Le tour de la question

Climat : Après cet été brûlant, les grands médias sont-ils à un « tournant » ?

Alors que l’été 2022 a été le plus chaud jamais mesuré en Europe, cet été doit-il être considéré comme un point de bascule dans le traitement médiatique du climat ? Si de nouveaux engagements de grands groupes de presse traditionnelle fleurissent en cette rentrée scolaire, les signaux, à ce stade, traduisent plutôt une progression lente mais certaine de ces sujets qu’une rupture historique causée par des événements climatiques extrêmes.
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Le 23 août 2022. Les pre­miers bilans de l’été tombent : trois vagues de chaleur (un record) dont une pré­coce à la mi-juin, une sécher­esse his­torique, une dizaine de mil­liers de morts de la canicule (bilan pro­vi­soire), d’immenses pertes agri­coles. Ce jour-là, le Pop­u­laire du Cen­tre, quo­ti­di­en lim­ou­sin, affiche en gros titre « La canicule heureuse ». Inter­pel­lé sur le réseau social Twit­ter, le jour­nal fait son mea cul­pa le lende­main sous la plume de son rédac­teur en chef Olivi­er Chap­per­on, qual­i­fi­ant sa Une de « mal­heureuse ». Un rétropé­dalage qui n’empêche pas France 2, le midi même, d’ouvrir son jour­nal sur les « gag­nants de l’été canic­u­laire » — parcs aqua­tiques et vendeurs de glaces que l’on voit s’esbaudir : « On a eu un temps excep­tion­nel. La canicule ça nous aide ». Con­tre-révo­lu­tion d’un traite­ment archaïque de ces sujets ? Erreur d’interprétation de l’effet sur le pub­lic ? Les jour­nal­istes n’ont-ils donc tiré aucune leçon d’un été qui pré­fig­ure ceux de 2050 ?

La Une con­tro­ver­sée du Pop­u­laire du Cen­tre le 23 août 2022.

Pour­tant, les images effrayantes des incendies de La-Teste-de-Buch et de Landi­ras ont été omniprésentes dans les jour­naux papiers, audio et télévisés. Selon un décompte du col­lec­tif Plus de cli­mat dans les médias, la moitié des reportages du jour­nal de France 2 en juil­let a été con­sacrée aux incendies et à la canicule. « Les médias se sont davan­tage inter­rogés sur le lien entre ces événe­ments et le change­ment cli­ma­tique, ce qui n’était pas le cas en décem­bre 2021 lors de la vague de douceur. Le mot « réchauf­fe­ment cli­ma­tique » est pronon­cé et des sci­en­tifiques sont inter­viewés », con­state Sophie Roland, jour­nal­iste et for­ma­trice indépen­dante. Pour Vin­cent Giret, directeur de l’information et des sports de Radio France, cet été a par­ticipé à une prise de con­science de la pro­fes­sion : « Nos radios de prox­im­ité ont été en édi­tion spé­ciale pen­dant des heures. Il a fal­lu tenir l’antenne, ren­con­tr­er des gens sur le ter­rain, détaille-t-il. Quand une équipe est con­fron­tée à un acci­dent cli­ma­tique et qu’il faut racon­ter la vio­lence, les pom­piers qui vous dis­ent « on n’a jamais vu ça », puis qu’on se rend compte, grâce à un tra­vail jour­nal­is­tique, que cet été sera peut-être con­sid­éré comme pais­i­ble dans le futur, c’est for­cé­ment un accéléra­teur de prise de con­science ».

« Il n’y a jamais eu autant de réflexions dans la profession »

« Il y a une atten­tion très forte dans les édi­tions nationales de France 2 et France 3. C’est la pre­mière fois que j’ai vu des micro-trot­toirs dans Paris pen­dant lesquels on entendait des touristes dire “c’est pas nor­mal, on s’inquiète”, cor­ro­bore San­drine Fey­del, grand reporter à France télévi­sions, qu’il n’y avait pas sys­té­ma­tique­ment des glaces, des jets d’eau, des parcs » ; des images euphémisantes sou­vent util­isées pour illus­tr­er les durs pics de chaleur. En juin, les inter­pel­la­tions de cer­tains médias par des citoyen·nes, sci­en­tifiques et jour­nal­istes, dont Vert, chroniquées dans un arti­cle d’Ar­rêt sur images, ont don­né lieu à des débats au sein de plusieurs rédac­tions, des dis­cus­sions en plateau et des arti­cles, par exem­ple sur le site de France inter. En plein mois d’août, l’illustration de la Une de Midi libre — une baigneuse ravie, tête ren­ver­sée dans l’eau, fig­ure en pleine page sous le titre « La mer en sur­chauffe », avait, de nou­veau, dûment été com­men­tée.

La Une de Midi libre le 29 juil­let dernier, alors qu’une canicule marine déci­mait les fonds marins.

« On en par­le, ça fait débat dans la pro­fes­sion, com­mente Thomas Baïet­to, jour­nal­iste à franceinfo.fr. Est-ce que ça se traduit dans la pro­duc­tion ? Ceux qui cou­vraient très bien le sujet con­tin­u­ent de le faire, pour le reste, c’est un peu tôt pour le dire. Mais, c’est encour­ageant : depuis que je bosse, il n’y a jamais eu autant de réflex­ions. »

« On ne peut pas traiter un sujet complexe avec une phrase en plateau »

« Les jour­nal­istes sont à l’image de la société, cer­tains ont pris con­science de l’urgence cet été alors que les médias sont cen­sés être en avance. Ils font trop peu, trop tard », tem­père David Mas, mem­bre du col­lec­tif Plus de cli­mat dans les médias, qui analyse la place accordée aux thé­ma­tiques écologiques dans les jour­naux télévisés. « On a eu un espoir en juin pen­dant la pre­mière canicule : le lien avec le réchauf­fe­ment était fait, quelques sujets d’explications et d’adaptation étaient pro­posés. On a félic­ité TF1, M6, France télé. Mais cet été, on s’est pris une douche froide : défer­lement de sujets sur les incendies, la canicule, les orages. Le lien a été fait spo­radique­ment, les solu­tions n’étaient que deux ou trois pistes vagues d’adaptation sans le dire et rien n’était pro­posé pour atténuer nos émis­sions de gaz à effet de serre ».

Au-delà d’un manque de péd­a­gogie sur les phénomènes et leurs con­séquences, c’est le manque de cohérence au sein des jour­naux qui pose prob­lème, relèvent plusieurs inter­viewés. Une sit­u­a­tion qui par­ticipe à créer de la con­fu­sion dans l’esprit du pub­lic, dimin­ue le sen­ti­ment de réal­ité des boule­verse­ments cli­ma­tiques et entrave le pas­sage à l’action. Au moment même où par­taient en fumée des mil­liers d’hectares de pins dans les Lan­des, Yves Saint Lau­rent défi­lait dans le désert maro­cain. Son impact écologique — con­struc­tion d’une route de six kilo­mètres, arrivée de per­son­nal­ités en jet privé — n’a pas tou­jours été men­tion­né, loin s’en faut. Même le Monde, pour­tant réputé pour la qual­ité de sa cou­ver­ture envi­ron­nemen­tale, a titré « Dans le désert maro­cain, l’homme Saint Lau­rent impose sa sobriété », van­tant un « décor épous­tou­flant ». Il faut atten­dre les deux derniers para­graphes pour que l’impact du défilé « sobre » soit évo­qué.

De grandes iné­gal­ités de traite­ment des enjeux écologiques per­sis­tent dans les médias © Vert

Par ailleurs, le lien entre événe­ments extrêmes et caus­es du réchauf­fe­ment est peu évo­qué : « Il y a encore des blocages sur cer­tains sujets, remar­que Sophie Roland. On inter­roge des agricul­teurs et des éleveurs sur leurs dif­fi­cultés, mais on ne ques­tionne pas les mod­èles agri­coles, la con­som­ma­tion de viande, l’usage de la voiture ou la pour­suite de la con­quête spa­tiale ». Les répons­es aux dif­férentes crises sont peu explorées, la facil­ité con­duisant même à des fauss­es solu­tions. En péri­ode de sécher­esse, les légumes qui poussent sans eau ont par exem­ple fait l’objet de reportages sur TF1, RMC ou dans le Parisien. « Mon­tages biaisés, pro­pos hors con­texte et com­men­taires jour­nal­is­tiques trompeurs : la réal­ité der­rière cette “solu­tion” mir­a­cle est toute autre », analyse le site Arrêt sur Images. Au mois d’août, c’est aux sourciers que s’en remet­tait TF1 pour pal­li­er le manque d’eau, comme l’a relevé le jour­nal­iste Samuel Gon­tier pour Téléra­ma.

« Il faut pren­dre tout ça avec beau­coup de pincettes, réag­it Camille Nowak, qui présente l’émission men­su­elle de solu­tions “Se réin­ven­ter” sur France 3 Nou­velle-Aquitaine. Je fais appel à des experts pour dress­er le tableau des caus­es afin de trou­ver les solu­tions. Le prob­lème, c’est qu’en région on n’a, en général, ni le réflexe, ni le temps de le faire. Un sujet est don­né en con­férence de rédac­tion à 9h et il est sou­vent dif­fusé dans le JT de 19h le soir-même. » Des con­traintes qui vont de pair avec la pré­cari­sa­tion des métiers de l’information.

Enfin, « on con­tin­ue de con­sid­ér­er que les faits sci­en­tifiques peu­vent faire l’objet de débat », regrette Thomas Baïet­to, qui met en cause le for­mat « talk show », pro­pre aux chaînes d’information en con­tinu, qui fonc­tion­nent au « clash ». La mise en cause de la sci­en­tifique du Giec Yam­i­na Saheb par la mil­i­tante con­ser­va­trice Julie Graziani sur le plateau de BFMTV présente un dan­ger pour le grand pub­lic, qui pour­rait con­sid­ér­er que le pro­pos sci­en­tifique de l’une équiv­audrait à l’opinion de l’autre. « Il faut tou­jours laiss­er la parole à tout le monde, il est nor­mal d’avoir un con­tra­dicteur », défend Christophe Pear­son, chef du ser­vice météo de la chaîne. « Tout le monde sait faire la part des choses, tout le monde con­naît le réchauf­fe­ment. On ne le ferait pas, on nous le reprocherait de la même façon : il faut le pour et le con­tre ». Un avis peu aligné avec les pris­es de posi­tions fortes de cer­tains jour­naux, comme le Guardian ou le Monde qui, sur les sujets pour lesquels un con­sen­sus sci­en­tifique existe, ont volon­taire­ment aban­don­né le débat con­tra­dic­toire.

BFMTV a néan­moins invité de nom­breux expert·es et sci­en­tifiques cet été. Preuve de cette présence, le terme « cli­ma­tique », tout comme celui de « Giec », a vu son nom­bre d’occurrences en plateau explos­er depuis le 15 juin. Un phénomène que David Mas de Plus de cli­mat dans les médias surnomme « l’effet Marc Hay », du nom du présen­ta­teur météo de BFMTV qui avait son­né l’alarme à la mi-juin en lançant : « La France va cramer cette semaine […], je pense qu’il faut qu’on change notre manière de par­ler parce que ça n’imprime pas ».

Un out­il mis au point par le col­lec­tif Plus de cli­mat dans les médias illus­tre l’ex­plo­sion du nom­bre d’u­til­i­sa­tions du terme « cli­ma­tique » à l’an­tenne de BFMTV depuis le début de l’été. © Plus de cli­mat dans les médias

Scientifiques, journalistes, société civile : le trio gagnant du changement

Au-delà des frémisse­ments de cet été, le cli­mat et la bio­di­ver­sité mon­tent en puis­sance depuis plusieurs mois. Les sci­en­tifiques du Giec, notam­ment, ont investi l’espace pub­lic, y com­pris les réseaux soci­aux, alors que sor­taient les trois opus de leur six­ième rap­port entre août 2021 et avril 2022. À France télévi­sions, un petit groupe de jour­nal­istes a obtenu la venue de qua­tre d’entre eux pour sen­si­bilis­er les chefs à l’ampleur de la crise cli­ma­tique. « Les sci­en­tifiques du Giec sont venus à un moment où il y avait déjà des ques­tion­nements, rap­porte San­drine Fey­del. Les chefs étaient volon­taire­ment présents, posaient des ques­tions : il y a un intérêt gran­dis­sant chez de plus en plus de jour­nal­istes et glob­ale­ment dans la société. » Une cel­lule « cli­mat » a été créée début sep­tem­bre et des for­ma­tions com­men­cent à par­tir d’octobre dans le groupe.

Chez France médias monde, qui regroupe les chaînes France 24, Radio France inter­na­tion­al (RFI) et Monte Car­lo Doualiya (MCD), la mue est plus anci­enne : « Le fait d’être attaché à une ouver­ture sur le monde et le regarder évoluer nous a fait pren­dre con­science de l’importance de la crise cli­ma­tique il y a des années, estime la direc­trice de RFI, Cécile Mégie. Nous avons été oblig­és de chang­er la manière de racon­ter l’information car nos cor­re­spon­dants voy­aient au quo­ti­di­en ce qu’il se pas­sait et nous devions pren­dre en compte nos audi­toires dans toutes les langues, et notam­ment dans les zones qui sont soumis­es à ces dérè­gle­ments et à leurs con­séquences ». Un réseau de référents « cli­mat » a été mis en place en jan­vi­er dernier dans les dif­férents ser­vices, en français et en 15 langues. « Chaque jour, un min­i­mum de deux sujets, reportages, invi­ta­tions, experts ou sujets péd­a­gogiques sont présen­tés à l’antenne. » Début sep­tem­bre, Radio France a aus­si annon­cé avoir pris un « tour­nant », dans un man­i­feste qui place l’environnement au cœur de sa stratégie édi­to­ri­ale. Une his­toire née de la pandémie de Covid-19 qui fut « un for­mi­da­ble accéléra­teur de for­ma­tion », selon son directeur de l’information, Vin­cent Giret. « Le Covid a injec­té de la sci­ence dans nos rédac­tions, un appétit, une néces­sité et mis le doigt sur nos faib­less­es. Puis, il y a un peu plus d’un an, deux chercheurs, Sophie Szopa et Christophe Cas­sou, ont frap­pé à la porte de France inter pour dire “en tant que chercheurs on ne peut plus rester dans nos labos. On appar­tient au ser­vice pub­lic et on entend sur vos ondes des pro­pos qu’il faut con­tex­tu­alis­er”. Deux per­son­nal­ités qui nous inter­pel­lent et vien­nent nous dire qu’ils sont prêts à nous aider, ça a été un sig­nal sup­plé­men­taire pour engager notre tour­nant ».

Depuis un an, en sus des sci­en­tifiques, plusieurs col­lec­tifs tels que Plus de cli­mat dans les médias et Quo­ta cli­mat, Pour un réveil écologique ou encore Pro­tect our win­ters (POW) se sont emparés de l’invisibilisation des rap­ports du Giec pour réclamer un meilleur traite­ment médi­a­tique de l’écologie. Mais aus­si la tenue de débats de qual­ité alors que le cli­mat n’a pas dépassé 5 % du vol­ume médi­a­tique (Vert) pen­dant la cam­pagne prési­den­tielle. Par­al­lèle­ment, l’interpellation de la part de jour­nal­istes, en interne ou sur les réseaux soci­aux, a ajouté à la pres­sion ambiante. « De nou­veaux médias se sont créés par une nou­velle généra­tion de jour­nal­istes. C’est vertueux », men­tionne Vin­cent Giret de Radio France.

Les bonnes volon­tés des direc­tions de ces groupes de presse ne résoudront pas tout : « ce sont des sujets com­plex­es sur lesquels il faut avoir une vig­i­lance ultra aigu­isée : le green­wash­ing peut piéger un jour­nal­iste, remar­que Cécile Mégie, de RFI. Nous sommes face à une lim­ite de moyens dans le temps que chaque jour­nal­iste peut con­sacr­er à ses sujets. Il faut qu’on assume des choix. » Par­mi ces choix, Radio France, TF1, France Média Monde ou le groupe Le Parisien-Les Échos, ont fait celui de for­mer large­ment leurs jour­nal­istes. Radio France annonce un pro­jet sur trois ans qui con­cern­era ses 800 jour­nal­istes, ain­si que les ani­ma­teurs et des pro­duc­teurs du groupe. Ces for­ma­tions ne seront pas oblig­a­toires.

La for­ma­tion s’épaissit aus­si dans les écoles de jour­nal­isme. L’École supérieure de jour­nal­isme (ESJ) de Lille va par exem­ple con­sacr­er deux jours en mas­ter 1 aux enjeux cli­ma­tiques et de bio­di­ver­sité dès cette année. Pour Sophie Rol­land, qui inter­vien­dra dans ce pro­gramme — aux côtés de jour­nal­istes de Vert -, c’est une excel­lente chose pour bous­culer les rédacteur·ices en chef. Néan­moins, « il est impor­tant que ces jeunes n’arrivent pas dans les rédac­tions en mil­i­tants du cli­mat. Il va fal­loir leur expli­quer que ces enjeux doivent être cou­vert avec beau­coup de sérieux, qu’il est néces­saire de pren­dre du recul et de véri­fi­er si les solu­tions avancées marchent vrai­ment ».