Le vert du faux

Est-il vrai que l’avion n’est responsable que de 3% des émissions mondiales de CO2, soit moins que le numérique ?

Le transport aérien est l’un des secteurs les plus pointés du doigt en raison de son impact environnemental. Mais alors que les émissions de gaz à effet de serre liées au numérique explosent, celles-ci deviennent une excuse pour ne pas se préoccuper de l’aviation, qui serait plus vertueuse en comparaison. Un amalgame fallacieux.
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Le vert du faux. « Curieux ce focus irra­tionnel sur l’aérien alors que les data cen­ter et l’écosystème du numérique représen­tent déjà 5 % des émis­sions de CO2 (+ que l’aérien) » (ici), « Les plus gros postes sont le chauffage, le trans­port routi­er et mar­itime, l’habillement, les data cen­ters, … L’Aérien n’est que 2,5 %. Arrêtez de fan­tas­mer sur ce secteur ! » (), « Si l’impact du trans­port #aérien est de l’ordre de 2 à 3 % des émis­sions glob­ales de CO2, les activ­ités liées #inter­net sont de l’ordre de 4 % […]. Pour­tant, pas de “honte du numérique” … » (ou encore là). Tout le monde a déjà enten­du cette petite musique qui argue que le numérique représente autant, si ce n’est plus, d’émissions de CO2 que l’aviation. Sous-enten­dant ain­si que le sur­plus d’attention porté à l’impact du secteur aérien serait infondé.

L’aviation contribue à près de 6 % du réchauffement climatique, soit plus que le numérique

Selon une étude qui fait référence, pub­liée en 2020 dans la revue Atmos­pher­ic envi­ron­ment, les vols en avion représen­tent 2,4 % des émis­sions de CO2 à eux seuls. Un chiffre auquel il faut ajouter les rejets liés à la pro­duc­tion et à la dis­tri­b­u­tion du kérosène (20 % du total), pour attein­dre 2,9 % des émis­sions glob­ales de CO2.

Or, le car­bone n’est pas le seul mal infligé au cli­mat par nos coucous. Le réseau Stay ground­ed a cal­culé qu’en 2018, l’aviation avait « con­tribué pour 5,9 % au réchauf­fe­ment » glob­al, en prenant en compte l’impact de la con­den­sa­tion (les fameuses traînées blanch­es) sur l’effet de serre. Ces traînées for­ment des cir­rus arti­fi­ciels (nuages) qui par­ticipent au forçage radi­atif, soit « le sur­plus de radi­a­tions du soleil qui sont cap­tées dans l’atmosphère depuis l’ère indus­trielle, et qui ne sont pas réémis­es vers l’espace. Autrement dit, toute l’énergie solaire sup­plé­men­taire accu­mulée […] par le sys­tème cli­ma­tique ter­restre et que celui-ci n’aurait pas reçu si l’homme n’existait pas » (Le dernier avion, Tana édi­tions, 2020).

Le PDG d’Aéroports de Paris (ADP), Augustin de Romanet, a récem­ment créé la sur­prise en appelant les citoyen·nes à adopter des com­porte­ments raisonnables par rap­port à leurs déplace­ments en avion, tant que la péri­ode de tran­si­tion vers les appareils à hydrogène ou les bio­car­bu­rants ne serait pas achevée. Ce qui ne sera pas avant 20 ou 30 ans, d’après le patron d’ADP. Et si beau­coup comptent sur les tech­nolo­gies de « l’avion vert » pour réduire les émis­sions de l’aérien, seule la réduc­tion du traf­ic pour­ra raisonnable­ment attein­dre cet objec­tif, comme l’a démon­tré une étude du think tank The shift project et du col­lec­tif Supaéro décar­bo en 2021.

En 2020, le think tank The shift project a éval­ué que le numérique était respon­s­able de 4 % des gaz à effet de serre à l’échelle mon­di­ale — un chiffre en forte aug­men­ta­tion, alors que la con­som­ma­tion énergé­tique du secteur s’accroît de 9 % chaque année. Le stream­ing vidéo, l’expansion des serveurs de partage de don­nées en ligne et les data cen­ters sont par­ti­c­ulière­ment éner­gi­vores.

Un mode de transport réservé à une élite contre un outil mondialisé

Il n’est pas ques­tion de renier l’impact du numérique sur la planète, mais est-il per­ti­nent de com­par­er ces deux secteurs ? « Si l’impact de l’aviation est générale­ment beau­coup plus pointé du doigt aujourd’hui, c’est aus­si parce qu’il se car­ac­térise par une énorme iné­gal­ité en ter­mes d’usage », explique l’ingénieur Pierre Rou­vière dans un post LinkedIn sur le « numérique VS l’aviation ». D’après l’étude d’Atmospheric envi­ron­ment, seule 11 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale a pris l’avion en 2018. Pis, 1 % est respon­s­able de la moitié des émis­sions de gaz à effet de serre liées à l’aérien.

À l’inverse, env­i­ron 4,9 mil­liards d’individus util­i­saient inter­net en 2021, soit 63 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale, selon les don­nées de l’Union inter­na­tionale des télé­com­mu­ni­ca­tions, une agence des Nations unies. Par ailleurs, le Shift project estime qu’à l’échelle mon­di­ale, chaque indi­vidu pos­sède en moyenne 3,3 ter­minaux con­nec­tés en 2020, en forte hausse depuis 2015 (2,1). Il appa­raît donc essen­tiel d’analyser l’impact du numérique et de l’aérien à tra­vers le prisme des usages et des pop­u­la­tions respon­s­ables de ces émis­sions. Con­traire­ment au numérique, les émis­sions de l’aérien sont imputa­bles à une minorité d’individus, ce qui représente un impact par per­son­ne large­ment supérieur.

© Vert

Une technique classique du déni climatique

De plus, le fait de soulign­er l’impact crois­sant du numérique pour ne pas se préoc­cu­per des émis­sions de l’aérien s’apparente au whataboutism (« aquoi­bon­isme »), un dis­cours clas­sique de l’inaction cli­ma­tique (notre arti­cle) qui con­siste à remet­tre la faute sur un autre secteur, un autre pays, ou une autre par­tie de la pop­u­la­tion, pour éviter de faire de véri­ta­bles efforts. Une rhé­torique dan­gereuse à l’heure où tous les secteurs de la société doivent réduire rapi­de­ment leurs émis­sions de CO2 pour lim­iter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique.

Cet arti­cle est le pre­mier numéro de notre nou­velle rubrique Le vert du faux. Idées reçues, ques­tions d’actualité, ordres de grandeur, véri­fi­ca­tion de chiffres : chaque jeu­di, nous répon­drons à une ques­tion choisie par les lecteur·rices de Vert. Si vous souhaitez vot­er pour la ques­tion de la semaine ou sug­gér­er vos pro­pres idées, vous pou­vez vous abon­ner à la newslet­ter juste ici.