Tout est parti du signalement envoyé par la Commission internationale pour la protection du Rhin (CIPR) en 2022 au comité de pilotage du projet Ermes-ii Alsace, lancé la même année. Ce programme, mené par l’Observatoire de la nappe d’Alsace (Aprona) vise à étudier l’état de santé de la nappe phréatique rhénane sur le territoire alsacien.
Un volet est consacré à la recherche de substances per- et polyfluoroalkyées (PFAS), souvent qualifiées de «polluants éternels» en raison de leur persistance dans l’environnement. L’alerte du CIPR concerne l’un d’entre eux : l’acide trifluoroacétique, connu sous le nom de TFA.
«Ils avaient déjà pointé du doigt ce PFAS du côté allemand du fleuve», se remémore Victor Haumesser, chargé de communication à l’Aprona. Le groupe de chercheur·ses d’Ermes-ii décide alors d’étudier la présence de ce polluant éternel dans la nappe phréatique.
«C’est une étude inédite à l’échelle européenne sur la présence du TFA dans les eaux souterraines, par l’ampleur du territoire analysé et le nombre de prélèvements effectués», affirme Baptiste Rey, coordinateur du projet d’étude.
Cette substance chimique est issue de «de rejets industriels directs, des eaux usées et de la dégradation de gaz réfrigérants ou de pesticides fluorés», selon le rapport de l’Aprona, publié le 26 novembre dernier. Les résultats montrent que le TFA est présent dans 195 des 200 échantillons prélevés dans la nappe phréatique alsacienne (soit 97,5%), à un taux supérieur à 0,1 microgramme par litre (μg/L).
Vers des taux record de «non-conformité» de l’eau ?
«C’est la plus grande pollution jamais observée dans la nappe phréatique par une seule substance chimique, il n’y a pas de comparatif possible», alerte Baptiste Rey. Récemment, le TFA a aussi été découvert dans plusieurs eaux en bouteilles et des eaux de surface en Europe.
Ce polluant est un résidu de l’herbicide flufénacet, classé comme «perturbateur endocrinien» par l’Agence européenne de sécurité alimentaire (Efsa) en septembre dernier. Cette nouvelle classification du pesticide pourrait rendre le TFA «pertinent» pour l’étude de la potabilité de l’eau. Dans son rapport sur le flufénacet, l’association Générations futures souligne que cette situation «laisse envisager des taux record de non-conformité de l’eau» potable qui arrive aujourd’hui dans nos robinets.
Président du Syndicat des eaux et de l’assainissement d’Alsace (Sdea) et conseiller régional du Grand Est (Indépendant), Frédéric Pfliegersdoerffer prend ces résultats avec gravité : «C’est une situation dont il faut s’inquiéter. Une pollution aussi massive doit poser un débat à l’échelle de la société française et européenne : va-t-on continuer de polluer nos nappes encore longtemps ou allons-nous engager de véritables politiques de protection de la ressource en eau ?»
De nouvelles normes pour l’étude de la potabilité de l’eau en 2026
Une directive européenne adoptée en décembre 2020 obligera chaque État membre de l’Union européenne à prendre en compte 20 PFAS – il en existe plusieurs milliers – dans l’analyse de son eau potable à partir du 1er janvier 2026. En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) assure surveiller «toute situation de dépassement» pour les PFAS depuis le 1er janvier 2023.
Pour que l’eau soit conforme à ces nouvelles normes de potabilité, il faut que la somme de ces 20 polluants éternels ne dépasse pas le taux de 0,1 μg/L dans les eaux distribuées à la population. Pour le moment, le TFA ne fait pas partie des 20 PFAS suivis par les autorités sanitaires.
Le PFHxS, le plus présent dans la nappe phréatique
Dans un sous-volet de son étude, l’Aprona a recherché la concentration de ces 20 PFAS dans la nappe alsacienne. Les résultats révèlent la présence d’«au moins un des 20 PFAS analysés dans […] 91,2 % des échantillons», mais dans des concentrations inférieures à 0,1 μg/L dans une large majorité des cas (80%).
Membre de ce club des 20 PFAS, l’acide perfluorohexane sulfonique (PFHxS) est le plus fréquent dans la nappe phréatique, observé dans trois quarts des prélèvements.
Utilisé dans les revêtements hydrofuges de nombreux produits et dans les mousses anti-incendie, il est une alternative au PFOA et PFOS. Ces deux PFAS sont épinglés dans la Convention de Stockholm – accord international visant à encadrer les polluants organiques persistants – en raison de leur statut «cancérogène pour l’Homme» pour le premier et «peut-être cancérogène pour l’Homme» pour le second.
Des «cocktails» de PFAS aux effets inconnus
Selon le rapport, près d’un échantillon sur dix présente une somme de ces 20 PFAS supérieure à la norme de potabilité de 0,1 μg/L. Le maximum est atteint du côté de Lauterbourg (Bas-Rhin), avec 1,58 μg/L – 15 fois le seuil réglementaire. Pour le TFA, la concentration maximale observée est de 2,73 μg/L entre Sélestat et Colmar (Haut-Rhin).
Les lieux les plus affectés par ces cocktails de PFAS sont à proximité des zones industrielles, comme les alentours de Colmar ou la basse vallée de la Thur, au sud-ouest de l’Alsace. Dans la commune d’Ensisheim, au nord de Mulhouse (Haut-Rhin), 14 PFAS différents ont été identifiés : «L’origine probable de cette pollution est la station de traitement des eaux usées située dans la commune, mais rien n’est avéré pour le moment», analyse Victor Haumesser, chargé de communication à l’Aprona.
La présence des PFAS est généralisée dans la nappe phréatique d’Alsace et plus de la moitié des prélèvements révèlent un cocktail de cinq à dix PFAS. Dans 13 points de mesures, plus d’une dizaine de PFAS ont été identifiés. «Les effets cocktails de PFAS sur la santé humaine et l’environnement sont aujourd’hui inconnus, nous n’avons pas d’études toxicologiques sur le sujet, dit encore à Vert Victor Haumesser. Il y a de fortes présomptions sur la toxicité générales des PFAS, mais ce n’est pas avéré scientifiquement».
Les zones industrielles et les cours d’eau particulièrement touchées
Du côté de l’Agence de l’eau Rhin-Meuse, le directeur Xavier Morvan essaye de calmer le jeu : «Il ne faut pas parler “d’inquiétude” face à ces résultats. Il faut renforcer notre vigilance sur l’évolution des concentrations de ces polluants éternels dans la nappe phréatique.»
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Un discours inaudible pour Daniel Reininger, ancien président d’Alsace nature et représentant de France nature environnement au Comité de bassin Rhin-Meuse : «L’heure n’est plus à la vigilance ou à l’inquiétude, il faut des actes. Tant que nous ne mettons pas fin à la dérive de l’industrie chimique, ça continuera comme ça.»
De nouveaux résultats concernant les hydrocarbures, micro-plastiques et autres substances polluantes présentes dans la nappe phréatique alsacienne seront publiés début 2026 par l’Aprona. Plongerons-nous encore plus en profondeur dans les eaux troubles alsaciennes ?