Le vent en poulpe. Dans cette nouvelle chronique pour Vert, le mathématicien Cédric Villani revient sur une vidéo qu’il a vue cet été : celle d’un poulpe qui chevauche un requin, au large de la Nouvelle-Zélande. Une scène incongrue qui nous éclaire sur les céphalopodes et leur façon d’être au monde. Et sur nous, les humains, et notre rôle sur Terre.

Elle était incongrue, majestueusement tranquille, cette cavalcade d’un nouveau genre qui surgit l’été dernier sur nos écrans. Les anglophones aiment à l’appeler un sharktopus, pour nous ce pourrait être le «poulquin» : un poulpe chevauchant un requin ! (Mais peut-être les poulpes disent entre eux que nous requinons les chevaux ?)
Et pas n’importe quel requin, s’il vous plaît ! Un requin mako, filant dans les douces eaux maories, un guépard des mers capable de nager à plus de 70 kilomètres heure, plus rapide que les pur-sangs de compétition ! La folle équipée a été filmée il y a quelques années déjà par une équipe de scientifiques de l’Université d’Auckland, mais c’est seulement en 2025 qu’elle a fait le tour de notre tentaculaire connectique. Enfin, folle… ce n’est ni un rodéo ni une corrida : nul antagonisme entre le céphalopode et sa monture, l’un et l’autre semblent parfaitement s’accommoder de cette étreinte tranquille, le requin avance dans son éternel mouvement de chasseur et le poulpe, pour autant qu’on puisse en juger, s’amuse de cette balade joyeuse.
Il s’amuse ! Et ce n’est pas la première fois qu’on le surprend ainsi.
Dans son essai abyssal, Le Prince des profondeurs (2018, Flammarion), l’australien Peter Godfrey-Smith, philosophe de la biologie et de l’esprit, s’efforce de plonger dans la psyché des poulpes. Des êtres attentifs aux perceptions des autres. Des promeneurs qui peuvent partir en randonnée avec leur abri portable entre les tentacules. Un regard qui vous fixe ou vous ignore avec insistance. Des individus farceurs, qui nous jaugent, refusent parfois de se soumettre à nos expériences, jettent avec un dédain ostensible la nourriture de laboratoire qui n’est pas à leur goût, jouent à court-circuiter les lampes avec de grands jets d’eau, ou à asperger les nouveaux visiteurs en guise de salut… Charles Darwin lui-même a subi leurs farces et attrapes !
Les légendes et anecdotes fourmillent de leurs tours pendables. Je me souviens d’un ancien président du Muséum national d’Histoire naturelle qui y allait de son récit : «Un soir, quand tout le monde est parti, je me cache dans la pénombre, bien décidé à comprendre ce qui ravage mon aquarium de moules. J’observe. Et tout à coup, dans la nuit sereine, j’aperçois une forme fluide qui roule et coule sur le sol, escalade l’aquarium et y plonge, se délecte des coquillages un par un… le poulpe qui devrait être dans un autre aquarium ! Une fois son festin achevé, il ressort de là, traverse toute la salle et retourne dans son aquarium à lui et, je te jure, il referme le couvercle derrière lui, ni vu ni connu !»
La Sagesse de la pieuvre
Farceurs, les céphalopodes le sont aussi entre eux. Poulpes, calmars et seiches déploient toute leur panoplie de déguisements chatoyants et changeants. Politiques et poétiques, les seiches savent séduire et tromper leur monde en arborant une vêture à double visage, amical d’un côté et camouflé de l’autre, ou mâle d’un côté et femelle de l’autre. Sur leurs formes changeantes, les couleurs défilent, les compositions s’enchaînent, les nuages glissent, les lueurs scintillent et les incendies flambent, selon leur environnement, leurs humeurs, leur personnalité, leurs rêves même, semble-t-il ! La «robe couleur du temps» du conte de Peau d’Âne, elle existe dans les océans et ce sont les céphalopodes qui l’ont inventée.
Entre l’humain et le poulpe, c’est la fascination mutuelle, comme il se doit, chacun reconnaissant en l’autre un incroyable talent de métamorphose. Le dessinateur Tomi Ungerer en a tiré un personnage imaginaire pour les enfants, Émile. Les réalisateurs Pippa Ehrlich et James Reed ont mis en scène la romance bien réelle entre le plongeur Craig Foster et un poulpe anonyme : ce fut My Octopus teacher – La Sagesse de la pieuvre (le titre du documentaire pour le public français), ou plutôt Ma professeure pieuvre (la traduction exacte) – qui a tiré des larmes des yeux du public sous bien des cieux. Professeure, oui ! Une pieuvre curieuse, tactile, virtuose, qui se cache, joue dans les courants, s’accouple dans une chorégraphie subtile. Une pieuvre qui nous enseigne la résilience en survivant, envers et contre tout, dans son environnement si dangereux. Comment oser nous lamenter sur la brièveté de notre existence, quand elle n’a que deux années, le plus souvent, à jouir de la beauté des choses ? Comment pleurnicher sur les efforts passés auprès de nos enfants, quand elle meurt systématiquement pour donner la vie – ou pour les rares espèces de pieuvre à longue vie, peut couver ses œufs jusqu’à quatre ans !? La grande Jane Goodall elle-même, dans la conférence-testament de ses 90 ans à l’Unesco, nous avait recommandé cette inspirante sagesse de la pieuvre.
Et pour nous humains, c’est la surprise toujours renouvelée face à cette intelligence différente, fluide et métamorphe, comme une émulsion prenant conscience, avec son intelligence distribuée, répartie dans tout son corps, et ses membres qui improvisent, moins soumis que les nôtres à l’unité centrale, faisant de la pieuvre la cheffe d’orchestre permissive d’un octuor de jazz ou d’un petit peuple de ventouses.
Le poulpe est dans le vent, on n’a jamais tant parlé de lui, et sous la caresse de son regard interrogatif surgi d’un autre monde, nous nous prenons à nous demander quel est notre rôle sur cette planète-ci.
«L’indicible spectacle de la vie»
Grande question, en ce moment où nous nous activons comme jamais, occupés à la destruction et à la domination. Chargés comme des mules ? Chargés comme des humains, oui. Travaillant comme des fourmis ? Travaillant comme des humains, oui, nous tuant à la tâche. Féroces comme des loups ? Féroces comme des humains, oui, toujours explorant les nouvelles façons de nous exterminer.
Et le rôle du poulpe, alors ? Lui, il est bien là, il est au monde, pour en profiter et l’enchanter. Il goûte sa brève vie à plein, passant par toutes les métamorphoses, embrassant la surface des choses de toutes ses ventouses et jouissant de ses sensations variées. Il profite du plus beau spectacle sur Terre, l’indicible spectacle de la vie.
Ainsi les progrès des sciences et de l’observation nous font rejoindre et dépasser nos rêves du monde vivant. Comme celui qui anime les vers d’Isidore Ducasse, alias comte de Lautréamont, dans ses mythiques Chants de Maldoror, lumière sombre d’une vie si brève, il y a 160 ans déjà :
Ô poulpe, au regard de soie ! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore !
Assis sur quelque rocher pour contempler le merveilleux spectacle… ou mieux encore, assis sur quelque requin filant à toute allure : telle est l’âme errante des océans.
🕷️ Cédric Villani est mathématicien, membre de l’Académie des sciences et ancien député (2017-2022) de l’Essonne. Le lauréat de la médaille Fields – l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques – en 2010 est désormais chroniqueur pour Vert. Chaque mois, il nous livre sa plume sur un sujet d’actualité en lien avec les enjeux écologiques.
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