Il ne sera pas qu’une ligne de plus au tableau des morts de la chasse. Le 2 décembre 2020, Morgan Keane, 25 ans, est abattu alors qu’il coupait du bois dans son jardin à Calvignac, dans le Lot. Le chasseur à l’origine du coup de feu mortel dira l’avoir confondu avec un sanglier. Ses amies et voisines d’enfance, Mila Sanchez et Léa Jaillard, sont abasourdies. Autour d’elles, la parole se libère : balles dans leur salon, balades interrompues par des coups de feu, animaux de compagnie accidentellement tués ; leur entourage recèle d’anecdotes au sujet de rencontres dangereuses avec des chasseurs. « Plein de gens nous disaient “ça ne nous étonne pas qu’un drame soit finalement arrivé”. On s’est rendues compte que cette absence de surprise était problématique », se remémore Mila Sanchez, doctorante en géographie.
Avec Léa Jaillard, jeune éditrice, elles lancent une adresse e‑mail nommée « Un jour un chasseur » pour recueillir des témoignages au niveau local. Leur objectif est alors de faire un état des lieux des problèmes de sécurité liés à la chasse dans le Lot pour les exposer à leur députée, Huguette Tiegna (LREM).
Très vite, elles sont dépassées par les centaines de messages reçus. Elles décident de les relayer sur les réseaux sociaux pour inciter les gens à confier leurs histoires partout en France. « Peu à peu, les gens ont compris que ce qu’ils ont pu vivre ne sont pas pas des événements isolés et qu’il y a un problème systémique », explique Mila Sanchez. Aujourd’hui, le collectif Un jour un chasseur compte près de 32 000 abonné·es sur Instagram, 13 000 sur Facebook et plus de 5 400 sur Twitter. Les jeunes femmes reçoivent une vingtaine de témoignages tous les jours. « La libération de la parole reste lente et progressive », tempère Mila, pour qui les gens ont encore peur des représailles dans les petits villages où tout le monde se connaît.
En parallèle de ce travail de sensibilisation, le collectif parvient à rencontrer la députée lotoise et la fédération de chasse locale en janvier 2021. Puis la secrétaire d’État chargée de la Biodiversité, Bérangère Abba, en février. Les jeunes femmes proposent des mesures pour mieux réguler et sécuriser la pratique de la chasse. Elles ne retirent pas grand chose de ces rencontres, si ce n’est la frustration de ne pas s’être senties écoutées.
Le Sénat ou rien
Mila et Léa décident d’aller frapper plus haut. Après une première pétition-test sur Change.org qui remporte un certain succès (87 000 signatures), les deux Lotoises visent le Sénat. Depuis janvier 2020, une plateforme permet aux citoyen·nes de soumettre des pétitions à la chambre haute du parlement. Si une pétition atteint le seuil des 100 000 signatures en six mois, elle est étudiée par les président·es des commissions sénatoriales concernées. Un processus qui peut aboutir à la mise à l’ordre du jour d’une proposition législative ou à la création d’une mission de contrôle.
Le 10 septembre 2021, le collectif lance une pétition intitulée « Morts, violences et abus liés à la chasse : plus jamais ça ! » sur le site du Sénat. En moins de deux mois, celle-ci explose les records et affiche plus de 122 000 soutiens. Depuis la création de la plateforme sénatoriale, seuls 2 des 202 textes déposés ont dépassé le seuil imposé. Et la pétition d’Un jour un chasseur est la seule, jusqu’à aujourd’hui, à avoir entraîné la création d’une mission de contrôle. C’est dire l’importance qu’a pris le sujet de la chasse ces derniers mois, après plusieurs accidents qui ont ému l’opinion publique (Libération).
Selon les chiffres de l’Office français de la biodiversité, le bilan de la saison 2020–2021 s’établit à 80 victimes de chasse dont 7 accidents mortels. Pour l’OFB, ces chiffres exceptionnellement bas s’expliquent par la crise sanitaire durant laquelle la pratique de la chasse a largement été restreinte. Depuis 20 ans, on note globalement une large diminution du nombre d’accidents.
Mise sur pied par le Sénat le 9 novembre dernier, la commission de sécurisation de la chasse a pour objectif d’interroger une quarantaine de parties prenantes à la sécurisation de la chasse. Parmi celles-ci, les chasseurs, des associations anti-chasse, la gendarmerie, l’Office français de la biodiversité ou encore des armuriers. Ainsi que le collectif Un jour un chasseur, qui a été auditionné le 7 décembre au Palais du Luxembourg. Une intervention « intimidante mais constructive », juge Mila Sanchez. « Toutes les personnes présentes se sentaient concernées par ce sujet, on est contentes d’avoir eu le temps d’aborder tous les points de la pétition en détail et de voir que nos propositions étaient enfin écoutées », raconte-t-elle.
Parmi ces propositions, le collectif Un jour un chasseur retient cinq mesures phares pour sécuriser la pratique de la chasse :
- l’interdiction de la chasse le mercredi et le dimanche ;
- le renforcement des mesures de sécurité (durcissement des règles d’obtention du permis, homogénéisation nationale des zones interdites autour des habitations, interdiction de l’alcool pendant les parties de chasse, etc) ;
- un meilleur recensement et contrôle de la vente des armes de chasse ;
- des sanctions pénales « à la hauteur des délits commis » ;
- la reconnaissance des victimes de la chasse par l’État (par la mise en place de soutiens psychologiques et financiers).
Une parole légitime
« On ne demande rien de fou, ça nous semble être des mesures de bon sens », estime Mila Sanchez. Car il faut dire que ces demandes sont déjà portées par des associations — écologistes et animalistes — depuis de nombreuses années. En 2010, l’Aspas (Association pour la protection des animaux sauvages) remettait à Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Écologie, une pétition recensant peu ou prou les mêmes dispositions.
« La différence avec il y a dix ans, c’est que notre travail de sensibilisation est entré dans les mœurs », analyse Marc Giraud, porte-parole de l’Aspas. Selon un sondage Ifop commandé par le Journal du Dimanche en novembre 2021, 69% des Français·es sont favorables à l’interdiction de la chasse le week-end et pendant les vacances scolaires. Une proposition tirée du programme du candidat écologiste à la présidentielle 2022, Yannick Jadot.
Mais au-delà du timing, c’est aussi l’origine du discours qui fait avancer la cause. Mila, Léa et leurs ami·es du collectif Un jour un chasseur ne sont pas des professionnel·les du militantisme. « On est juste des gens qui ont vécu un drame et qui ont voulu comprendre pourquoi c’est arrivé », témoigne Mila Sanchez. « C’est difficile de contredire cette parole-là », ajoute-t-elle dans un sourire.
« On a souvent relégué notre parole car on s’oppose frontalement au lobby de la chasse depuis quarante ans », confirme Marc Giraud. « Là, c’est des citoyennes lambda qui ont soudainement incarné la cause et les gens se sont identifiés à elles. » Pour lui, la prise de conscience de l’opinion publique est désormais si forte que le milieu politique ne peut plus l’ignorer. L’Aspas se réjouit d’enfin voir les hautes sphères de l’État s’emparer du sujet, même si son porte-parole préfère rester prudent. « Nous avons l’habitude des défaites », rit-il, « mais l’important est que les choses soient en marche. »
La commission sénatoriale rendra ses conclusions dans un rapport d’ici l’été prochain et se garde le droit, si nécessaire, de modifier les textes législatifs régissant la chasse. C’est en tout cas ce qu’espère le collectif Un jour un chasseur, précise Mila Sanchez. Avant d’ajouter, confiante : « Si ça n’aboutit pas, eh bien on trouvera d’autres manières d’interpeller les gens. »