En l’espace de six mois, les «polluants éternels» se sont invités dans le quotidien des habitant·es de la vallée de l’Esches (Oise), jusque dans leur chair. Entre janvier et avril 2025, plusieurs milliers de résidant·es du sud du département ont appris avoir bu, jusqu’à l’automne 2024, de l’eau du robinet polluée aux PFAS – ces substances toxiques et persistantes – à des niveaux supérieurs à la norme. Les captages d’eau potable de Dieudonné, Esches et Bornel, qui alimentaient en partie le secteur, étaient fortement contaminés, a révélé une campagne d’analyses de l’Agence régionale de santé des Hauts-de-France (ARS) réalisée à l’été 2024. Des mesures permettant de distribuer à nouveau une eau saine ont été prises dès l’automne dernier par les pouvoirs publics locaux et les services de l’État. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

Le 30 mai, Le Parisien a révélé que dix membres du Roso, une association locale de défense de l’environnement, ont fait analyser leur sang et que, parmi eux, certain·es exposé·es à l’eau contaminée présentent des taux atteignant 50 microgrammes de PFAS par litre de sang (µg/l). Des concentrations bien supérieures au seuil de 20 µg/l, à partir duquel les risques pour la santé augmentent, d’après les Académies nationales des sciences, de l’ingénierie et de médecine (Nasem) américaines. L’association a porté plainte fin mai pour «atteinte à l’environnement» et «mise en danger de la santé d’autrui».
Des PFAS détectés dans l’eau dès 2008
Parmi les zones d’ombre, une question subsiste : qui savait et depuis combien de temps ? «On ne sait pas d’où vient cette pollution, ni depuis combien de temps ça dure. L’ARS n’avait pas les réponses à nos questions», a déclaré au Parisien, le 30 mai, Alain Leteiller, président du syndicat mixte d’eau potable des Sablons (SMEPS), en charge d’une partie du réseau touché par la contamination. Vert a mis la main sur un document qui montre pourtant que l’État a pris connaissance, en 2008, de la présence de PFAS dans l’une des ressources d’eau potable du secteur, celle de Bornel. Ce captage alimentait 6 500 habitant·es réparti·es dans les communes de Belle-Église, Bornel, Esches et Fosseuse. Il a été fermé à l’automne 2024, dans la foulée de la campagne d’analyses de l’ARS.
Le document daté de 2008 est une étude, qui rend compte d’une campagne d’analyses coordonnée notamment par plusieurs directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), les ancêtres de l’ARS. Celle-ci visait à rechercher des perturbateurs endocriniens – des substances potentiellement nocives pour le système hormonal – dans des ressources utilisées pour la production d’eau potable. Les PFAS faisaient partie des molécules ciblées. Parmi les 35 captages testés, seuls deux présentaient des concentrations de PFAS qualifiées «d’importantes» : un en banlieue de Rouen (Seine-Maritime) et l’autre à Bornel, dans l’Oise.
Les taux mesurés à cette époque dans le captage s’élevaient en moyenne à 123 ng/l, dont 111 ng/l de PFOA. Cette molécule a été reconnue comme cancérogène pour l’humain par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) en 2023. C’est également la substance qui a été détectée en majorité dans le sang des habitant·es testé·es. Fin 2017, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a défini une valeur sanitaire maximale (Vmax) pour le PFOA dans l’eau potable : 75 ng/l. Rétrospectivement, les usager·es du réseau alimenté par le captage de Bornel ont donc été exposé·es au PFOA, via l’eau potable, à un niveau présentant un risque accru pour la santé. En 2008, il n’existait cependant aucun cadre réglementaire et les connaissances scientifiques sur les PFAS étaient encore balbutiantes.
Pas de réglementation, pas d’action ?
Sollicitée, l’ARS dit «ne pas souscrire à une démarche qui consiste à apprécier une situation d’il y a quasiment 20 ans à l’aune des connaissances et réglementations actuelles». Au sujet du «travail de recherche» mené en 2008, elle affirme : «Aucune limite, aucune valeur repère, même indicative, n’était établie pour apprécier la teneur de l’eau en PFAS. Aucune alerte sanitaire et aucune intervention technique sur le réseau d’eau, de quelque nature que ce soit, n’était fondée ou possible. Ce n’est qu’à partir de 2023 qu’un cadre réglementaire a été défini pour le traitement des découvertes de PFAS dans l’eau.»
Cette dernière déclaration peut être nuancée à la lumière d’un événement. En 2015, alors que le cadre réglementaire était tout aussi inexistant, le préfet de l’Eure avait ordonné la fermeture d’un captage d’eau potable en raison d’une pollution aux PFAS. La ressource approvisionnait mille habitants de la commune de Saint-Marcel. Interrogée sur cet épisode par le média indépendant normand Le Poulpe en mai dernier, l’ARS Normandie expliquait : «Après échanges avec les experts et autorités nationales, il a été décidé de fermer cette ressource en concertation avec les acteurs locaux, et faute de traitement ou de dilution en place ou pouvant être mis en place», permettant d’abaisser les teneurs en «polluants éternels».
«Ça me fait penser au scandale de l’amiante»
Lorsque nous lui présentons l’étude de 2008, le président du Roso, Didier Malé, s’agace : «L’Agence régionale de santé fait une réponse réglementaire. Mais ce qu’on attend d’une ARS, c’est qu’elle protège la santé des citoyens ! Si on recherchait du PFOA à cette époque, c’est qu’il y avait bien des inquiétudes sur sa nocivité ? La leçon, c’est quoi ? Vivons heureux, vivons cachés ?»
De fait, il faudra attendre août 2024 pour que la ressource de Bornel fasse à nouveau l’objet d’analyses de PFAS par les services de l’État. Des mesures qui ont révélé un taux, pour la somme de 20 PFAS, de 218 nanogrammes par litre (ng/l) dans l’eau, soit plus de deux fois la limite de qualité fixée à 100 ng/l. Les usager·es exposé·es sont désormais raccordé·es à un autre réseau, et reçoivent une eau conforme.
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L’ARS défend sa gestion du dossier en assurant avoir pris les devants – avec sa campagne d’analyses de 2024 – de la réglementation européenne qui entrera pleinement en vigueur à compter du 1er janvier 2026 : «C’est grâce aux analyses anticipées qu’ont pu être identifiées les situations de pollution autour de Bornel et Esches et que des actions ont été prises pour y mettre un terme.»
Didier Malé estime que «le problème ne fait que commencer : aujourd’hui, la position des pouvoirs publics consiste à dire qu’il n’y a plus de problème, puisque l’eau respecte la norme. Mais qu’en est-il de la consommation de légumes, d’œufs ? […] Ça me fait penser au scandale de l’amiante. On a laissé les gens s’intoxiquer pendant des années et il y a eu des milliers de morts.» Et l’associatif de conclure : «La confiance est rompue. Désormais, il faut que justice passe.»