Marx attaque. Le projet de ce jeune penseur : dépoussiérer la pensée de Karl Marx pour l’adapter à l’urgence écologique. Son dernier livre, Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil, 2024), vient d’être traduit en français. Portrait.
«J’ai l’intention de «déterrer» et de développer les aspects totalement nouveaux de la pensée de Marx qui sont restés en sommeil pendant près de cent cinquante ans, pour libérer nos imaginations et contribuer, je l’espère, à créer une société meilleure à l’ère de la crise climatique» : voici la promesse – ambitieuse – faite par Kohei Saito dans son livre Moins ! La décroissance est une philosophie (Seuil, 2024), qui vient tout juste de paraître en français. Rien que ça.
Un best-seller traduit dans le monde entier
Au pays du soleil levant, les ventes de l’essai original paru en 2020, Hitoshinsei no Shihonron, ont dépassé le demi-million d’exemplaires. Depuis, il a été traduit dans de nombreuses langues.
À 37 ans seulement, Kohei Saito a tout d’une star. Lunettes rondes et chemises larges, le charismatique philosophe fait le tour des médias au Japon, en Allemagne… et désormais en France. Dans ses interventions, il tire à boulets rouges sur la «croissance verte» et sur les objectifs de développement durable de l’ONU, qu’il qualifie de nouvel «opium du peuple» – une expression célèbre de Marx à propos de la religion.
«Là où il est très fort, c’est qu’il a réussi à faire un livre grand public sur la décroissance et la transformation radicale des rapports de production, tout en mobilisant des débats pointus sur le marxisme», décrypte Paul Guillibert, chercheur en philosophie de l’environnement au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Vieux carnets et nouveaux engrais
Professeur à la prestigieuse université de Tokyo, Kohei Saito a consacré une partie de sa jeune carrière au «MEGA» : un monumental projet d’édition en plus de 120 volumes des textes de Karl Marx et de son camarade de toujours, Friedrich Engels. Brouillons, carnets, lettres… dans ces vieux manuscrits, le philosophe découvre un nouveau Marx. Un Marx qui, dans ses dernières années, bifurque.
«Pendant une partie de sa vie, Marx pensait qu’il était nécessaire que le capitalisme se développe pour ensuite le renverser, détaille Paul Guillibert, qui a, lui aussi, étudié le sujet pour son livre Terre et capital (Editions Amsterdam, 2021). Mais il revient sur cette idée à partir des années 1860-70, en découvrant des formes de société contemporaines non-capitalistes». Le penseur allemand se prend d’admiration pour des communautés paysannes autonomes en Russie, y voyant l’avenir du communisme.
Saito découvre aussi que l’auteur du Capital étudie les sciences naturelles et intègre l’écologie à sa théorie de l’exploitation des humains. «Il reprend à un chimiste de son époque le concept de “métabolisme” : c’est l’idée d’une relation plus ou moins harmonieuse qui unit les transformations de la société et celles de la nature», explique Jean-Marie Harribey, enseignant-chercheur en économie à l’université Bordeaux IV.
En visant toujours plus de profits, le capitalisme rompt ce «métabolisme». Marx citait l’exemple des engrais agricoles : à la fin du XIXème siècle, le développement massif des intrants augmente la productivité, mais appauvrit les sols et multiplie déchets et pollutions. Une analyse plus que jamais d’actualité.
«Penser le lien entre la crise écologique et les rapports économiques qui l’ont produite»
À travers Marx, Saito imagine un nouveau chemin pour résoudre la crise écologique, qui passerait par la remise en cause radicale de notre système de production. Gestion collective des «communs» (eau, électricité…), réduction du temps de travail, autogestion des lieux de production… son dernier livre prône un «communisme de décroissance», soit une société juste et égalitaire, qui réparerait, selon lui, ce fameux «métabolisme» entre les humains et la nature.
Cette lecture «écolo» du fondateur du communisme n’est pas si neuve : c’est tout l’objet du courant de pensée de la «rupture métabolique», vieux d’une trentaine d’années. «Là où Saito est novateur, c’est quand il propose que Marx aurait eu une pensée de la décroissance», précise Paul Guillibert.
Héritier d’une tradition marxiste très ancienne au Japon – le parti communiste y était autrefois un des plus puissants d’Asie -, Kohei Saito a trouvé un écho dans cette économie en déclin marquée par les aléas climatiques. Le trentenaire lie d’ailleurs son engagement écologique à la catastrophe nucléaire de Fukushima, en 2011.
Un siècle et demi après la mort de Marx, son retour n’est pas si étonnant, selon Paul Guillibert : «on a besoin de penser le lien entre la crise écologique et les rapports économiques qui l’ont produite et, face aux nombreux penseurs du vivant et des petits gestes, Marx est un bon prétendant».
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