La grisaille et la pluie se sont invitées à la fête. Dans le 14ème arrondissement de Paris, place Jacques-Demy, les badauds s’arrêtent quelques instants et se déhanchent au son des musiques créoles. À quelques mètres de là, l’espace qui abrite habituellement le marché du quartier a laissé place à la Fête de la banane, samedi 20 septembre.
Ici, les passant·es dégustent des sandwichs, des hachis parmentier et des glaces, le tout…. à la banane. Elles et ils découvrent d’innombrables façons de cuisiner ce fruit, accompagné de rhums arrangés – à la banane, là encore – importés des Antilles françaises. On trouve même des cosmétiques à la banane. Seul le principal sponsor de la fête fournit les artisan·es en fruit : «Banane de Guadeloupe & Martinique».
Sur les tables, tous les régimes sont estampillés de son logo. Il est omniprésent : sur les cartons, sur les bâches et à l’arrière des stands. Sur l’affiche de l’événement, il s’étale en grandes lettres, dominant tous les autres partenaires de la fête. Banane de Guadeloupe & Martinique désigne l’Union des groupements de producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN), qui réunit les principaux planteurs antillais.
Ces producteurs de bananes sont parmi les principaux responsables du scandale du chlordécone, un pesticide épandu officiellement de 1972 à 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique. Ce produit a pollué les sols et les eaux, entrainant une perturbation du système reproducteur des humains. Ainsi, plus de 90% des Guadeloupéen·nes et des Martiniquais·es sont contaminés, selon Santé publique France. Et les taux d’incidence du cancer de la prostate y sont parmi les plus élevés au monde.
L’affaire est allée en justice : les requérant·es voulaient faire reconnaître la responsabilité de l’État français dans le scandale sanitaire, alors que l’utilisation du pesticide était toujours autorisée localement, même après que les autorités ont eu connaissance des risques. En 2023, un non-lieu a été prononcé, les juges d’instruction ont estimé que les faits étaient prescrits. Les requérant·es ont fait appel et l’affaire est réexaminée depuis lundi 22 septembre, jusqu’à ce mardi 23 septembre, par la cour d’appel de Paris.
Plusieurs associations écologistes et le Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides (Coaadep), connu pour ses mobilisations contre le chlordécone, avaient appelé au boycott de la fête de la banane.
«Les békés, on vous voit!»
Le Coaadep dénonçait un «greenwashing» pour faire croire que la banane serait écologiquement vertueuse et permettre aux principaux producteurs du fruit de redorer leur blason. Or, le collectif rappelait que la banane est issue d’une monoculture, une «agriculture imposée» en Martinique et en Guadeloupe. «Les békés, on vous voit», écrit le Coaadep, interpellant ainsi les principaux exploitants, issus des familles descendantes des premiers colons et esclavagistes de Martinique.
Contacté par Vert, Robert Sae, du Coaadep, explique depuis la Martinique que «la plupart des planteurs de bananes sont responsables de l’empoisonnement des Martiniquais et des Guadeloupéens par les pesticides. Ils n’ont jamais voulu reconnaître leur responsabilité.»
Le retraité de 77 ans est l’un des premiers militants du collectif. Il a fait partie des grévistes de 1974 qui revendiquaient l’interdiction des produits toxiques, au cours d’une mobilisation historique des ouvriers agricoles de la banane. Celle-ci s’était terminée par la répression de la gendarmerie. «À l’époque, les ouvriers tombaient par grappes dans les plantations car ils étaient contraints d’épandre ces produits sans aucune protection et, s’ils refusaient, ils étaient virés. Quand ils tombaient malades, leurs enfants étaient envoyés poursuivre leurs tâches», explique le militant qui qualifie les planteurs de «criminels». «Nous ne pouvons pas nous associer à un événement qui redore leur blason. C’est de la propagande. On ne tolère pas qu’ils fassent leur publicité», conclue-t-il à propos de la fête de la banane.
Le Coaadep était pourtant invité à intervenir sur place, à l’appel d’un militant anti-chlordécone qui, lui, a fait le choix de participer. Théo Lubin est le président du comité d’organisation du 10 mai, un nom choisi en référence à la date de la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Ce collectif lutte pour obtenir des réparations. À la fête parisienne, il a été invité à prendre la parole sur scène pendant 15 minutes, pour parler du chlordécone.
Samedi, quand la musique s’arrête pour le laisser parler, les quelques badauds qui dansaient s’en vont, déçu·es. Devant un espace déserté – le public semble davantage intéressé par le repas que par la prise de parole –, Théo Lubin explique qu’il faut résoudre le problème du chlordécone par le décolonialisme. Quelques oreilles curieuses s’arrêtent, avant de rapidement reprendre leur chemin à cause de la pluie. L’opération de sensibilisation n’est pas un franc succès mais le militant anti-colonial n’en démord pas, il reviendra l’an prochain pour tenter de rallier le public à sa cause.
Interpellé par Vert au sujet du boycott du Coaadep, il s’interroge : «Boycotter quoi ? Je préfèrerais qu’ils boycottent les centres commerciaux aux Antilles.» Il ne comprend pas le choix du collectif et des écologistes. «Évidemment que l’UGPBAN n’a rien d’écolo», ajoute Théo Lubin. Mais il reste sceptique au sujet du «greenwashing» et de la vitrine que ce type de fête peut être pour les planteurs. Contacté, l’UGPBAN n’a pas répondu à Vert.
«Sans eux, il n’y aurait pas de fête de la banane»
Du côté des organisateur·ices, même son de cloche. Blandine Kassi Serero est la présidente de l’association La Cantine Le Monde Bouge, qui organise la fête de la banane. «On ne dit pas que le chlordécone n’a pas existé, mais on est en 2025», tempère l’organisatrice. Pour prouver sa bonne foi, elle continuera d’inviter Théo Lubin pour parler du chlordécone. Mais le sujet n’a le droit qu’à quelques minutes, entre deux concerts, sur une journée entière de fête. «Le chlordécone fait partie de l’histoire de la banane. Mais, la fête de la banane, ce n’est pas la fête du chlordécone», poursuit Blandine Kassi Serero, qui considère que l’UGPBAN «fait beaucoup d’efforts. Il y a des gens qui vivent de la banane, ça crée des emplois. On leur donne de la visibilité car ils nous accompagnent. Sans eux, il n’y aurait pas de fête de la banane.»
De fait, le lobby est le principal partenaire de la fête depuis sa première édition, en 2018. «L’objectif est de faire découvrir la banane, les gens ne savent pas comment la cuisiner. Le passé est douloureux, mais il faut avancer», conclue-t-elle.
L’appel du Coaadep a joué les trouble-fête. «Il faut savoir se réunir, débattre sereinement, plutôt que de séparer et d’être chacun de son côté», explique à Vert la maire (Génération·s) du 14ème arrondissement de Paris, Carine Petit. La mairie, partenaire de l’événement, prête du matériel et met à disposition l’espace public. «Qu’ils viennent nous voir, on pourra discuter pour améliorer le message à faire passer», répond l’élue, qui voit dans la fête de la banane un moment «convivial, populaire. Les gens peuvent venir découvrir les cultures de l’autre».
«Personne ne parle de nous»
Pas certain que cela suffise au Coaadep. «Le problème du chlordécone n’est pas résolu», rappelle Robert Sae. «C’est de la communication, on sait qui domine économiquement et qui profite de ces opérations», ajoute le militant, qui ne blâme pas pour autant les artisan·es qui participent à la fête et qui «assurent leur gagne pain, on ne peut pas leur en vouloir. Ce n’est pas eux qu’on pointe du doigt mais les planteurs qui profitent de cette communication.» C’est le modèle agricole qui lui pose un problème : «Nous sommes une colonie. On produit pour la métropole coloniale, que ce soit la canne à sucre ou la banane, et personne ne parle de nous.»
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