Décryptage

Espèces marines menacées, événements météo extrêmes et pertes pour la pêche : les terribles effets d’une Méditerranée à plus de 30°C

Méditerrassée. Depuis le début de l’été, les eaux méditerranéennes pulvérisent tous les records de chaleur. Quels sont les effets, à moyen et long terme, de cette surchauffe sur l’équilibre des écosystèmes marins ? Et comment tout cela bouleverse-t-il le climat de la région ? Explications.
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28,90°C : c’est la tem­péra­ture médi­ane brûlante atteinte par la mer Méditer­ranée le 15 août dernier. Le précé­dent record (28,71°C), établi en juil­let 2023, est bat­tu et de loin. Depuis début août 2024, des pics dépas­sant les 30°C ont été enreg­istrés à plusieurs repris­es dans dif­férentes zones, comme au large de Nice (Alpes-Mar­itimes) ou de Por­to-Vec­chio en Corse.

La mer Méditer­ranée est depuis longtemps recon­nue comme un hotspot (un «point chaud») du dérè­gle­ment cli­ma­tique : le réchauf­fe­ment y est env­i­ron 20% plus rapi­de que la moyenne mon­di­ale. «Cela s’explique par une com­bi­nai­son de fac­teurs : les tem­péra­tures mon­tent de façon cri­tique dans le bassin méditer­ranéen en par­al­lèle d’une réduc­tion des pré­cip­i­ta­tions et d’un plus grand risque de sécher­esse, détaille à Vert Wolf­gang Cramer, directeur de recherche au CNRS et pro­fesseur d’écologie glob­ale à l’Institut méditer­ranéen de bio­di­ver­sité et d’écologie marine et con­ti­nen­tale (IMBE). On s’y rap­proche des lim­ites viables pour l’agriculture, la bio­di­ver­sité ou le bien-être humain.»

Cette datavi­su­al­i­sa­tion souligne les anom­alies de tem­péra­tures de sur­face en mer Méditer­ranée au mois de juil­let, entre 1982 et 2024, par rap­port à la moyenne des années 1982–2010. On repère un net réchauf­fe­ment des eaux d’année en année. Don­nées : NOAA CDR OISST v2_1 © Dominic Royé

Comme en 2023, les tem­péra­tures marines ont été par­ti­c­ulière­ment élevées cette année. Une sit­u­a­tion que l’on doit au réchauf­fe­ment cli­ma­tique d’o­rig­ine humaine, qui aug­mente la récur­rence et l’intensité d’épisodes canic­u­laires, rap­pelle Wolf­gang Cramer, mais égale­ment à la vari­abil­ité naturelle de la météo. «Toute la Méditer­ranée ne con­naît pas des con­di­tions records en ce moment, cela con­cerne plutôt le cen­tre et l’est de la région pour le moment. Mais cela pour­rait s’étendre vers l’ouest ou le nord dans deux semaines. Ou non. Ça reste un sys­tème dynamique et vari­able», note le sci­en­tifique.

Des écosystèmes chamboulés

S’il est trop tôt pour saisir leur impact à long terme, il est cer­tain que ces anom­alies ther­miques récur­rentes boule­versent une par­tie de la bio­di­ver­sité de la grande bleue. «Le réchauf­fe­ment et l’acidification des océans men­a­cent des écosys­tèmes iconiques de la Méditer­ranée tels que les her­biers de posi­donie ou le coral­ligène» (sorte de récif d’algues cal­caires qui ressem­ble à du corail), alerte le CNRS.

Pour rap­pel, si la Méditer­ranée représente seule­ment 0,7% de la sur­face des mers et des océans du monde, elle abrite 18% de toutes les espèces marines — ce qui en fait une région par­ti­c­ulière­ment pré­cieuse pour le vivant.

Ces tem­péra­tures records peu­vent per­turber les chaînes ali­men­taires, men­ac­er des végé­taux ou des ani­maux endémiques (qui ne vivent que dans une région don­née) ou favoris­er l’apparition d’espèces trop­i­cales et inva­sives, qui s’in­fil­trent dans le bassin méditer­ranéen via le canal de Suez et y trou­vent des con­di­tions désor­mais favor­ables à leur survie. C’est par exem­ple le cas du ven­imeux pois­son-lion (ou ras­casse volante), qui n’a pas de pré­da­teur en Méditer­ranée et se nour­rit d’un grand nom­bre de pois­sons locaux.

Le pois­son-lion, aus­si appelé «ras­casse volante», est une espèce qui colonise peu à peu la mer Méditer­ranée du fait de ses tem­péra­tures de plus en plus trop­i­cales. © 0gust1 / Flickr

Out­re les impacts sur la bio­di­ver­sité, ces évo­lu­tions ont de quoi ébran­ler l’économie mar­itime du bassin méditer­ranéen : la pêche et l’aquaculture (dont les huîtres ou les moules) risquent grande­ment de souf­frir de ces nou­velles con­di­tions cli­ma­tiques. Des études font notam­ment état d’une diminu­tion de la taille de cer­taines espèces (dont la sar­dine) en Méditer­ranée à cause du change­ment cli­ma­tique. En par­al­lèle, les mem­bres du Groupe d’ex­perts inter­gou­verne­men­tal sur l’évo­lu­tion du cli­mat (Giec) esti­ment entre 20 et 24% la diminu­tion du poten­tiel de cap­ture de pois­sons à hori­zon 2100 dans le scé­nario de réchauf­fe­ment cli­ma­tique le plus pes­simiste.

«La mer Méditerranée est en voie de tropicalisation»

Le mer­cure brûlant dans la Grande bleue a aus­si des con­séquences sur le cli­mat de la région : «la Méditer­ranée con­stitue une masse d’eau qui per­met en temps nor­mal de mod­ér­er le cli­mat région­al, c’est-à-dire de lim­iter l’impact des canicules sur le lit­toral ou de réchauf­fer les tem­péra­tures froides. Avec les tem­péra­tures records enreg­istrées actuelle­ment, l’atmosphère ne béné­fi­cie plus de cet effet “amor­tis­sant” de la mer», prévient Wolf­gang Cramer.

Ces anom­alies ther­miques con­tribuent égale­ment à des événe­ments extrêmes : à l’arrivée de l’automne, les eaux chaudes peu­vent inten­si­fi­er les épisodes méditer­ranéens (un phénomène météorologique spé­ci­fique à la région, qui génère de forts orages) «en per­me­t­tant à l’atmosphère de stock­er plus d’humidité sur son tra­jet vers les côtes», décrit Météo-France.

On se sou­vient encore de la meur­trière tem­pête Daniel qui avait rav­agé la Libye en sep­tem­bre 2023 (notre arti­cle) ‑cette dépres­sion avait été en par­tie ali­men­tée par les eaux de la Méditer­ranée, encore par­ti­c­ulière­ment chaudes après un été canic­u­laire.

Aujourd’hui, les boule­verse­ments qui tra­versent la région sont incon­testa­bles : «La mer Méditer­ranée est en voie de trop­i­cal­i­sa­tion, au sens biologique et cli­ma­tique», atteste Wolf­gang Cramer. Cela sig­ni­fie qu’elle adopte petit à petit les traits d’une mer trop­i­cale — soit un change­ment majeur par rap­port à son état d’origine. Si sur le lit­toral, beau­coup voient dans les chaudes baig­nades une nou­velle réjouis­sante, cela signe aus­si l’arrêt de mort de nom­breuses espèces et des impacts durables sur le cli­mat, l’économie et l’habitabilité du bassin méditer­ranéen.