Tribune

Algues vertes et pollutions aux nitrates : l’agroalimentaire doit prendre ses responsabilités

Les activités humaines - agriculture en tête - répandent de l’azote en trop grandes quantités dans la nature. De quoi polluer les eaux, réchauffer le climat et dégrader les écosystèmes. Pour lutter contre cette pollution, les grands groupes agro-industriels doivent en faire davantage, soulignent dans cette tribune à Vert des expert·es de la protection de l’environnement, des député·es et des collectifs écologistes.
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Naturellement présent dans l’air et le sol, sous forme organique ou minérale, l’azote constitue un élément indispensable au développement des plantes. Pour favoriser la croissance des cultures, l’ajout d’engrais naturels riches en azote, comme le fumier ou le compost, est connu de longue date.

Au début du 20ème siècle, des industriels ont trouvé une manière de synthétiser l’azote afin de produire à grande échelle des engrais chimiques permettant d’augmenter drastiquement les rendements. Depuis 1960, la consommation mondiale d’engrais azoté a été multipliée par 9. Selon une récente étude, il faudrait réduire d’un tiers l’utilisation d’engrais azotés en Europe pour préserver les écosystèmes.

En France, les réglementations en vigueur relatives à l’azote ont le défaut de se concentrer sur la seule responsabilité des agriculteurs. C’est oublier que ces derniers sont soumis à des pressions en amont et en aval de leurs usages.

Dans ce domaine, les grandes entreprises doivent aussi faire leur part en adoptant des mesures de prévention, tout particulièrement dans ce que l’on appelle leur «plan de vigilance».

Votée en 2017, la loi sur le devoir de vigilance réclame aux groupes français de publier un plan détaillant, dans leurs activités et celles de leurs fournisseurs et sous-traitants, des mesures destinées à prévenir les risques d’atteinte aux droits humains et libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement.

Agriculture industrielle et pollutions azotées

Avec la perturbation du cycle de l’azote, en raison de quantités excessives ajoutées dans l’environnement, c’est l’une des neufs limites planétaires qui a été franchie. Pourtant, les pollutions azotées et leurs effets délétères sont souvent négligées au regard d’autres problématiques environnementales, comme le changement climatique.

Il faut rappeler que l’épandage d’engrais azotés aggrave le réchauffement climatique et la dégradation de la biodiversité : cet épandage émet du protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre 300 fois plus réchauffant que le CO2. Aussi parce que la part non absorbée par les plantes se répand dans les sols et les cours d’eau, provoquant le phénomène d’«eutrophisation» : on désigne par ce terme la prolifération d’algues dans les zones aquatiques, appauvrissant le milieu en oxygène et conduisant à l’asphyxie des écosystèmes.

Prenons le cas de la Bretagne, première région de production de viande en France, où les algues vertes, dopées par ce phénomène d’eutrophisation, envahissent le milieu naturel et participent à l’effondrement de la biodiversité des littoraux. De surcroît, elles menacent la santé humaine en libérant un gaz toxique (l’hydrogène sulfuré, H2S) lors de leur décomposition sur les plages. Comme le raconte la journaliste Inès Léraud dans sa BD Algues Vertes, récemment adaptée au cinéma par Pierre Jolivet, plusieurs cas de décès peuvent être attribués à ces marées vertes.

Ces pollutions engendrent également d’importantes dépenses liées à l’achat d’engrais, à la dépollution de l’eau, au ramassage des algues et aux frais de santé liés aux pollutions atmosphériques. Selon la Commission européenne, les pollutions azotées coûtent au minimum 70 milliards d’euros par an.

© Lucie Linossi et Estrella Clouet

L’eau potable en ligne de mire

Le 15 février 2023, la Commission européenne a interpellé la France pour «des quantités excessives de nitrates» mesurées dans l’eau potable, en violation de la directive eau potable (1998). Le nitrate est l’une des principales formes minérales de l’azote à disposition des plantes.

Les condamnations de la Cour de Justice de l’Union européenne (en 2013 et 2014) et du Tribunal administratif de Rennes (en 2013 et 2021) montrent les défaillances de l’Etat français dans la réduction des pollutions azotées. Et le septième plan d’action national déclinant la directive nitrate européenne (1991) en politique nationale, révisé et publié le 9 février 2023, n’inverse pas la tendance.

L’inefficacité de la directive nitrates tient dans le ciblage quasi exclusif des pratiques des agriculteurs, alors que ces derniers se trouvent piégés sous la pression de la demande des grandes entreprises de l’industrie agroalimentaire.

Une politique à la hauteur des enjeux impliquerait d’inclure tous les acteurs de la chaîne de production agricole, de manière à rendre le secteur plus respectueux de l’environnement, tout en protégeant les agriculteurs.

Dans son rapport de 2021, la Cour des comptes soulignait que «le manque d’implication des filières agroalimentaires dans la prévention des fuites d’azote est un constat partagé par l’ensemble des acteurs. Ces filières sont restées à l’écart de la gouvernance, ainsi que des initiatives économiques des territoires pour développer de nouvelles filières ou de nouvelles exigences de qualité.»

Le potentiel sous-exploité des grands groupes agro-industriels dans la transition

Au vu de l’urgence pour préserver nos conditions de vie sur Terre, les responsables économiques – à l’instar d’Emmanuel Faber, ancien PDG de Danone écarté par le Conseil d’administration pour son engagement – doivent passer à l’action sans attendre des politiques publiques contraignantes.

De par leur puissance économique et leur rôle dans la mise sur le marché de volumes conséquents, leur potentiel d’impact positif est proportionnel à leur potentiel de nuisance. La récente loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (mars 2017) offre un nouvel outil aux grands groupes pour rendre compte des risques humains et environnementaux relatifs à leurs activités, ainsi que celles de leurs fournisseurs et sous-traitants, et mettre en œuvre des mesures adaptées.

La loi leur incombe de rendre ces informations publiques dans un «plan de vigilance» annuel. Il s’agit là d’une excellente occasion pour ces grandes entreprises d’utiliser leur influence afin de susciter un changement en matière de consommation d’azote et de pollution dans le système agroalimentaire français et européen.

Ces dernières ne doivent pas non plus attendre d’être mises en demeure pour inscrire les pollutions azotées dans leurs plans de vigilance. Ainsi, toute initiative ambitieuse et s’écartant du greenwashing sera grandement bienvenue.

En ce sens, nous proposons aux grands groupes agroalimentaires français d’intégrer les points suivants dans leurs plans de vigilance :

→ Inclure dans la cartographie des risques ceux induits par les pollutions azotées ;

→ Conférer aux risques induits par les pollutions azotées une priorité hiérarchique élevée, tout retard d’intervention pouvant entraîner un caractère irrémédiable ;

→ Inciter et accompagner les producteurs d’engrais sur la voie de la décarbonation des produits azotés ;

→ Former et soutenir financièrement des producteurs partenaires dans le suivi et l’approfondissement de leur plan de gestion de l’azote ;

→ Soutenir la recherche sur les techniques de l’agroécologie et à contribuer à leur diffusion ;

→ Mettre en place des mesures de suivi et de publication des résultats ;

→ Mettre en place des actions de prévention, d’atténuation et de réparation.

Autrices : Marion Bigoin, Estrella Clouet, Lucie Linossi, étudiantes de la clinique Justice environnementale et Transition écologique de Sciences Po Paris. Cosignataires : Jémilie Jaffart et Dylan Chiasson, tuteur·trice·s de la clinique Justice environnementale et Transition écologique de Sciences Po Paris. David Kanter, enseignant chercheur spécialisé sur les pollutions azotées, Université de New York et tuteur de la clinique Justice environnementale et Transition écologique de Sciences Po Paris . Notre Affaire à tous, Halte aux marées vertes, Sauvegarde du Trégor, Déclic. Luc Delacôte, enseignant en agronomie, Agropolis Montpellier. Sandrine Le Feur, députée. Marie Pochon, députée. Marie Toussaint, eurodéputée. Benoît Biteau, eurodéputé. Yves-Marie Le Lay, président de Sauvegarde du Trégor et auteur de Algues vertes, un scandale d’Etat. Nitrates et gaz toxiques, 50 ans de déni. André Ollivro, président d’honneur de Halte aux marées vertes et auteur de La Bretagne est-elle une porcherie et Le scandale des algues vertes. Pierre Jolivet, réalisateur du film Algues vertes.

Photo d’illustration : Un développement d’algues vertes trahissant une eutrophisation des écosystèmes. © G. Mannaerts / Wikimedia