Décryptage

Comment le cabinet McKinsey pèse (aussi) sur les négociations pour le climat

Le scandale McKinsey, qui a éclaté pendant la campagne présidentielle, a révélé l’influence des cabinets de conseil dans les décisions prises au plus haut niveau de l’État. Leur emprise est cependant loin de se cantonner à la France ou au mandat d’Emmanuel Macron ; voilà des années que les cabinets de conseil essayent de peser sur les négociations climatiques.
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Petit retour en arrière. Nous sommes en 2007, deux ans avant la quinz­ième con­férence de l’ONU (COP15) sur le cli­mat, qui doit se tenir à Copen­h­ague (Dane­mark). Les pays du monde entier doivent s’y retrou­ver pour décider com­ment lut­ter con­tre le change­ment cli­ma­tique. Mais cette édi­tion est majeure. De nou­veaux objec­tifs de réduc­tion d’émissions de gaz à effet de serre doivent y être étab­lis, car ceux du pro­to­cole de Kyoto, le pre­mier accord cli­ma­tique onusien adop­té en 1997, expirent en 2012.

« McK­in­sey est très impliqué dans la pré­pa­ra­tion de la con­férence à tra­vers le Project Cat­a­lyst, une ini­tia­tive de la fon­da­tion Cli­mate­Works, qui vise à ali­menter les négo­ci­a­tions cli­ma­tiques par des analy­ses », explique Edouard More­na, maître de con­férence en sci­ences poli­tiques au Uni­ver­si­ty of Lon­don insti­tute et auteur du livre « Le coût de l’action cli­ma­tique ». Ces analy­ses puisent dans les travaux de McK­in­sey et font la pro­mo­tion de son nou­v­el out­il : le « green­house gas abate­ment cost curve » (ou « courbe de coût des réduc­tions de gaz à effet de serre »). Il va avoir un « impact con­sid­érable sur la com­mu­nauté cli­ma­tique », explique le chercheur.

En abscisse, la courbe de McK­in­sey présente le poten­tiel de réduc­tion des émis­sions de CO2 (en giga­tonnes par an) ; en ordon­née, leur coût, en euro par tonne de CO2. Tout à gauche, le pas­sage d’un éclairage avec des ampoules incan­des­centes, aux LEDs, présente un faible poten­tiel de baisse des émis­sions, et un coût large­ment négatif. Tout à droite, l’équipement de cen­trales au gaz avec des out­ils de cap­ture et séques­tra­tion de car­bone (CCS) ; le poten­tiel et le coût sont très élevés, selon McK­in­sey. 

En présen­tant, sur un seul graphique, les coûts et avan­tages relat­ifs des dif­férentes tech­niques (éner­gies renou­ve­lables, nucléaire, recy­clage des déchets, restau­ra­tion des sols, cap­tage et stock­age du CO2, etc.), la courbe reprend une tech­nique bien con­nue des écon­o­mistes, qu’elle adapte au cli­mat. C’est une pre­mière. 

À cette époque, les dirigeant·es cherchent les moyens les plus effi­caces et renta­bles pour réduire leurs émis­sions. Cette courbe leur per­met d’avoir « un débat plus objec­tif et factuel sur les mesures à pren­dre », estime le cab­i­net sur son blog. Très vite, elle est util­isée par une dizaine de pays, de l’Allemagne à la Chine en pas­sant par l’Inde, la Russie ou les États-Unis. Et de nom­breuses entre­pris­es y recourent pour iden­ti­fi­er les pri­or­ités de réduc­tion de leurs émis­sions. En « trois mois », elle propulse McK­in­sey en « leader d’opin­ion en matière d’é­conomie du cli­mat », assure Tomas Nau­clér, un asso­cié du cab­i­net basé à Stock­holm, sur le blog.

Surtout, l’outil est util­isé par les min­istres et expert·es des gou­verne­ments qui pré­par­ent la COP15 de Copen­h­ague de 2009. Face aux dif­férents argu­ments des sci­en­tifiques, ONG et poli­tiques qui n’étaient pas tou­jours fondés sur les mêmes bases économiques, l’outil a « fourni un vocab­u­laire com­mun », affirme le cab­i­net sur son blog. Un négo­ci­a­teur européen, très présent pen­dant cette péri­ode de négo­ci­a­tions, con­firme à Vert : « les notes de McK­in­sey cir­cu­laient beau­coup et étaient très lues. Leur out­il a stim­ulé la réflex­ion sur les bar­rières à lever pour faciliter la mise en œuvre des tech­niques de réduc­tion de gaz à effet de serre. Cela a per­mis un débat dont nous avions besoin », estime-t-il aujourd’hui.

Une approche « apolitique » qui ne l’est pas

« C’est la pre­mière fois que nous avons mon­tré qu’il est pos­si­ble de com­bin­er crois­sance économique et réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre », com­mente Nico­las Denis, asso­cié du cab­i­net à Brux­elles, tou­jours sur le blog de McK­in­sey. « Les courbes de McK­in­sey étaient très séduisantes et don­naient une vision tech­nique de la réso­lu­tion du prob­lème cli­ma­tique qui s’est imposée comme le dis­cours dom­i­nant dans les négo­ci­a­tions cli­mat. Cette approche présen­tée comme apoli­tique ne l’est en réal­ité pas, car elle induit des solu­tions tech­niques, de marché, qui met­tent notam­ment de côté la ques­tion de la jus­tice cli­ma­tique », estime de son côté Edouard More­na.

Si les notes et courbes du cab­i­net ont « struc­turé le débat et ont don­né lieu à la reprise des élé­ments de lan­gage de McK­in­sey dans les négo­ci­a­tions », le négo­ci­a­teur cité plus haut, qui souhaite garder l’anonymat, nuance cepen­dant le « fait de gloire » du cab­i­net : « Cette influ­ence, il ne faut ni la minor­er, ni l’exagérer : la vision de McK­in­sey, celle d’une trans­for­ma­tion tech­nique et d’une logique économique, était déjà dans le Pro­to­cole de Kyoto. À l’époque, l’OCDE [l’Organisation de coopéra­tion et de développe­ment économique, qui regroupe l’ensem­ble des grands pays dévelop­pés, NDLR] por­tait aus­si le con­cept de “crois­sance verte” et aucun gou­verne­ment n’avait — et n’a encore - l’intention de tra­vailler sur des plans de décrois­sance ».

Prob­lème : la méthodolo­gie de la fameuse courbe est con­testée par des écon­o­mistes et des ONG. Pour Rain­for­est foun­da­tion et Green­peace, ces courbes ont pu don­ner une idée faussée des tech­niques de réduc­tion des émis­sions à met­tre en place, notam­ment dans les pays en développe­ment. C’est le cas des mécan­ismes de lutte con­tre la déforesta­tion pour lesquels McK­in­sey est devenu — un temps — un « acteur incon­tourn­able ».

Celui-ci fai­sait fig­ure d’« inter­mé­di­aire » en tra­vail­lant à la fois pour des pays financeurs comme la Norvège et des pays béné­fi­ci­aires comme la République démoc­ra­tique du Con­go (RDC) ou l’In­donésie, souligne Edouard More­na. En 2011, les deux ONG pub­lient cha­cune un rap­port (ici et ) dénonçant la « mau­vaise influ­ence » du cab­i­net. Elles y expli­quaient — sans trou­ver beau­coup d’échos — que McK­in­sey mino­rait le rôle de l’ex­ploita­tion forestière indus­trielle et ampli­fi­ait celui des com­mu­nautés indigènes et petits paysans sur la destruc­tion des forêts. 

Le climat, un business incontournable

Aujourd’hui, McK­in­sey n’a pas délais­sé le sujet. Au con­traire. Sa fameuse courbe est tou­jours mise en avant dans ses travaux sur la décar­bon­a­tion, eux-mêmes de plus en plus nom­breux. Et le géant a fait l’acquisition de cab­i­nets spé­cial­isés, par­fois fondés par des anciens col­lab­o­ra­teurs, comme Vivid eco­nom­ics. Mais il n’est plus seul. 

Ses con­cur­rents, comme le Boston con­sult­ing group (BCG), Bain & com­pa­ny ou Deloitte, ont aus­si créé leurs départe­ments et offres spé­cial­isées sur les ques­tions de décar­bon­a­tion et pro­duisent des rap­ports de « qual­ité sci­en­tifique », souligne Behrang Shi­rizadeh, chercheur et con­sul­tant sur la tran­si­tion énergé­tique. Et pour cause : « depuis quelques années, les grands cab­i­nets, qui avaient l’habitude de recruter des pro­fils sor­tis d’écoles de com­merce ou d’ingénieurs, ont com­mencé à recruter des chercheurs pour des travaux de mod­éli­sa­tion, sur l’avenir des tech­nolo­gies de la tran­si­tion énergé­tique, par exem­ple », pré­cise-t-il. Ces rap­ports, publics, « intè­grent les dernières inno­va­tions et recherch­es sur le sujet et se veu­lent les plus neu­tres pos­si­ble, puisque les cab­i­nets tra­vail­lent avec tous les secteurs. Ils sont de plus en plus cités dans les travaux sci­en­tifiques », affirme-t-il.

Ces travaux sont notam­ment présen­tés lors des fameuses COP sur le cli­mat. Les évène­ments onusiens sont prisés par ces cab­i­nets qui vien­nent mon­tr­er leur savoir-faire et le mon­nay­er auprès des col­lec­tiv­ités, entre­pris­es, gou­verne­ments et insti­tu­tions présentes dans un lieu dis­tinct de celui de l’enceinte des négo­ci­a­tions. Ce fut notam­ment le cas lors de la COP26 de Glas­gow en 2021, comme le mon­tre le média spé­cial­isé Con­sul­tor. Cer­tains dif­fusent des notes en amont et d’autres sont même au cœur de l’organisation, comme le BCG, que le gou­verne­ment bri­tan­nique a choisi comme « parte­naire con­sult­ing exclusif de la COP26 ». Pour 1,2 mil­lion de livres ster­ling, il devait par­ti­c­ulière­ment faire la pro­mo­tion des « cham­pi­ons du cli­mat », une ini­tia­tive de l’ONU en marge des négo­ci­a­tions des­tinée à met­tre en valeur les actions des entre­pris­es ou col­lec­tiv­ités les plus engagées sur le sujet. Pour le cab­i­net, il fal­lait saisir l’opportunité : la COP26 « représente un moment charnière dans la volon­té mon­di­ale des entre­pris­es, des gou­verne­ments et de la société de pren­dre des mesures déci­sives », écrit-il dans un com­mu­niqué. Trans­paren­cy inter­na­tion­al souligne que le cab­i­net était telle­ment intéressé par le con­trat, qu’il était même prêt à tra­vailler « gra­tu­ite­ment ».

Conflits d’intérêts

Dans un doc­u­ment sur les con­flits d’intérêts autour de l’action cli­ma­tique de 2021, cette ONG alerte ain­si sur le fait que le Boston con­sult­ing group effectue des mis­sions de con­seil pour 19 des 25 plus grandes com­pag­nies pétrolières mon­di­ales. Elle demande à l’ONU de mieux prévenir le risque patent de con­flit d’intérêts. Car cette polémique « n’est que le dernier exem­ple de la manière dont l’en­ceinte qui doit pro­mou­voir la coopéra­tion inter­na­tionale face à la crise cli­ma­tique, légitime ceux qui ali­mentent cette crise », a déclaré l’ONG Cor­po­rate account­abil­i­ty à l’AFP. Le BCG et la prési­dence anglaise de la COP26 ont toute­fois rejeté les allé­ga­tions de con­flits d’intérêts. 

Chez McK­in­sey, ce sont ses pro­pres employé·es qui por­tent la con­tes­ta­tion. Quelques jours avant la COP26, 1 100 collaborateur·rices du cab­i­net ont pub­lié une let­tre ouverte — relayée par le New York Times — pour dénon­cer le manque de cohérence de McK­in­sey dans ses dif­férentes mis­sions, notam­ment pour ses clients les plus émet­teurs de gaz à effet de serre. Notre but est « d’être le plus grand catal­y­seur privé pour la décar­bon­a­tion », avaient alors répon­du les dirigeant·es. 

Pouss­er les indus­tries les plus pol­lu­antes à réduire leurs émis­sions, de l’intérieur : c’est aus­si la mis­sion dont se sen­tent investi·es bon nom­bre de consultant·es qui tra­vail­lent dans les départe­ments « décar­bon­a­tion » de ces cab­i­nets. Mais pour cer­tains, l’écart reste trop grand avec les autres mis­sions de leur employeur, qui visent à réduire les coûts ou à dévelop­per la crois­sance des com­pag­nies pétrolières, y com­pris dans le gaz et pét­role de schiste. Plusieurs sig­nataires de la let­tre ouverte ont démis­sion­né quelques mois plus tard, pré­cisant publique­ment que leur geste était lié au fait que McK­in­sey con­tribue à aggraver le change­ment cli­ma­tique. Cer­tains sont très act­ifs sur les réseaux soci­aux, où ils dénon­cent régulière­ment l’hypocrisie de leur ancien cab­i­net quand celui-ci pub­lie des études sur l’importance de décar­bon­er l’économie. 

Con­tac­té par Vert, McK­in­sey n’a pas souhaité répon­dre à nos ques­tions.