Lorsque les pays du Sud montrent les dégâts, les pays du Nord restent dans l'embarras.

Les « pertes et dommages » au coeur des tensions entre Nord et Sud
Pertes et profil bas. À la COP26, les pays les plus vulnérables demandent des comptes aux États qui ont le plus contribué à la crise climatique.
Cyclones, inondations, sécheresses… Dans les seuls pays du Sud, le coût des destructions liées à la crise climatique pourrait atteindre jusqu'à 580 milliards de dollars (500 milliards d'euros) par an d'ici 2030, selon une étude menée par des chercheurs du Basque Centre for Climate Change, de l'université espagnole du Pays basque. Une calamité vécue par des pays pauvres, pourtant les moins responsables du bouleversement du climat.
Lundi, l’épineuse question des « pertes et dommages » était au menu de la COP26. Depuis des années, les pays les plus vulnérables réclament notamment la création d'un fonds dédié à l’indemnisation des dégâts irréversibles. En 2013, les Nations Unies ont mis sur pied le « mécanisme de Varsovie », au sein duquel siègent pays du Sud et du Nord. Celui-ci a trois missions : améliorer la compréhension de ce que sont les pertes et dommages, faciliter les échanges et renforcer l'action et le soutien en cas de pertes et de dommages. Hélas, à Glasgow, « au cours du week-end, la référence à un besoin additionnel de financements spécifiques pour les pertes et dommages a été retirée des négociations sur le rapport du comité exécutif du mécanisme de Varsovie », explique Fanny Petitbon, experte climat de l'ONG de lutte contre la pauvreté Care.

Pour l’heure, les négociations au sujet des pertes et dommages sont très en-deçà des attentes. La semaine dernière, l'Écosse a montré l'exemple en annonçant le versement d’un million de livres (1,17 million d'euros). Une goutte d'eau dans l'océan des besoins. Mais un premier pas bienvenu.
La semaine dernière, Tuvalu et Antigua-et-Barbuda ont annoncé le lancement d'une commission des petits États insulaires qui vise à explorer les pistes juridiques pour demander des compensations aux pays les plus pollueurs via différents tribunaux. « L'idée c'est de dire : si vous ne voulez pas avancer dans le cadre de la COP, nous allons utiliser d'autres canaux pour vous faire honorer vos responsabilités », résume Fanny Petitbon.
Mais les pays riches préfèrent regarder ailleurs... Et concentrer les débats sur le financement de l'adaptation à la crise climatique, comme l'a si bien fait le président américain, Joe Biden, lundi. « Les États-Unis en particulier sont contre la reconnaissance des pertes et dommages, parce que leur société est très judiciarisée, explique à Vert Lola Vallejo de l'Iddri, un cercle de réflexion français sur la transition vers le développement durable. Ils ont très peur de s'exposer à des procès. C'est pour ça que le pays rappelle souvent dans les textes que cette question n'ouvre pas droit à compensation ». Le sujet des pertes et dommages a pourtant « une légitimité scientifique » reconnue par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), estime-t-elle, et surtout, une « grande légitimité morale ».

Barack au bas mot. Lundi, à l'ouverture de la deuxième semaine de la COP26, un invité a créé l'engouement : Barack Obama. Il n'y en avait quasiment que pour l’ex-président des États-Unis, qui a presque éclipsé la conférence sur les « pertes et dommages » qui se tenait au même moment. Très impliqué pour parvenir à l'accord de Paris sur le climat en 2015, il a jugé « énormes » les efforts à accomplir, et a estimé que les États échouaient à proposer des engagements à la hauteur de la crise. « Il y a des moments où je me ressens découragé, où le futur semble lugubre, où j’ai des doutes que l’humanité arrivera à réagir avant qu’il ne soit trop tard », a-t-il déclaré, laissant apparaître son pessimisme, avant d'ajouter cependant que « le cynisme est l'instrument des lâches et on ne peut se permettre le désespoir ».
Bad COP. La fin du charbon, c'est bon pour les autres. Voici, grosso modo, le message qu'a adressé l'Australie aux autres pays du monde ce lundi. Alors qu'une quarantaine de pays se sont engagés à se passer du charbon dans les prochaines décennies (Vert), le ministre australien des Ressources, Keith Pitt, a déclaré à la chaîne ABC : « Nous avons très clairement dit que nous ne fermerons pas nos mines de charbon ni nos centrales à charbon ». L'Australie continuera ainsi à vendre du charbon aussi longtemps qu'il y aura des gens dans le monde pour l'acheter. « Si nous ne remportons pas ce marché, quelqu’un d’autre le remportera », s'est justifié le ministre. L'Australie est le cinquième plus gros producteur de charbon dans le monde et le deuxième pays qui en exporte le plus, selon l'Agence internationale de l'énergie.
Pas COP ? La décision finale de la COP26 est en cours d'écriture. Un premier brouillon mis en ligne ne mentionne ainsi aucune sortie des énergies fossiles, comme l’a repéré Greenpeace. Or « il est d'autant plus important d'acter cette sortie des énergies fossiles maintenant, car les prochaines COP devraient avoir lieu en Égypte et au Qatar, ce qui pourrait rendre les discussions sur ce sujet nettement plus difficiles », a ajouté Clément Sénéchal, porte-parole climat de Greenpeace France.

« Le greenwashing est le nouveau déni climatique. »
- Laurence Tubiana
La directrice de la Fondation européenne pour le climat, et l'une des personnalités qui a façonné l'accord de Paris en 2015, met en garde contre la multiplication des annonces trompeuses en faveur du climat. « Nous devons être honnêtes et sincères pour que ces engagements deviennent une réalité. Passons du "net-zero" au "vrai-zéro" », a-t-elle écrit sur Twitter. Si elle se dit réjouie des annonces de neutralité carbone faite par les États et les entreprises, « la plupart de ces engagements ne peuvent être vérifiés », alerte-t-elle dans un entretien accordé à l'AFP, car « il n'y a pas de mécanisme pour s'assurer de la mise en œuvre ». Surtout, elle s'inquiète des outils de compensation, visant par exemple à planter des arbres pour atteindre la neutralité carbone. « La recherche montre que les compensations aujourd'hui ne génèrent aucune réduction d'émissions substantielles. Si cela est vrai, alors c'est une forme de tromperie. »

Justice climatique. N. f. : La question sous-jacente à celle des « pertes et dommages », c'est celle de l'application de la justice climatique. Il s'agit d'un enjeu politique, juridique mais aussi moral, qui lie les entités (Etats, entreprises, etc.) les plus responsables du bouleversement du climat à celles et ceux qui en subissent les plus lourdes conséquences. C'est la justice climatique que réclament en premier lieu les nombreuses organisations qui composent le mouvement mondial pour le climat. Terme nébuleux, il est défini à travers de nombreux textes. Par exemple, le « droit à un environnement sain » pour tous et toutes est consacré au niveau international depuis 1972 dans la déclaration de Stockholm. Signé en 2016, l’accord de Paris ne prévoit pas de mécanisme de sanctions contre les pays qui n'honorent pas leurs promesses climatiques et condamnent indirectement les pays vulnérables à pâtir du réchauffement. Mais un nombre croissant de citoyen·ne·s se basent désormais sur les objectifs de leur pays (les NDCs) pour l’attaquer en justice en cas de non-respect de ses engagements. Après des victoires comparables en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, les ONG de l’Affaire du siècle sont parvenues à faire condamner l’État français pour ses carences dans la lutte contre la crise climatique. Celui-ci a désormais jusqu’à la fin 2022 pour rattraper le retard sur ses propres objectifs (Vert).

Farzana Faruk Jhumu, l'activiste du Bangladesh qui déferle sur Glasgow
Membre de Fridays for future, la jeune activiste bangladaise est arrivée à la COP26 à bord du Rainbow warrior de Greenpeace. Dans ses bagages, la ferme intention d'obtenir réparation pour les pertes infligées aux habitant·e·s des zones les plus vulnérables au changement climatique.
« Ma ville d'enfance risque de disparaître d'ici 2050 », énonce, avec une émotion contenue, Farzana Faruk Jhumu. La jeune femme de 22 ans a vécu ses premières années dans le district de Lakshmipur, au sud du Bangladesh. Dans cette zone côtière du golfe du Bengale, où les terres flirtent avec le niveau de la mer, les difficultés s'accumulent. Les cyclones et les inondations mettent à sac habitations et terres agricoles. Ces dernières sont détruites par les reflux d'eau de mer qui les rendent infertiles, ou par l'affaissement des bords des nombreux fleuves, lessivés par les eaux. Autant de phénomènes aggravés par le bouleversement du climat.
En 2007, les images du cyclone Sidr - « peut-être le plus grand de l'histoire de notre pays » - se sont imprimées sur ses rétines de petite fille. Voyant que l'aide humanitaire promettait d'affluer depuis l'occident, elle s'est toutefois rassurée.

Dix ans plus tard, désormais installée dans la capitale, Dacca, elle a recroisé, incrédule, une victime du cyclone dans un bidonville : « Il m'a expliqué que l'aide n'était jamais arrivée ». Elle, qui s'estime « privilégiée » d'avoir pu étudier en ville, ainsi que d'avoir accès à Internet, passe désormais une large part de son temps à se documenter sur la crise climatique, et tous les mécanismes sociaux, politiques ou économiques qui lui sont liés. Elle retransmet une partie de son savoir dans l'école de fortune qu'elle a contribué à monter dans un bidonville, où se massent les victimes du chaos climatique, faute de plans gouvernementaux.
Farzana milite aussi à plein temps pour Fridays for future MAPA, la branche du mouvement dédiée aux personnes et aux régions les plus affectées par le changement climatique. Son pays est l'un des plus vulnérables face au changement climatique. Comme son gouvernement à la COP26, l’activiste se bat pour l'indemnisation des « pertes et dommages » causés par la crise. Pour l'heure, ceux-ci « sont calculés en termes de terres perdues ou gagnées. Mais les pertes sont aussi émotionnelles et culturelles. »
Un portrait à lire en intégralité sur le site de Vert.

+ Loup Espargilière et Juliette Quef ont contribué à ce numéro