Le vert du faux

La chasse est-elle nécessaire pour réguler la faune sauvage ?

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Alors que s’ouvre, ce jeu­di, le procès de deux chas­seurs pour « homi­cide involon­taire » envers Mor­gan Keane, un jeune homme de 25 ans tué dans son jardin en 2020, Vert fait le point sur la néces­sité, ou non, d’u­tilis­er la chas­se pour réguler les espèces sauvages.

Quels animaux sont chassés en France ?

En France, 22 mil­lions d’animaux sont tués chaque année et 90 espèces peu­vent être chas­sées. Selon les tableaux de chas­se con­sti­tués par l’Office français de la bio­di­ver­sité à par­tir des déc­la­ra­tions de chas­seurs et de sondages, le nom­bre de grands mam­mifères chas­sés a forte­ment aug­men­té ces dernières décen­nies. 69 876 cerfs élaphes ont été tués en 2020 con­tre 5 395 en 1973, soit 13 fois plus ; 581 325 chevreuils en 2020 con­tre 51 010 en 1973, 10 fois plus. Mais c’est la chas­se au san­gli­er qui a véri­ta­ble­ment explosé avec 801 375 indi­vidus abat­tus en 2020 con­tre 35 893 en 1973, soit 22 fois plus. Une envolée qui con­cerne aus­si les chamois, les mou­flons, les isards et les daims, l’ensemble du grand gibier autorisé.

Cepen­dant, ce sont les oiseaux qui paient le plus lourd trib­ut en France. Ils représen­teraient ain­si 80% des pris­es de la sai­son 2013–2014, selon les derniers chiffres disponibles étab­lis par l’OFB. Selon la Ligue de pro­tec­tion des oiseaux, la France détient le record européen du nom­bre d’espèces d’oiseaux chas­sées : 64. Par­mi elles, 20 sont en dan­ger. Par exem­ple, le Grand tétras est classé dans la caté­gorie « vul­nérable » par l’Union inter­na­tionale pour la con­ser­va­tion de la nature (UICN), qui établit la liste rouge des espèces men­acées.

Ces animaux représentent-ils une menace, font-ils des « dégâts » ?

« La grande majorité des ani­maux tués à la chas­se, approx­i­ma­tive­ment 90 ou 95 % n’ont pas besoin d’être régulés », détaille le biol­o­giste Pierre Rigaux auprès de Vert. Un chiffre qu’il a lui-même extrait des tableaux de chas­se. C’est notam­ment le cas des ani­maux d’élevage, relâchés pour servir de cible de tirs. L’Association pour la pro­tec­tion des ani­maux sauvages (Aspas) estime que, chaque année, 10 à 15 mil­lions de faisans sont relâchés en France.

Les prin­ci­paux respon­s­ables de dégâts dans les champs sont les san­gliers quand les cerfs et chevreuils s’attaquent aux forêts — en mangeant les jeunes pouss­es d’arbres. Des pop­u­la­tions d’animaux sauvages qui, dans les deux cas, ont forte­ment aug­men­té ces dernières décen­nies. Par­mi les mul­ti­ples caus­es de cet accroisse­ment, un rapport par­lemen­taire de 2019 a noté « l’intérêt porté par les chas­seurs au grand gibier, à la suite de la raré­fac­tion du petit gibier de plaine, les encour­ageant à adopter une ges­tion visant à con­serv­er les pop­u­la­tions », « la pra­tique de l’agrainage dis­suasif, s’étant trans­for­mé dans cer­taines régions en un nour­ris­sage tout au long de l’année ». Le rap­port note aus­si le développe­ment des mono­cul­tures de maïs et l’augmentation de la disponi­bil­ité ali­men­taire liée à l’évolution du cli­mat. Côté cervidés, le rap­port iden­ti­fie « l’intérêt des chas­seurs pour le prélève­ment de grands cerfs mâles adultes, à la recherche du trophée, et inverse­ment de leur réti­cence pour le tir des jeunes et des femelles » ; « un relatif dédain vis-à-vis du chevreuil, excep­té dans cer­taines régions très portées sur le tir du bro­card à l’approche, con­duisant à des prélève­ments inférieurs aux poten­tial­ités des pop­u­la­tions présentes ».

« Mon hypothèse, c’est qu’il y a un prob­lème de stratégie de con­trôle, avance Philippe Grand­co­las, éco­logue et directeur de recherch­es au CNRS. Une espèce vivante a une struc­ture d’âge et une struc­ture sociale. Les chas­seurs aiment bien les vieux mâles qui sont plus gros. Mais en les tuant, ils don­nent accès à la repro­duc­tion aux jeunes mâles, donc ils agran­dis­sent les pop­u­la­tions. C’est une règle générale pour les loups, les blaireaux. Par ailleurs, lorsque l’on vide cer­tains lieux de blaireaux, des pop­u­la­tions adja­centes vien­nent rem­plir ces endroits. Enfin, cer­tains ani­maux cri­tiqués pour être des réser­voirs de mal­adies comme le blaireau avec la tuber­cu­lose se dis­persent et dis­persent les agents infec­tieux. »

Pour les ani­maux autre­fois appelés « nuis­i­bles », on peut s’interroger sur la per­ti­nence de la chas­se comme pra­tique de régu­la­tion. « Tous les ans, on détru­it ce nom­bre de renards et ça ne sert à rien car le renard est oppor­tuniste et les femelles règ­lent leur fer­til­ité sur la disponi­bil­ité du milieu. On sait aus­si que l’année où il n’y a pas de lièvres, les femmes lynx ne don­nent pas de petits. Et les années où il y a beau­coup de cam­pag­nols, il y a beau­coup de belettes. Ce sont les proies qui régu­lent les pré­da­teurs et non l’inverse », détaille Marc Giraud, de l’Aspas.

En dehors de la dis­per­sion des mal­adies et des effets rebonds poten­tiels des dégâts sur les cul­tures, d’autres effets per­vers sont à not­er. La chas­se con­tin­ue à tuer des humains : huit per­son­nes ont per­du la vie au cours de la sai­son 2021–2022 en France, et 90 acci­dents ont été dénom­brés. Par ailleurs, 14 000 tonnes de plomb finis­sent chaque année dans la nature en Europe, selon l’A­gence européenne des pro­duits chim­iques.

Pourrait-on envisager la fin de la régulation pour autant ?

Chas­se et régu­la­tion ne sont pas syn­onymes. Dans le can­ton de Genève, en Suisse, la chas­se a été inter­dite en 1974, suite à un vote de la pop­u­la­tion. Pour autant, la régu­la­tion n’a pas été aban­don­née. Le can­ton indique que « lorsqu’ils s’avèrent néces­saires, les tirs de régu­la­tion pro­fes­sion­nels effec­tués par les gardes de l’en­vi­ron­nement sont réal­isés avec un matériel de pointe, de manière à causer un min­i­mum de stress et de souf­france à l’an­i­mal. Le bilan genevois de l’abo­li­tion de la chas­se s’avère ain­si posi­tif avec une ges­tion de la faune effi­cace et bien adap­tée au con­texte du can­ton et de sa pop­u­la­tion ».

« Dans un envi­ron­nement com­plète­ment per­tur­bé et trans­for­mé depuis des siè­cles, dans lequel on mène des activ­ités agri­coles, de loisirs, on a une rela­tion avec l’environnement dans lequel on est très impliqués, explique Philippe Grand­co­las. Il y a for­cé­ment des pop­u­la­tions de mam­mifères qui vont devenir impor­tantes voire trop impor­tantes. Cepen­dant, pour évoluer sur les usages, il faut une trans­for­ma­tion sociale et cul­turelle. Il faut sans doute de la régu­la­tion mais il faut aus­si chang­er la manière dont on la pra­tique qui n’est pas opti­male. On le voit avec les loups : il y a un dia­logue de sourds entre toutes les par­ties. »

Cet arti­cle est issu de notre rubrique Le vert du faux. Idées reçues, ques­tions d’actualité, ordres de grandeur, véri­fi­ca­tion de chiffres : chaque jeu­di, nous répon­drons à une ques­tion choisie par les lecteur·rices de Vert. Si vous souhaitez vot­er pour la ques­tion de la semaine ou sug­gér­er vos pro­pres idées, vous pou­vez vous abon­ner à la newslet­ter juste ici.