungis – un aménageur public sous tutelle de l’État – démolit peu à peu le quartier : 105 parcelles ont été rachetées, une vingtaine de maisons rasées. Une quinzaine d’autres doivent l’être d’ici le début de l’année prochaine. Dos au mur, les pouvoirs publics considèrent que l’urbanisme incontrôlé du quartier, couplé aux dérèglements climatiques, ne permet plus d’assurer la sécurité des habitant·es de ce secteur classé rouge en zone inondable.

D’ici à 2034, une fois les familles expropriées, le Syndicat mixte pour l’assainissement et la gestion des eaux du bassin versant de l’Yerres (SyAGE), en charge des travaux de renaturation, prévoit de terrasser les parcelles pour récréer 11 hectares de zones humides le long d’une Yerres reprofilée selon son lit naturel, et élargie. Sur des passerelles, les promeneur·ses observeront de loin les martins-pêcheurs et les écureuils batifoler dans des ripisylves (les formations boisées présentes sur les rives d’un cours d’eau) remodelées de la main de l’homme.
Du jamais vu en Île-de-France
Déjà, des moutons pâturent sur les ruines d’anciens pavillons. En mai dernier, au moment de l’inauguration de cette opération urbaine d’une envergure inédite en Île-de-France, le préfet du Val-de-Marne a vanté la vitrine du «haut de gamme de l’ingénierie écologique». «La réflexion pourrait être élargie aux territoires rencontrant des problématiques de recul du trait de côte qui peuvent présenter des similarités. Nous accompagnons d’ores et déjà des territoires côtiers», se félicite la direction de la communication de l’Établissement public d’aménagement (EPA).

De son côté, l’Autorité environnementale, une administration chargée de l’évaluation des grands projets d’aménagement, salue «l’utilisation faite de solutions fondées sur la nature qui permettent de réduire l’exposition des populations au risque d’inondation et de s’inscrire dans une démarche de rétablissement de la continuité du cours d’eau à l’échelle du bassin versant». Dans son rapport sur le projet de renaturation, elle demande cependant à l’EPA de «justifier les raisons ayant conduit à ne pas inclure la rive droite de l’Yerres dans le projet».
Dans le quartier, l’incompréhension et la colère de Samy sont partagées par beaucoup d’autres familles de la communauté des gens du voyage. «Je vais perdre 100 000 euros en vendant ma maison à l’EPA, construite en 1981 par mon mari», se lamente Viviane. Derrière la grille de son pavillon, elle ne souhaite pas en dire davantage, écœurée de devoir quitter Belleplace-Blandin, où sa fille vit aussi.
«Je fais une dépression, mon mari perd la tête»
«Je comprends qu’il faille partir, mais l’EPA ne me propose que 60 000 euros pour mon terrain. Avec ça, je ne trouve rien, même en m’éloignant de 50 kilomètres, s’inquiète Christine Adam, qui vit en famille dans des caravanes stationnées sur son terrain au bord de l’eau. À cause de tout ça, je fais une dépression, mon mari perd la tête. Ils rejettent la faute sur les inondations mais, la vraie raison, c’est qu’ils veulent nous dégager.»

Au cas par cas, la mairie essaie de trouver des solutions. Elle a proposé un logement HLM dans le centre-ville à Christine Adam, que la retraitée a décliné : «Ce n’est pas notre mode de vie, de se retrouver enfermés en quatre murs.» De son côté, l’EPA assure que les estimations des prix de rachat sont faites «sans minoration du fait de leur présence en zone inondable, en privilégiant l’amiable et en offrant aux habitants un accompagnement social adapté».
Un choix urbanistique hasardeux
Le sentiment d’abandon de Samy, Christine et Viviane redouble quand il et elles tournent le regard vers le chantier d’une résidence étudiante de 207 chambres à l’entrée de leur quartier. À la confluence de la Seine et de l’Yerres, en pleine zone inondable, Yuman Immobilier a obtenu un permis de construire tandis que les pelleteuses démolissent tout un quartier. «Un choix malheureux de mon prédécesseur» Philippe Gaudin (divers droite), élude Kristell Niasme, la maire (Les Républicains) de Villeneuve-Saint-Georges.
«Si les dégâts ont été aussi importants en 2018, c’est en partie à cause de l’indignité de certains habitats», se défend l’élue, favorable au projet de renaturation du quartier de Belleplace-Blandin. Dans les années 1980, alors que la ville commençait à se paupériser, des pavillons ont été loués à la découpe par des marchands de sommeil.
D’autres servent de garages clandestins. «Malgré les arrêtés de catastrophes naturelles, certains propriétaires, qui ne sont pas tous assurés, ne réalisent pas les travaux de rénovation de leurs bâtiments, dont la dégradation s’accélère à chaque crue», complète la direction de la communication de l’EPA.
«Il ne s’agit pas de chasser les gens, mais de leur proposer des solutions de relogement adaptées», se défend Kristell Niasme. Dépassée par l’ampleur de l’opération – 90 millions d’euros – la mairie a laissé la main à l’État. Des ministères à la mairie, élu·es et services de l’État semblent d’accord : renaturation et renouvellement urbain font bon ménage sur les berges de l’Yerres.
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