Dans quel état d’esprit êtes-vous ces jours-ci ?
J’ai une espèce de colère froide mais puissante : on a fait déplacer des millions de Français qui ont voté pour l’espoir et on se retrouve avec Georges Pompidou au gouvernement, qui veut faire du pavillonnaire et du nucléaire.
Avez-vous un quelconque espoir que le gouvernement de Michel Barnier permette des avancées en matière environnementale ?
Aucun espoir, c’est même tout le contraire : ce gouvernement va être dangereux. Quand on annonce 60 milliards d’euros d’économies [cet entretien a été réalisé avant la présentation du budget, 40 milliards d’économies ont finalement été présentés par le gouvernement, NDLR] alors qu’on devrait mettre 60 milliards en plus pour la transition écologique, selon le rapport Pisani-Ferry, cela nous met dans une difficulté extrêmement grande.
Depuis les années 60, on nous bassine avec le nucléaire. Aujourd’hui, la centrale de Gravelines est sur un polder, une zone de terre gagnée sur la mer. Si on regarde les cartes de la montée des eaux, Gravelines sera sous l’eau dans quelques décennies. Aujourd’hui, pas un EPR ne fonctionne [l’EPR de Flamanville a démarré le 2 septembre dernier et a connu deux arrêts depuis, NDLR]. Ce serait n’importe quelle autre industrie, nous aurions déjà arrêté les frais depuis longtemps.
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Il semble que les sujets écologiques ont du mal à s’imposer dans l’agenda politique et médiatique. À votre avis, quel est le prochain sujet écolo qui va exister dans le débat public ?
Il ne faut pas attraper l’écologie par l’écologie, mais par des sujets connexes : la reconquête du temps, une vraie politique du mot «fierté», notre rapport aux animaux, nos besoins essentiels. Avoir un discours politique sur le temps de travail et la qualité de vie, me semble être bien plus transformateur que dire que les oiseaux disparaissent. La transformation écologique s’obtiendra par un changement de valeurs, pas par des alertes.
Dans votre nouvel essai «Ce qui nous porte», vous mettez en avant l’histoire de votre famille et votre enfance à Poitiers. Pourquoi avoir fait le choix d’un récit presque intimiste ?
J’ai mis des aspects de ma vie car je constate un non-dit et une attitude passive-agressive entre ceux qui ont vécu dans les Trente glorieuses et qui ont bénéficié du confort, et les jeunes générations. Pour dépasser cette hostilité latente, je dis merci pour ce qui a été bien dans ces années. Tant qu’on n’a pas posé cette gratitude pour les aspects positifs de ces années, on ne peut pas passer à autre chose.
L’une des thèses principales de votre livre est que la fierté a été accaparée par les idées identitaires et nationalistes et qu’il y a une nostalgie des Trente glorieuses. Comment l’expliquez-vous ?
Le mot déjà : les Trente «glorieuses». C’est une période qui a permis des progrès humains pour beaucoup de gens. Une période où tout le monde était à sa place. Une période où les immigrés tentaient de s’assimiler. Une période a-écologique, voire anti-écologique. Cette question là ne se posait pas, il n’y avait pas d’angoisse. C’est le monde rêvé de l’extrême droite.
Aujourd’hui, le mot fierté n’est utilisé que par l’extrême droite. Il faut réinvestir ce champ. Pour que les gens se sentent fiers de la transition écologique, qu’ils se sentent décideurs des mesures à prendre et de leur résultat. Cela passe forcément par une décentralisation, voire une liberté locale.
Les Trente glorieuses, c’est cette société pavillonnaire, centrée sur la voiture. Qu’est-ce qui, selon vous dysfonctionne dans ce modèle ?
Considérer la Terre comme un simple support de nos activités humaines est anachronique. Les Trente glorieuses sont les années de toute-puissance de l’humain sur la planète. Nous avons du mal à faire le deuil de cette toute-puissance.
L’une des figures de la toute-puissance, c’est celle de l’ingénieur. Que lui reprochez-vous exactement ?
L’ingénieur pense tout, conquiert l’espace, assèche les marais, construit la voiture, les routes, les ponts ; il est la figure maîtresse de ces Trente glorieuses. Pour lui, c’est : «un problème, une solution».
«Les ingénieurs ne sont plus les maîtres de notre temps»
Actuellement, il y a une crise de sens de l’ingénieur. On le voit avec les discours des étudiants en fin d’études qui disent : «n’allons pas travailler chez Total». Nous avons besoin de passer d’une maîtrise de la technique aux savoir-faire ancestraux. Nous avons besoin de low tech. Par exemple, pour la construction de maisons, il faut revenir à du bois et à de la laine de bois.
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Les ingénieurs sont-ils devenus inutiles, selon vous ?
N’en déplaise à monsieur Jancovici, les ingénieurs ne sont plus les maîtres de notre temps. Si nous n’avions que le problème du carbone, nous pourrions imaginer des solutions techniques. Mais nous sommes aussi confrontés à la perte de biodiversité, aux microplastiques et à bien d’autres maux encore. Donc les solutions techniques sont inopérantes. L’issue ne viendra que de la réparation et du savoir-faire, dans la durée. Bien sûr, nous continuerons à avoir besoin d’ingénieurs, mais ce ne sont pas eux qui vont trouver des technologies miraculeuses. Croire cela, c’est croire au Père Noël.
La révolution, c’est la sortie du sentiment de puissance, retrouver un sentiment d’humilité et de vulnérabilité. Il faut accepter que nous ne savons pas tout, accepter qu’on ne sait pas définir le programme politique des cinq à dix prochaines années, accepter que ça se fasse en marchant par essai-erreur… L’humilité, c’est d’accepter la notion de limite. Les Trente glorieuses nous ont totalement fâché avec la notion de limite : nous sommes même allés sur la lune. Accepter la notion de limite, c’est un défi philosophique, politique, humain.
Quels sont nos besoins essentiels aujourd’hui ?
Il faut arrêter de considérer que l’économie est supérieure aux lois humaines et s’interroger sur nos besoins fondamentaux : la mobilité, l’alimentation, l’éducation, les liens, la culture. Pour tout ça, nous devons nous assurer d’avoir les moyens de les satisfaire. Nous avons aussi besoin de nous protéger de ce qui arrive. Le défi est immense : comment s’assurer de nos besoins fondamentaux, y compris dans un contexte de perturbation du climat et en situation d’aléas ? Le reste est superflu. Aller mettre des satellites pour faire de la reconnaissance faciale, ce n’est pas le sujet.
«Dans les années 1970, la révolution écologiste a échoué parce que nous n’avons pas abandonné l’idée de puissance»
Dans votre livre, vous dites qu’une question vous obsède, c’est : «qu’est-ce qu’on a raté dans les années 70 ?». Avez-vous trouvé la réponse ?
Dans les années 70, tous les ingrédients d’un changement de société étaient là : le Printemps silencieux [l’ouvrage phare de la biologiste marine Rachel Carson, NDLR], le rapport Meadows [sur les limites à la croissance, NDLR], il y avait une révolution des valeurs. Tant qu’on ne comprendra pas ce qu’on a raté, on ne pourra pas avancer.
A cette époque, l’inversion des hiérarchies a concerné les femmes, mais elle n’a pas radicalement changé sur l’écologie, ni sur le colonialisme. J’entends qu’il y avait des intérêts capitalistes. Mais à mon sens, la révolution écologiste a échoué parce que nous n’avons pas abandonné l’idée de puissance.
Qu’est-ce que la gauche a raté ces dernières années sur l’écologie ?
La gauche n’a pas posé son rapport au productivisme. Je n’ai jamais eu un seul débat qui posait la question de savoir comment financer un système social de santé sans productivisme. Comment sortir du marché certains secteurs fondamentaux ? Comment ralentir le travail pour qu’il ait du sens ?
Il faut aussi sortir la gauche écologiste d’alliances circonstancielles électorales et lui faire travailler son socle de pensées. Si nous n’avons pas réussi à être majoritaires dans le pays, c’est que nous avons donné le sentiment qu’on additionnait des choses mais qu’on ne construisait pas. Comment on fait dans un système a-productif [qui se pense en dehors de la production, NDLR] ?
Cela ressemble fortement aux thèses des penseurs de la décroissance. Pourtant, vous n’utilisez pas le terme dans votre livre, pourquoi ?
La décroissance se place en référence à la croissance. Pour moi, il faut complètement sortir du logiciel de croissance. Peut-être aussi qu’inconsciemment je ne voulais pas utiliser ce mot-obus.
Comment sortir l’écologie de son impopularité ? Y a-t-il un backlash, une sorte de retour en arrière, en ce moment ?
Non, je ne pense pas qu’il y ait de backlash. Il existe une crispation d’une minorité. Les enquêtes sociologiques sur lesquelles je me suis fondée montrent que les Français demandent des actions plus ambitieuses sur l’écologie. Malheureusement, c’est la minorité bloquante qui a la parole et le pouvoir.
«Aujourd’hui, il y a trois fois plus de végétariens que de chasseurs»
Vous estimez que la société est en train de bouger. Quelles sont les mutations profondes à l’œuvre ?
J’aime beaucoup l’image de l’iceberg. Il peut se retourner d’un coup et modifier le centre de gravité de la société. Pour moi, il y a des signes qui ne trompent pas : un salarié sur deux pense à sa reconversion, notre rapport aux animaux s’est métamorphosé…
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Si on prend les animaux, les Trente Glorieuses ont été une période où ils étaient considérés comme des machines. Notre perception a changé. Nous savons qu’ils sont doués de culture et de solidarité. Certaines recherches montrent qu’ils ont une santé mentale. Ils ont le même cerveau que les humains, donc la frontière entre humains et animaux s’efface. Aujourd’hui, il y a trois fois plus de végétariens que de chasseurs.
Cela bouscule en profondeur le système animalo-industriel, car une partie de notre système économique est lié à l’utilisation d’animaux comme ressources pour l’industrie. Comment considérer que nous allons manger des vaches, alors qu’elles ont une santé mentale ? Comment continuer à manger des porcs qui sont proches de nous en termes de sentience et les enfermer dans des fermes de 40 000 individus ? Pour l’instant, ça tient encore, mais à un moment donné ça ne tiendra plus.
Je ne suis pas dans l’optimisme. Nous sommes dans une situation dangereuse, celle d’un effondrement possible, rapide. Mais il est impératif de regarder les endroits où appuyer pour opérer la bascule.
Vous relevez aussi des signaux positifs du côté d’une prise de conscience féministe. En quoi Metoo est-il un mouvement révolutionnaire?
Metoo est une lame de fond dans la société. On a essayé de l’arrêter en culpabilisant les femmes, en disant que c’était de la délation, avec une justice qui ne condamne pas suffisamment les violences, mais le mouvement continue. Il y a des résurgences en permanence. Le procès Mazan en est une. Qui aurait pu dire que ce serait Gisèle Pelicot qui mettrait une nouvelle pièce dans la machine ? Elle n’était pourtant pas militante féministe.
Il y a aussi des contestations de ce mouvement, certaines personnes comme l’autrice Caroline Fourest disent que Metoo est allé trop loin. Que lui répondez-vous ?
Caroline Fourest fait de l’argent avec du soutien psychologique au patriarcat, mais la vague Metoo ne peut être arrêtée. Bisous Caroline.
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Quels sont les signaux qui vous donnent de l’espoir aujourd’hui ?
L’apparition du clitoris dans l’espace public est extrêmement forte. Le patriarcat se fonde sur la domination sexuelle des femmes pour contrôler la parentalité des enfants. L’affirmation du clitoris, c’est penser la sexualité de façon autonome. C’est une révolution fondamentale.
Les signaux ne sont pas très nombreux, mais je pense que si transformation il y a, celle-ci viendra d’un changement de notre rapport à nous-mêmes. L’émergence dans le débat public des questions liées à la santé mentale en est la preuve.
Aujourd’hui, les taux de dépression et de suicide sont extrêmement élevés. En France, notre consommation d’antidépresseurs et d’anxiolytiques est la plus importante au monde et progresse toujours plus. Ils explosent parce qu’il y a un retournement d’une violence systémique contre nous-mêmes. Nous utilisons la chimie pour supporter, mais ça ne suffira pas. Nous pouvons bien monter des digues chimiques, politiques, médiatiques, mais aucune ne peut tenir face à notre prise de conscience d’un monde à bout de souffle et de l’absurdité de la croissance. Pour autant, est-ce que le changement sera assez rapide ? Je ne sais pas.
Quels sont les dossiers qui vont vous occuper dans les mois à venir ?
J’aimerais porter cette question de la santé mentale. Je trouve inacceptable qu’autant de jeunes connaissent des dépressions : cela dit quelque chose d’un mal-être très profond. Je vais aussi m’investir dans la commission parlementaire de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma.
Par ce livre, j’aimerais aussi provoquer un débat à gauche sur la croissance. Si la gauche devient décroissante, je pense qu’on gagne, bizarrement. La société est prête.
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