Reportage

En Gironde, «l’espoir» de freiner les futures lignes à grande vitesse du Sud-Ouest qui menacent la biodiversité et les trains du quotidien

À l’appel des Soulèvements de la Terre et de LGV Non Merci, un millier de personnes étaient rassemblées ce week-end en Gironde contre le Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO), et ses deux lignes à grande vitesse entre Bordeaux, Toulouse et Dax qui menacent 4 800 hectares d’espaces naturels. Au menu du week-end baptisé «Freinage d’urgence» : une mobilisation sous forme de jeu pour «amplifier» la lutte. Vert y était.
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«On a un morceau de bois long mais pas très lourd, juste ici. Il nous faudrait deux personnes pour le porter». Une sono crache des indications, ce samedi midi, alors que s’organise l’action «Giga Kapla» sur le camp installé à Lerm-et-Musset, dans le sud de la Gironde. Sur les quelque mille personnes venues ce week-end, 700 s’apprêtent à porter des morceaux de bois sur cinq kilomètres afin de construire une tour de surveillance sur les bords de la rivière Ciron, à l’emplacement d’un futur viaduc de la ligne à grande vitesse (LGV).

Des manifestant·es avec leurs «giga Kaplas», dans la vallée du Ciron, samedi 12 octobre. © Thibault Moritz/AFP

Alors que le projet GPSO prévoit d’installer 418 kilomètres de nouvelles lignes, le choix d’enraciner la mobilisation dans la vallée du Ciron est symbolique. Classé Natura 2000, cet écosystème précieux est décrit comme une «Arche de Noé de la biodiversité» par l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae). Il abrite la plus vieille forêt de France – âgée de 40 000 ans – et accueille des espèces en déclin comme le vison d’Europe, la loutre ou la tortue cistude.

«La LGV va tout détruire ici, et le viaduc va faire fuir toute la biodiversité. Heureusement, on est là pour l’en empêcher», harangue la voix dans l’enceinte. Pour ce faire, les organisateurs veulent s’éloigner de l’imaginaire de l’action militante traditionnelle. «Pour ce week-end, nous ne parlons pas de manifestation, insiste Sylvie Fumex, du collectif Stop LGV 47, mais de “jeu de découverte”».

Les titres d’actions aux noms joyeux («Les aventurier·es du rail», «Mille bornes contre les LGV», «Dixit naturaliste», «Golden Rail») contrastent avec l’ampleur du dispositif sécuritaire déployé. Plusieurs dizaines de points de contrôle routiers jonchent le parcours, les forces de l’ordre allant jusqu’à réquisitionner des gourdes ou des tupperwares, d’après les organisateurs de la mobilisation. Dans la nuit de vendredi à samedi, vers 4h du matin, un hélicoptère avait tourné au-dessus du camp pendant 45 minutes, avec ses sirènes et ses lumières.

«Le train, dans l’inconscient collectif, c’est un truc écolo»

«Nous avons envie de créer un attachement à notre territoire. Car avec la LGV, cette beauté-là sera détruite» ajoute Sylvie Fumex. Et tout ça pour quoi ? D’après SNCF Réseau, ces lignes grande vitesse permettraient de relier Paris et Toulouse en 3h10 au lieu de 4h20 actuellement. Ou de faire Toulouse-Bordeaux en 1h05 au lieu de 2h10 aujourd’hui, voire Bordeaux-Dax en cinquante minutes au lieu de 1h10. «C’est une autoroute ferroviaire qui coupe le territoire en deux» décrit Jean Olivier, coprésident des Amis de la Terre Midi-Pyrénées.

© SNCF

Ce programme ferroviaire vieux de trente ans a été estimé à 14 milliards d’euros en 2020. Alors que les travaux ont déjà démarré dans les métropoles de Bordeaux et Toulouse à l’hiver dernier, cette première mobilisation avec des manifestant·es venu·es de toute la France avait pour but d’«en faire une mobilisation générale, qui s’amplifie», explique Jean Olivier.

Le cortège de l’action «Giga Kapla» quitte le camp et progresse sur une route goudronnée au milieu des pins. Noé*, 23 ans, porte un long bout de bois sur son épaule. Pour lui, «il y a besoin de retarder les chantiers. Le train, dans l’inconscient collectif, c’est un truc écolo, donc c’est plus compliqué de lutter contre ce projet». Il est venu de Marseille pour apporter son soutien à la lutte : «Quand je suis là, je me sens stimulé. Il y a une vraie pensée alternative, des interrogations sur comment faire autrement. Ça donne espoir».

«On nous impose ce projet, et en plus on nous le fait payer»

Les 700 manifestant·es s’enfoncent sur une piste en sable. Georges s’extasie : «Il y a plein de lactaires délicieux [des champignons, NDLR] ! Je reviendrai après l’action». Cet habitant de Condom, dans le Gers, est concerné par un dispositif fiscal qui doit financer les LGV : la Taxe Spéciale d’Équipement (TSE).

Le cortège traverse l’un des affluents du Ciron, le ruisseau de Barthos. © Nicolas Beublet/Vert

Cette taxe, qui s’ajoute à la taxe d’habitation des propriétaires, a été adoptée dans la loi de finances 2023. Elle s’applique aux habitant·es des 2 340 communes situées à moins d’une heure en voiture d’une gare desservie par les futures lignes LGV et ce jusqu’en… 2063. En 2024, elle devrait rapporter 29,5 millions d’euros. Le financement du projet s’appuie également sur une taxe spéciale complémentaire sur la cotisation foncière des entreprises et une taxe additionnelle à la taxe de séjour des vacanciers.

Comme beaucoup de militant·es présent·es ce samedi, le paysan retraité de 69 ans n’a pas payé la taxe spéciale : «J’aurais honte de dire “oui” à cette taxe. On nous impose ce projet, et en plus on nous le fait payer». Pour le moment, son montant varie entre cinq et quinze euros par propriété. Un recours a été déposé par plusieurs collectifs auprès du Conseil constitutionnel, estimant que cette taxe est contraire au principe d’égalité devant l’impôt.

À l’inverse, la société du GPSO, qui rassemble les 25 collectivités territoriales participant au financement du projet, explique dans un document dédié à la fiscalité que ces taxes respectent «la plus grande équité possible dans le financement du projet, en faisant contribuer, au-delà des collectivités, l’ensemble des différents bénéficiaires de l’infrastructure». Elle prédit aussi «une plus grande attractivité des territoires en lien avec la nouvelle LGV».

RIP les trains du quotidien ?

À qui profitera vraiment cette ligne ? «La grande vitesse, c’est pour 5% des usagers, affirme Laurence, membre du collectif LGV Nina, qui se mobilise contre le projet depuis 2021 dans la vallée du Ciron. Les collectivités locales n’auront plus d’argent pour les trains du quotidien alors que c’est l’avenir». Dans le plan de financement du GPSO, daté de 2022, les collectivités locales doivent participer à hauteur de 40 % – soit 4,1 milliards d’euros – à la première phase du projet, entre Bordeaux et Toulouse. «En plus, si jamais l’Europe ne finance pas [elle doit contribuer à hauteur de 20 % mais ne l’a pas encore validé, NDLR], les collectivités locales devront prendre sa part», détaille Richard, membre historique de LGV Nina.

Josie, 64 ans, est paysanne à Romagne, dans le territoire rural de l’Entre-deux-Mers, à l’est de la Gironde. Elle déplore ces politiques de la grande vitesse : «La LGV va servir à quelques cadres supérieurs, et ça se fait au détriment d’un maillage ferroviaire local». Sur cette terre vallonnée bordée par la Garonne au sud, et la Dordogne au nord, il n’y a plus de ligne ferroviaire en service depuis 1983. Et encore, il s’agissait seulement de fret.

Il est 14h lorsque la tête de cortège atteint l’emplacement visé par les organisateurs, au bord du Ciron. À trois mètres au-dessus des têtes, entre les arbres, une rubalise symbolise le passage du futur viaduc.

«Si on pouvait laisser tranquille cette putain de bagnole…»

L’ambiance est joyeuse, sous la surveillance de quelques gendarmes. «Et les gens ça peut s’rebeller ! Ensemble contre la LGV !» : les opposant·es au GPSO reprennent en chœur une chanson spécialement écrite pour ce week-end de mobilisation. Des bourrées, ces danses traditionnelles, démarrent spontanément. À l’écart, on construit la «vigie» en bois.

La «vigie» – en cours de construction – symbolise la surveillance des opposants sur le chantier. © Nicolas Beublet/Vert

En milieu d’après-midi, un mouvement est initié par une vingtaine d’individus cagoulés en direction de quatre gendarmes. En tentant de se retirer avec leur véhicule, les forces de l’ordre s’embourbent dans le sable. La tension monte : des projectiles sont jetés par les manifestants, et deux grenades lacrymogènes sont lancées en réponse. Les quatre gendarmes sont finalement évacués dans le 4×4 des sapeurs-pompiers venus leur porter assistance. Leur véhicule, inoccupé, est dégradé puis pillé.

Dans l’enceinte, des voix appellent au calme : «On va temporiser pour pas avoir un peloton qui nous fonce dessus. Si on pouvait laisser tranquille cette putain de bagnole… Il y a des gens qui se risquent là-bas à monter la vigie et des familles avec des gosses».

Pour ne pas dévier de l’objectif : la biodiversité à préserver dans cette vallée. D’après les opposant·es, le chantier du GPSO devrait artificialiser 4 800 hectares de terres sur cinq départements. Au même moment ce samedi, Alain Rousset, président de la Région Nouvelle-Aquitaine, s’agaçait sur France Info : «J’en ai assez des fake news. Ce n’est pas 5 000 hectares qui vont être touchés, c’est moins de 1 000 parce qu’une voie ferrée n’imperméabilise pas le sol».

«Les promoteurs du projet ne font que mentir», s’agace Loïc Prud’homme, député LFI de la 3ème circonscription de Gironde. Fin septembre, cinq parlementaires du département avaient demandé à Michel Barnier d’organiser un référendum citoyen sur le projet pour les 2 340 communes concernées par la Taxe spéciale. Sans grand espoir. «Ils n’aiment pas la démocratie, tance le député. Ils se sont assis sur l’avis défavorable de l’enquête publique menée en 2015». Dans le contexte de déficit budgétaire actuel, les opposants comptent plutôt sur un retour à la raison du gouvernement pour faire annuler le projet. «J’ai beaucoup été à Notre-Dame-des-Landes, et j’aurais jamais parié qu’on allait gagner, raconte Josie. Alors oui, j’ai espoir».