Décryptage

Du kérosène pour les avions à partir du bois des forêts provençales : bonne idée ou désastre écologique ?

Sur le site de l’ancienne centrale à charbon de Gardanne, dans les Bouches-du-Rhône, la société Hy2gen veut fabriquer des biocarburants pour avions et bateaux à partir de bois des forêts alentours. Pour les écologistes, ce type de production est incompatible avec les enjeux de réchauffement climatique et de préservation des forêts.
  • Par

Vol­er de bois vert. Dans l’an­ci­enne cité minière de Gar­danne (Bouch­es-du-Rhône), une unité de pro­duc­tion de car­bu­rants à par­tir de bois devrait s’in­staller sur les six hectares de l’an­cien stock de char­bon de la cen­trale ther­mique. Porté par la société Hy2gen, le pro­jet Hynovera entend faire pass­er à l’échelle indus­trielle d’ici 2027 un procédé jusque-là expéri­men­té au Havre sous l’appellation BioT­fu­el. Son ambi­tion est de pro­duire des « car­bu­rants renou­ve­lables » à par­tir de ressources forestières, explique Cyril Dufau-San­sot, prési­dent de Hy2gen. La méth­ode con­siste en la pyrogazéi­fi­ca­tion de pla­que­ttes forestières — du bois broyé pour un usage énergé­tique -, suiv­ie d’un ajout d’hy­drogène pro­duit à par­tir « d’élec­tric­ité d’o­rig­ine renou­ve­lable », expose l’en­tre­pre­neur.

Le sché­ma du procédé indus­triel. © Hy2gen

Cyril Dufau-San­sot assure que son ini­tia­tive sou­tient « les besoins de décar­bon­a­tion des secteurs aérien et mar­itime ». Hy2gen prévoit de pro­duire chaque jour, à par­tir de 2027, quelque 65 000 litres de « kérosène renou­ve­lable » et 60 000 litres de « biodiesel ». Puis, dès 2030, d’at­tein­dre 100 000 litres de kérosène et de rem­plac­er le diesel par 200 000 litres d’e-méthanol, alter­na­tive au fioul lourd pour le trans­port mar­itime. Le tout devrait béné­fici­er de sub­ven­tions publiques dans le cadre du « pacte de ter­ri­toire pour la tran­si­tion » impul­sé par l’État. Hy2gen espère être aidé à hau­teur de 150 mil­lions d’eu­ros sur un bud­get total de 460 mil­lions d’euros. Ses car­bu­rants per­me­t­traient de rav­i­tailler des navires de com­merce à Fos-sur-Mer, Mar­seille et Toulon, ain­si que de cou­vrir 10 % des besoins de l’aéro­port Mar­seille-Provence.

Cyril Dufau-San­sot, directeur de Hy2gen et Denis Grisoni, chef de pro­jet. © Pierre Isnard-Dupuy / Vert

Selon le directeur d’Hy2gen, ces nou­veaux car­bu­rants seraient 93 % moins émet­teurs de gaz à effet de serre que leurs équiv­a­lents d’o­rig­ine fos­sile. « Sur un cycle de 30, 40 ou 50 ans, on ne va pas rajouter de CO2 dans l’at­mo­sphère. Il a été préal­able­ment cap­té par les arbres que nous exploitons et qui repoussent », explique-t-il, ce 4 octo­bre, aux soix­ante per­son­nes venues par­ticiper à une réu­nion publique dans une salle munic­i­pale de Meyreuil. Une par­tie des 80 hectares du site indus­triel de la cen­trale de Provence s’étend sur cette com­mune lim­itro­phe de Gar­danne. Enfin, la per­spec­tive d’une créa­tion de 50 emplois directs et 150 indi­rects « com­penserait » la perte de la cen­taine d’emplois due à l’ar­rêt du char­bon. Le pro­jet est soumis à une con­cer­ta­tion publique ani­mée par la Com­mis­sion nationale du débat pub­lic (CNDP) jusqu’au 21 novem­bre.

« Il n’y a pas assez de ressources »

Avec ses 100 000 habitant·es, l’ancien bassin minier de Gar­danne, situé entre Aix-en-Provence et Mar­seille, fait fig­ure de mod­èle de trans­for­ma­tion indus­trielle pour le gou­verne­ment. De l’ancienne cen­trale au char­bon, pro­priété de l’homme d’af­faires tchèque Daniel Kretinsky via l’en­tre­prise Gaze­lEn­ergie, il ne reste qu’une unité pour la pro­duc­tion d’électricité, qui a été con­ver­tie à la bio­masse, autrement dit au bois, prin­ci­pale­ment d’o­rig­ine forestière.

Mise en ser­vice dans les années 1950, la cen­trale ther­mique de Provence a pro­duit de l’élec­tric­ité à par­tir de char­bon jusqu’au print­emps 2021, date de l’arrêt de sa tranche 5 (ou unité). Désor­mais, il ne reste que la tranche 4, con­ver­tie dans les années 2010 pour con­ver­tir de la bio­masse en élec­tric­ité. D’autres pro­jets indus­triels autour du bois devraient voir le jour sur le site même de la cen­trale.

Avec ses besoins de 850 000 tonnes de bois par an, elle est décriée par les écol­o­gistes depuis une décen­nie pour son effet d’entraînement d’une « indus­tri­al­i­sa­tion de la forêt ». Avec d’autres usines con­som­ma­tri­ces de bois en pro­jet, dont une méga-sci­erie, Gar­danne deviendrait un cen­tre indus­triel du bois au milieu de la Provence, qui n’est pour­tant pas une grande région forestière.

C’est là que le bât blesse pour les défenseurs de la forêt. Les 275 000 tonnes de bois par an envis­agés pour Hynovera vien­nent s’ajouter à l’appétit déjà grand des indus­tries de la région. « Quand on fait la tran­si­tion, on ne peut pas être con­tre la recherche de développe­ment d’én­ergie renou­ve­lable […] Mais si on ajoute les 1,2 mil­lion de tonnes par an pour la papeterie Fibre Excel­lence à Taras­con, les 180 000 tonnes pour la cen­trale bio­masse de Brig­noles, les 150 000 tonnes pour celle de Pier­re­lat­te, plus les besoins pour les chauf­feries des col­lec­tiv­ités, il n’y a pas assez de ressources », pointe Claude Cal­vet de France nature envi­ron­nement Bouch­es-du-Rhône (FNE 13). Il craint que la forêt méditer­ranéenne soit sur­ex­ploitée et ne fasse l’objet de coupes ras­es, au détri­ment de ses fonc­tions de main­tien du sol face à l’éro­sion et d’al­i­men­ta­tion des nappes phréa­tiques.

Fibois, l’in­ter­pro­fes­sion du bois, affirme qu’en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), on récolte 870 000 mètres cubes par an — sans don­ner de chiffres sur le poids total. Selon les essences d’arbres, le poids équiv­a­lent à un mètre cube varie de 900 kilo­grammes à un peu plus d’une tonne. Ain­si, le vol­ume pro­duit en PACA cou­vre à peine l’équivalent des seuls besoins de la cen­trale bio­masse de Gar­danne. Qui se four­nit d’ailleurs sur d’autres départe­ments du Sud-Est et à 50 % par de l’im­por­ta­tion.

Un oubli de taille : le changement climatique

D’autres ressources en bois de la région sont mobil­is­ables, assurent les professionnel·les. L’ex­ploita­tion actuelle ne cor­re­spond qu’à « 25 % de l’ac­croisse­ment annuel de la forêt en PACA » expose Olivi­er Gau­jard, le prési­dent de Fibois Sud. Ses solu­tions : exploiter les zones de forte pente en mon­tagne ou se servir des bois issus des débrous­saille­ments réal­isés pour prévenir les incendies.

Vue aéri­enne de la com­mune de Bouc-Bel-Air et de la cen­trale ther­mique de Gar­danne. © Camille Moirenc / Hemis via AFP

Les militant·es écol­o­gistes et les sci­en­tifiques notent un oubli de taille dans l’ar­gu­men­taire de l’in­dus­triel et des professionnel·les du bois : le change­ment cli­ma­tique. « La forêt méditer­ranéenne peut stock­er du car­bone. Mais elle pour­rait prochaine­ment en libér­er, en par­ti­c­uli­er en mon­tagne où le change­ment cli­ma­tique est le plus impor­tant », explique Bruno Fady, directeur de recherche à l’In­sti­tut nation­al de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), invité par­mi les « experts » à la réu­nion publique. « À cause de sécher­ess­es plus fortes, d’incendies et d’une pro­duc­tion biologique plus faible quand il fait chaud, les arbres absorbent moins de car­bone », argu­mente Syl­vain Angerand de l’ONG Canopée dans une inter­ven­tion vidéo retrans­mise pen­dant la con­cer­ta­tion. Pour Claude Cal­vet de FNE 13, le « cycle court indus­triel n’est pas syn­chro­nis­able avec le cycle long de la forêt ». D’au­tant plus sous un cli­mat méditer­ranéen sec où les chênes verts ou autres pins d’Alep ont une crois­sance lente. De longues décen­nies s’é­coulent avant que le stock de car­bone ne s’y recon­stitue.

Pas de réduction du trafic aérien et maritime

À la sor­tie de presque qua­tre heures de con­cer­ta­tion offi­cielle, quelques respon­s­ables d’as­so­ci­a­tions échangent sur une autre ques­tion, peut-être plus fon­da­men­tale. Ne faudrait-il pas réduire l’usage des avions et des navires à propul­sion ther­mique ? « On dirait que le bateau à voiles ça n’ex­iste pas », iro­nise Jean-Luc Debard, mem­bre du mou­ve­ment Alter­nat­i­ba et du col­lec­tif Cli­mat Pays d’Aix. Un peu plus tôt, il dis­tribuait un auto­col­lant à l’in­térieur de la salle, procla­mant : « L’avion vert ? C’est celui qui ne vole pas ». Dans son inter­ven­tion vidéo, Syl­vain Angerand rap­pelle que « les secteurs aérien et mar­itime ne sont pas soumis à l’Ac­cord de Paris et refusent d’en­vis­ager une réduc­tion du traf­ic ». Or, comme l’avait révélé une étude du Shift project et du col­lec­tif Supaéro décar­bo, il n’existe pas de scé­nario réal­iste de décar­bon­a­tion du secteur aérien qui ne passe par une baisse du nom­bre de vols.

« Il est impor­tant de se ques­tion­ner sur la hiérar­chie des types d’usages. Est-ce qu’on va val­oris­er ce bois pour répon­dre à des besoins fon­da­men­taux, comme se chauf­fer, ou pour pren­dre l’avion pour par­tir une semaine aux Mal­dives ? », inter­roge Syl­vain Angerand. En région PACA, 57 % de la ressource forestière finit en bois-énergie. Ce qui fait con­cur­rence à d’autres secteurs plus durables, comme le bois-con­struc­tion, qui per­me­t­trait de stock­er le CO2 plutôt que de le faire par­tie en fumée.