Entretien

La sortie du gaz russe implique-t-elle de relancer le gaz de schiste en France ?

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Holy schiste ! Les pays européens car­bu­rent à la recherche de solu­tions pour ten­ter de réduire leur dépen­dance au gaz russe. Quitte à relancer la pol­lu­ante exploita­tion du gaz de schiste ? Élé­ments de réponse avec Anna Creti, direc­trice sci­en­tifique de la chaire Économie du gaz naturel et de la chaire Économie du cli­mat à l’u­ni­ver­sité de Paris Dauphine-PSL.

Obtenu par injec­tion de quan­tités con­sid­érables d’eau et de pro­duits chim­iques dans le sol pour bris­er des roches argileuses et en libér­er du gaz (procédé dit de « frac­tura­tion hydraulique »), le gaz de schiste a tou­jours fait l’ob­jet de nom­breuses luttes et polémiques. En Europe, les ressources les plus impor­tantes se situent en France et en Pologne. D’après l’A­gence inter­na­tionale de l’énergie, le sous-sol français con­tiendrait 3,9 mil­liards de m3 de gaz de schiste répar­tis essen­tielle­ment dans le quart nord-est et le sud-est du pays. Son exploita­tion a été inter­dite par François Hol­lande en 2012.

La Commission européenne vient d’annoncer une hausse des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) pour tenter de réduire notre dépendance au gaz russe. Ce GNL est notamment produit aux États-Unis par fracturation hydraulique – il s’agit de gaz de schiste. Peut-on savoir quelles quantités de ce gaz vont arriver en France et en Europe ?

Le gaz de schiste a les mêmes com­po­si­tions physiques que le gaz con­ven­tion­nel. Il n’y a pas de label. C’est un peu comme pour l’électricité pro­duite de manière renou­ve­lable : une fois dans la chaîne de trans­port, les pro­duits sont mélangés. On achète du gaz naturel liqué­fié dont les pro­priétés sont les mêmes, qu’il soit con­ven­tion­nel ou pas. Sur les don­nées trans­par­entes [publiques, NDLR], on peut com­par­er la part du GNL améri­cain au total de GNL importé. En 2019, avant les derniers moments de crise, le gaz améri­cain représen­tait 13 % des impor­ta­tions de GNL des pays européens. Par ailleurs, ce sont des con­trats privés. On peut voir des esti­ma­tions et des don­nées sur les impor­ta­tions d’Engie et de Total­En­er­gies, mais je ne m’aventurerai pas dans ces chiffres, car ils ne sont pas fiables. Nos impor­ta­tions finan­cent la fil­ière du gaz de schiste, mais c’est dif­fi­cile de le savoir avec pré­ci­sion.

L’industrie américaine du gaz de schiste a mis longtemps à devenir rentable, va-t-elle trouver un nouveau souffle avec cette crise ?

Quand les États-Unis ont com­mencé à pro­duire du gaz et du pét­role de schiste – ces deux pro­duc­tions sont asso­ciées –, leur prob­lé­ma­tique était le coût élevé des moyens demandés [par ce type de pro­duc­tion, NDLR] par rap­port au prix de vente. Le gaz et le pét­role de schiste avaient un prob­lème de com­péti­tiv­ité face aux pro­duc­teurs de l’Opep (Organ­i­sa­tion des pays expor­ta­teurs de pét­role). Le seuil de rentabil­ité pour la fil­ière était autour de 40 à 50 euros le bar­il, sachant que pour l’Opep, il se situe autour de 10–15 euros. Leur coût de pro­duc­tion a bais­sé depuis. Et l’époque où le prix du pét­role était bas est désor­mais loin­taine. Aujourd’hui ils sont très renta­bles ! Les États-Unis sont con­fortés dans leur choix du gaz de schiste.

«  La vraie prob­lé­ma­tique, ce n’est pas le gaz de schiste unique­ment, mais les hydro­car­bu­res non-con­ven­tion­nels »

La production de gaz de schiste va-t-elle donc augmenter ?

À court terme, il n’y aura pas d’augmentation de la pro­duc­tion de gaz de schiste. Les pro­duc­teurs améri­cains avaient déjà aug­men­té leur pro­duc­tion en prévi­sion de la sor­tie de l’épidémie. À moyen terme, il pour­rait y avoir une inci­ta­tion et une mon­tée en puis­sance, pour les pro­duc­teurs de gaz con­ven­tion­nel ou non-con­ven­tion­nel. Pour moi, la vraie prob­lé­ma­tique, ce n’est pas le gaz de schiste unique­ment, mais les hydro­car­bu­res non-con­ven­tion­nels : de manière générale, la frac­tura­tion hydraulique, le pét­role issu des sables bitu­mineux, ou encore l’extraction en Arc­tique créent de nom­breux dom­mages écologiques.

Dans le contexte actuel, ces techniques – plus chères et plus polluantes – pourraient-elles attirer des investisseurs ?

On a un risque que la sit­u­a­tion puisse don­ner des mau­vais sig­naux aux pro­duc­teurs de gaz et de pét­role non-con­ven­tion­nels. Par mau­vais sig­naux, j’entends que cela pour­rait les inciter à dévelop­per ces pro­jets. Je fais par­tie de la com­mis­sion sci­en­tifique de l’Obser­va­toire de la finance durable. On essaie d’accompagner le secteur financier dans la tran­si­tion écologique. On tente d’expliquer que financer des activ­ités extrac­tives non-con­ven­tion­nelles n’est pas une très bonne idée. Il faut remet­tre à plat toute la fil­ière et couper le lien entre le secteur financier et l’én­ergie fos­sile. Dans le cadre de la tran­si­tion énergé­tique, on doit être opposé à toutes formes d’usages de ces ressources fos­siles.

« Le gaz de schiste va à con­tre-courant de l’idée, très forte­ment ancrée dans l’esprit de la Com­mis­sion, d’une crois­sance souten­able. »

En 2011, le parlement français avait voté une première loi pour bannir l’utilisation de la fracturation hydraulique. Six ans plus tard, les député·es avaient encore renforcé la législation. Risque-t-on cependant un retour du débat sur l’exploitation du gaz de schiste en Europe et en France ?

Cette ques­tion est, au fond, plus poli­tique qu’économique. Quelles sont les préférences des dif­férents gou­verne­ments ? Quelle est la force des coali­tions poli­tiques écol­o­gistes ? En Europe, ce n’est pas sur la table des négo­ci­a­tions. Je pense que c’est dif­fi­cile de rou­vrir ce chapitre qui s’était refer­mé par une non-déci­sion de la Com­mis­sion européenne : elle n’a pas statué par une loi, ou n’a pas ban­ni offi­cielle­ment l’ex­ploita­tion des réserves européennes de gaz de schiste. Elle a lais­sé la déci­sion aux pays mem­bres, mais aucun ne s’est aven­turé dans cette voie. 

En Pologne, il y a eu quelques ini­tia­tives, là où la fil­ière char­bon est encore active, mais sans aboutir. La France, elle, a offi­cielle­ment pris une déci­sion con­tre cette fil­ière, suite à une étude réal­isée pen­dant sept ou huit ans. Celle-ci a mon­tré, d’une part, l’incertitude sur les gise­ments, et d’autre part, le fort impact envi­ron­nemen­tal de cette manière de pro­duire. Le gaz de schiste va à con­tre-courant de l’idée, très forte­ment ancrée dans l’esprit de la Com­mis­sion, d’une crois­sance souten­able. Même dans le con­texte actuel, je ne pense pas qu’on va ressor­tir cette solu­tion. Pour faire la tran­si­tion, le mieux est de ne pas pour­suiv­re sur la voie de l’extraction. 

Le gaz de schiste pourrait-il être un leurre ?

Il y a une faible vis­i­bil­ité sur les réserves. On a des esti­ma­tions, bien sûr, mais con­traire­ment au gaz con­ven­tion­nel, on ne le décou­vre vrai­ment qu’en util­isant la frac­tura­tion hydraulique. On pour­rait s’aventurer dans quelque chose de très impac­tant pour l’environnement, et on ris­querait d’être déçu. De toute façon, les seuls pays qui pro­duisent encore du gaz con­ven­tion­nel sont les pays d’Europe de l’Est, l’Allemagne et les Pays-Bas. Dans les autres pays, on a aban­don­né cette fil­ière et on n’a plus les com­pé­tences.