Lorsque Thomas Huchon se présente, il se décrit comme «un journaliste un peu bizarre», qui «ne [s]’intéresse pas aux vraies infos», mais «aux trucs faux». Après avoir enquêté sur un vrai complot, le coup d’État orchestré par la CIA pour renverser la révolution socialiste de Salvador Allende au Chili en 1973, voilà dix ans qu’il étudie les théories du complot. Exemple : Le 11 septembre serait un coup monté par les Américains eux-mêmes. Michael Jackson ne serait pas mort. Et les chemtrails contiendraient des produits chimiques secrètement voués à contrôler la population ou la météo.
Il en a fait un livre, Résister aux fake news (éditions First). Sous-titre : «Comment faire face aux théories du complot les plus courantes ?». Vert l’a rencontré à l’occasion du Climat Libé Tour de Lyon, le 24 mai, et lui a posé quelques questions.
Dans votre livre, vous décryptez les 20 théories du complot les plus répandues. Vous avez consacré un chapitre à celles liées au réchauffement climatique. Qu’ont-elles de particulier ?
Les théories du complot n’arrivent pas par hasard, elles sont fabriquées par des gens. La désinformation climatique est née dans les années 1970, lorsque le gouvernement américain a commencé à mettre en place des programmes de soutien et d’aide aux énergies renouvelables. À ce moment-là, des dizaines de think tanks sont apparus et ont fabriqué de prétendues preuves scientifiques selon lesquelles le réchauffement climatique n’existe pas. Ou selon lesquelles l’être humain et l’industrie automobile n’ont pas d’impact sur ce réchauffement.

Prenons l’exemple du Heartland Institute, l’un des plus gros de ces think tanks. Derrière, on retrouve les personnes que l’on imagine, comme les frères Koch, qui sont les plus gros financeurs de l’industrie pétrolière américaine. Ils produisent des fake news intentionnellement, afin de casser le discours politique qui les désavantage et de protéger leurs intérêts économiques. Il est finalement assez rare, dans l’univers du complotisme, que quelque chose soit à ce point attribuable à un responsable. La désinformation climatique a cette particularité d’être fabriquée par l’industrie.
Dans quel but ?
Au lieu d’avoir un débat tranché sur la question écologique, la discussion continue et les décisions ne sont pas prises. Au-delà du retard que l’on prend à agir sur une question urgente comme celle du dérèglement du climat, ces débats garantissent surtout le statu quo de l’industrie.
Combien de Français croient à une théorie du complot ?
À peu près un Français sur trois adhère au moins à un item complotiste, selon l’enquête de l’Ifop sur le sujet, datée de 2018. Il y a des choses très marginales, comme 10% des gens qui pensent que la Terre est plate. Puis, il y a des idées beaucoup plus prégnantes, comme la théorie raciste du Grand remplacement.
Comment tombe-t-on dans le complotisme ?
D’abord, on ne croit pas à n’importe quelle théorie du complot. Celles auxquelles on adhère correspondent à ce que l’on pense déjà. La deuxième chose, c’est que le cerveau humain est plus touché par les informations négatives que positives. Donc les théories du complot, qui portent plutôt une vision horrible du monde, ont tendance à mieux capter notre attention.
Ces théories ont un gros avantage : elles répondent de manière très simple – voire apportent une solution – à une question très compliquée.

Comme la théorie selon laquelle Bill Gates, le co-fondateur de Microsoft, a lancé la pandémie de Covid-19 et planifié la vaccination…
Exactement. Dans ce cas, c’est facile : plus de Bill Gates, plus de Covid. Et, enfin, nous sommes exposés à ces théories dans l’espace numérique, un endroit dans lequel nous sommes soumis à l’économie de l’attention et aux algorithmes. Pour capter l’attention de l’internaute, et pour qu’il reste en ligne, les réseaux lui proposent des choses qui vont dans le sens de ce qu’il croit. Toutes ces choses mises bout à bout, ça commence à faire une sacrée mayonnaise. À la fin, il suffit de rajouter le bon sujet et la bonne touche émotionnelle pour que l’internaute bascule.
Quelles sont les bonnes pratiques pour éviter de tomber dans le complotisme ?
La première manière de résister, c’est de se dire qu’on peut tous tomber dans le piège des théories du complot. Il faut savoir que nous avons des failles cognitives. Nos émotions peuvent aussi jouer contre nous. Donc il faut se méfier de ce que nous avons envie de croire.
Pour limiter ces failles, il faut multiplier les sources d’information : un livre, un journal numérique, la télé, la radio, une conférence… Bref, multiplier les supports, car c’est comme ça qu’on évite aussi le piège des algorithmes, et celui de l’économie de l’attention sur les réseaux.
Et, enfin, si on veut repartager des infos sur les réseaux, il ne faut pas s’exonérer de règles journalistiques. Il faut interroger et recouper la source de l’information : si tu tombes sur un compte qui t’explique que la Terre est plate, ça n’est peut-être pas la meilleure source de l’année…
Et quand des proches croient à une théorie du complot, quand c’est ton cousin qui t’explique que Brigitte Macron est un homme, ou ta belle-mère qui t’assure que les pyramides ont été construites par des extraterrestres ?
Si vous avez quelqu’un de proche qui tient des discours conspirationnistes, essayez de parler d’autre chose. Maintenant, si vous souhaitez absolument discuter de ce sujet, il faut créer la condition pour le faire. C’est-à-dire un cadre de discussion dans lequel la personne se sent à l’aise pour reconnaître qu’elle s’est trompée. Il faut qu’il y ait de l’empathie, du respect.
Il faut donc éviter de contre-argumenter ?
C’est possible d’argumenter, mais seulement quand la personne est disposée à écouter. Si la discussion se transforme en un combat de coqs, ce n’est pas la peine. Pour se parler, il faut partager quelque chose : la famille, l’amitié, une relation… Et avoir l’envie sincère d’échanger avec cette personne, sans vouloir lui imposer un truc. C’est très difficile. Et, même de cette façon, ce n’est pas sûr que ça fonctionne. Au moins, tu auras essayé.
Cela fait maintenant dix ans que vous travaillez sur les fake news. Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
Les questions des fake news et du climat sont étroitement liées. Je suis très inquiet, parce que je ne vois pas de volonté de réguler l’espace où l’on s’informe. Même si on fait tout ce qu’il faut, la puissance de ces machines est telle que nous n’arriverons pas à éviter les dérives.
C’est comme si on pédalait face à Lance Armstrong, qui a gagné sept fois le Tour de France en étant dopé. On sent bien qu’il y a une arnaque, mais on n’arrive pas à le montrer. J’espère qu’on sera capables de faire la transparence sur les algorithmes, de comprendre comment ils nous piègent et, du coup, de faire la même chose pour les questions relatives au climat.
Premièrement, il faut que les pouvoirs publics régulent. Deuxièmement, il faut que les citoyens prennent conscience que leur intérêt ne peut être que collectif, et pas individuel. Ni sur les questions climatiques, ni sur les questions de qualité de l’information.