Sur la route qui mène de Damas à Douma, dans la Ghouta orientale, en Syrie, les champs de ruines défilent à perte de vue. Ghouta, en arabe, signifie oasis. Autrefois, une ceinture de verdure entourait la capitale syrienne : la majorité des fruits et des légumes y étaient cultivés. Au fil des années, celle-ci est devenue béton en raison d’une urbanisation galopante dès les années 1960. Pendant plus de 54 ans, les Assad, père puis fils, ont dirigé le pays d’une main de fer. En 2011, une révolution pacifique a éclaté dans le pays. La répression d’Assad fils a fait jaillir un bain de sang. Sur l’autel de l’ordre, des milliers de Syrien·nes ont été sacrifié·es et avec elles et eux, leurs terres et ressources naturelles.
Pendant plus de 13 ans, le régime de Bachar Al-Assad a fait régner la terreur, emprisonnant, torturant et tuant sa population. Le 8 décembre 2024, à la suite d’offensives éclair menées par le groupe rebelle islamiste Hayat Tahrir al-Cham, le régime est tombé. Depuis, l’avenir du pays reste en suspens.
Février 2025. Une route parallèle s’enfonce dans les terres depuis l’autoroute. La ville de Douma s’annonce au loin : elle porte les stigmates de la guerre civile syrienne. C’est ici que le fracas du régime tortionnaire de Bachar Al-Assad s’est abattu lourdement. Avec une forte répression des manifestations, d’abord. Puis un siège, entre 2012 et 2018, marqué par un double bombardement au gaz sarin (une substance inodore neurotoxique pour les humains) en 2013, qui a fait entre 1 400 et 2 000 morts, selon plusieurs estimations.

Dans le froid et la brume de ce matin d’hiver, un champ s’étend sur plusieurs hectares, au milieu d’immeubles résidentiels éventrés. Issa Mustafa Al-Masri, 55 ans, observe ses plantations d’hiver : des choux et des fèves. Une vache et son veau sont attachés au bord du champ et broutent le peu d’herbe qui s’y trouve. Quelques oliviers affrontent les soubresauts du vent glacial. «Avant, il y avait des oliviers partout. Ils étaient larges et vieux de plus de 2000 ans. Mais [pendant le siège] à cause de l’absence d’électricité, de fioul et de bois pour se chauffer, nous avons commencé à les couper et à les brûler», indique l’homme à la peau tannée par le soleil.
Sans accès à l’extérieur, les habitant·es de cette région ont adopté des stratégies de survie : couper du bois pour se chauffer et pour se nourrir en était une. Dans un rapport de 2023, l’ONG Pax relavait : «La région a perdu environ 80% de ses arbres en raison des incendies causés par les campagnes de bombardement et du manque d’eau.» Selon l’organisation, le manque de végétation et d’espaces verts, ainsi que l’expansion des zones bâties au fil des années de guerre, ont été associés à une augmentation des températures urbaines de +2 degrés (°C) à +5°C à Damas (la capitale) et à Alep (au nord du pays) depuis le début de la guerre civile en 2011.

Issa Mustafa Al-Masri loue sa parcelle de terre et vit ici avec sa famille. À partir de 2012 et ce pendant sept ans, ils ont vécu les bombardements du régime. La famille se mettait à l’abri dans les sous-sols de bâtiments, à quelques centaines de mètres du champ. «Il y avait des frappes aériennes. Nous ne pouvions pas accéder notre terre», se remémore le paysan dans le salon familial. Son épouse, Amira, renchérit : «Nous ne pouvions même pas traverser la rue de notre maison !» La famille possédait aussi 200 moutons, qui ont tous été tués pendant la guerre.
L’eau s’est tarie
À Douma, la vie a repris son cours au milieu des immeubles détruits. Les habitant·es restent marqué·es par les attaques meurtrières, notamment chimiques. Dans le sud-ouest de la région, des hommes sont regroupés à l’entrée d’un champ nu. Bientôt, les semences pousseront de nouveau pour les cultures d’été. «La région de la Ghouta était appelée ainsi en raison de l’eau qui y était abondante et des rivières qui la traversaient, explique Mohammad Fatoum, agriculteur. Mais la guerre a rendu la terre stérile.»

Le Barada, l’une des importantes rivières de la région, est aujourd’hui pollué par les déchets et le rejet des eaux d’évacuation, selon les habitant·es et plusieurs expert·es. Ici, pour éviter d’utiliser cette ressource, les agriculteur·ices ont creusé un puits pour s’approvisionner. Une pompe alimentée au diesel, quand il y en a, permet de remonter l’eau.
Pour Peter Schwartzstein, journaliste indépendant, la décennie de conflit en Syrie a ravagé le paysage naturel. «Presque aucune partie de l’environnement n’a échappé aux effets négatifs des hostilités. L’agriculture, par exemple, a été prise dans la tourmente de la violence tout en étant endommagée par la négligence et des pratiques agricoles loin d’être idéales, auxquelles de nombreux Syriens n’ont eu d’autre choix que d’adhérer tout au long du conflit», observe celui qui est aussi chercheur en environnement au Wilson Center, un laboratoire d’idées américain. Il ajoute que la pollution de l’eau et de l’air s’est aussi intensifiée.

Un petit ruisseau, encombré de déchets, coule du champ. Malgré la saison hivernale, seul un filet d’eau le traverse. «Les principales sources qui existaient autrefois en Ghouta ont été coupées pendant la guerre pour assécher la région», continue Mohammad Fatoum, entouré d’autres paysans. À mesure que les frappes et les bombardements s’intensifiaient dans la région, l’accès à la terre se réduisait. «Pendant la guerre, nous avons utilisé de petits espaces pour cultiver des légumes, du blé et de l’orge pour la consommation quotidienne», explique l’agriculteur. Mais les bombardements ont empêché les cultures de pousser, selon ce dernier, conduisant à la mort de nombreux·ses civils, dont des enfants, morts de froid et de faim.
Une forêt disparue
Pour relier la partie orientale de la Ghouta à la partie occidentale, il faut reprendre l’autoroute et traverser de nouveaux ces zones décharnées par les années de guerre. Dans les environs de la ville de Daraya, bastion de l’opposition à Al-Assad, des champs s’étendent sur plusieurs kilomètres. Des travailleur·ses agricoles trient des poireaux, la récolte du jour. Omar Abu Hawa est le propriétaire de l’exploitation, qui appartient à sa famille depuis des générations. Enfant, le quinquagénaire traversait les allées bordées d’arbres : abricotiers, noyers, pommiers… «Tu ne pouvais même plus voir le soleil, lâche-t-il en désignant la route qui passe proche de son exploitation. Les soldats du régime ont coupé les arbres pour les revendre aux habitants pour du bois de chauffage.»
Omar Abu Hawa a quitté sa région natale à l’aube de la guerre civile. Il s’est déplacé plus au nord avant de pouvoir revenir sur cette terre, en 2019, après l’accord de paix de 2018 entre les groupes rebelles et le régime de Bachar Al-Assad. «Quand nous sommes revenus, plus rien ne poussait à cause des attaques chimiques, c’était très difficile», dépeint le quinquagénaire au milieu des maisons bombardées.

Selon le professeur Miassar Alhassan, enseignant à l’Université de Leeds (Royaume-Uni) et spécialiste de la pollution de l’air et du sol en Syrie, les études sur les effets concrets de ces armes chimiques sur l’environnement manquent pour établir des faits. «Le régime a entravé la plupart des tentatives de mener de telles recherches, en manipulant les sites et en retardant l’arrivée des experts pendant une longue période. Cette situation s’applique également aux nouvelles munitions russes testées en Syrie, dont la nature reste inconnue», explique le scientifique. Pour lui, le plus inquiétant reste la pollution qui vient des métaux lourds.
À son retour, Omar Abu Hawa a fait inspecter son champ par un ingénieur pour retrouver des mines. «Aujourd’hui, je veux replanter de la vigne car nous en avions, avant», continue l’agriculteur. La région de Daraya, qui était effectivement connue pour sa vigne, était surnommée «la ville du raisin ensanglanté», pendant la révolution. En août 2012, plus de 700 personnes sont mortes dans ce bastion de l’opposition, à la suite d’une offensive meurtrière menée par les forces de Bachar Al-Assad. «Dans la partie ouest de Daraya, il y avait de vastes terres agricoles. Mais beaucoup ont été perdues», confirme Hussam Al Aham, membre de la municipalité, qui s’inquiète aussi de l’état des ressources en eau.
Pour de nombreux·ses expert·es, l’environnement, déjà négligé avant la guerre, a été l’une des cibles du régime. Il faudra «au moins un siècle pour nettoyer notre terre», selon Miassar Alhassan. «Les autorités doivent utiliser les ressources pour fournir des services essentiels tels que l’électricité, l’eau et des opportunités d’emploi, tout en soutenant l’agriculture, le reboisement et la gestion des déchets dans tous les gouvernorats [la Syrie est divisée en plusieurs régions dans lesquelles s’exerce l’autorité d’un gouverneur, NDLR] sans discrimination. Cette stratégie favorisera l’unité entre les citoyens et encouragera la coexistence pacifique», souligne Miassar Alhassan.
Pour la paix, comme pour l’environnement, rien n’arrivera sans l’aide de la communauté internationale, ni sans changement de système global, selon les spécialistes interviewé·es. À Douma ou à Daraya, les agriculteur·ices s’attèlent à la restauration de leurs terres, au milieu du chaos. Elles et ils espèrent qu’une paix durable s’installera pour que leurs enfants puissent la cultiver, loin des bombes et des massacres.
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