Début janvier, la nouvelle de sa probable nomination comme président de la 28ème conférence des Nations unies (COP28) sur le climat, qui se tiendra en novembre à Dubaï (Émirats arabes unis), avait fait le tour du monde. Pompier pyromane, ultra-pollueur, lobbyiste infiltré…. Les noms d’oiseau ont fusé contre Sultan Al Jaber, l’actuel ministre émirati de l’Industrie, qui est aussi PDG de la compagnie nationale pétrolière Abu Dhabi national oil company (ADNOC). Déjà chef de la colossale délégation émiratie à la récente COP27, Al Jaber a été officiellement désigné jeudi 12 janvier comme président de la COP28 par les Émirats arabes unis.
De prime abord, la nomination d’un pétrolier à ce poste a de quoi surprendre. Pas aux Émirats, où Al Jaber était pressenti de longue date comme le prochain chef du grand orchestre des négociations climatiques. En quelques années, cet investisseur est devenu une figure incontournable des délégations émiraties à la COP. Mais qu’il soit feint ou sincère, l’engagement d’Al Jaber pour le climat est jugé insuffisant par de nombreux observateur·rices, et sa nomination fait déjà polémique. Au grand dam d’Abu Dhabi, qui voit sa vaste stratégie de communication autour de la COP28 s’enliser.
Le poulain d’Abu Dhabi
En vertu du système de rotation qui régit l’organisation des COP, c’est au tour du Moyen-Orient d’accueillir le sommet en 2023, après l’Afrique (la COP27 était en Égypte) et l’Europe (COP26 au Royaume-Uni). Un rôle que les Émirats n’ont eu aucun mal à décrocher grâce à leurs vastes moyens financiers et aux infrastructures déjà en place, deux ans après l’Exposition universelle de Dubaï.
Pour le septième producteur mondial de pétrole, c’est l’occasion rêvée de redorer son blason climatique en montrant les efforts faits dans le domaine des énergies « vertes ». Et de promouvoir sa stratégie climatique, axée sur le refus de renoncer au pétrole. « Le monde a besoin de toutes les solutions possibles. Il s’agit du pétrole, du gaz, de l’énergie solaire, l’énergie éolienne et nucléaire, de l’hydrogène et des énergies propres », déclarait Sultan Al Jaber à l’aube de la COP27.
Al Jaber s’est fait connaitre en 2006 en fondant Masdar, un groupe d’investissement dans les énergies renouvelables. Celui-ci, dont l’ADNOC est actionnaire, est étroitement lié à l’État. Tout comme Al Jaber, aujourd’hui ministre de l’industrie après avoir occupé diverses fonctions au sein du gouvernement. Un pied dans l’industrie pétrolière, l’autre dans le renouvelable, Al Jaber incarne parfaitement la stratégie climatique d’Abu Dhabi, qui investit massivement dans les énergies renouvelables à travers le monde tout en continuant d’exploiter son brut, qui fournit plus de la moitié des revenus du pays.
« C’est le candidat le plus évident pour la présidence », explique Mohammad Abu Zahra du Global carbon capture and storage institute (GCCSI), un think tank spécialisé dans le captage du CO2, qui a brièvement côtoyé Al Jaber au sein de l’institut Masdar, fondé, comme le groupe du même nom, pour promouvoir les énergies renouvelables dans le pays.
Un réformateur sincère ?
Ses partisans le présentent comme un réformateur, un « visionnaire » qui mit en œuvre les premiers projets « verts » du pays, comme Masdar city – un immense projet de ville neutre en carbone. « [Al Jaber] a façonné tous les projets liés aux énergies renouvelables dans le pays » souligne Abu Zahra. « Son nom est associé à toutes les initiatives de décarbonisation ».
C’est ce qui aurait poussé Abu Dhabi à le nommer PDG de la compagnie nationale de pétrole en 2016. « Je pense qu’ils voulaient mettre quelqu’un issu du secteur de l’énergie pour diversifier le portefeuille de la compagnie, et préparer l’ère post-pétrole », avance Abu Zahra, qui crédite Al Jaber d’avoir rempli cette mission. « Depuis qu’il a pris la direction d’ADNOC, elle s’est transformée, passant d’une compagnie pétrolière nationale classique à un plus large éventail d’énergies, sur le modèle des multinationales ». Mais sous sa direction, ADNOC a aussi prévu d’augmenter significativement sa production de brut, passant de trois millions de barils par jour à cinq millions d’ici à 2030.
Ce parcours lui a néanmoins permis de devenir le « monsieur Climat » d’Abu Dhabi, et de diriger la délégation émiratie à la COP27. C’est aussi lui qui mène depuis janvier 2022 les consultations avec le Royaume-Uni et l’Égypte, les deux précédents organisateurs des conférences sur le climat. Car la COP28 sera l’événement-phare de 2023 pour les Émirats, selon le premier ministre Sheikh Mohammed bin Rashid Al Maktoum. Plus de 80 000 personnes y sont attendues, contre 45 000 il y a deux mois à Charm el-Cheikh, en Égypte. Et pour donner le ton, les Émirats se sont rendus à la COP27 avec l’une des plus grosses délégations de l’histoire du sommet : plus de 1 000 membres, dont des centaines de techniciens chargés d’en étudier la logistique, mais aussi 70 lobbyistes du secteur pétrolier.
Un candidat déjà décrié
Depuis qu’elle a décroché l’organisation de la COP28, Abu Dhabi a investi des millions de dollars dans des cabinets de conseil pour promouvoir du contenu positif sur son action climatique dans les médias étrangers. L’un de ces cabinets, Akin Gump Strauss Hauer & Feld, a reçu près de trois millions de dollars en 2022 pour faire la promotion la COP28 auprès de personnalités politiques états-uniennes.
Une stratégie de communication dans laquelle Al Jaber s’intègre parfaitement. Car les agences chargées de la communication de l’événement veulent faire passer un certain nombre d’idées dans le débat public : la transition écologique prendra du temps et ne se fera pas sans les acteurs du gaz et du pétrole ; Masdar est l’un des premiers investisseurs mondiaux dans les renouvelables ; et Sultan Al Jaber sera le premier PDG à diriger une COP, de quoi mettre en valeur un monde de l’entreprise « essentiel » pour trouver et mettre en œuvre les solutions à la crise climatique.
Mais malgré son profil « réformateur » pour les Émirats, Al Jaber reste un produit de l’industrie pétrolière, dont les études prestigieuses aux États-Unis ont été directement financées par l’ADNOC. Et sa nomination soulève de vives critiques.
« Il est très inquiétant de voir le PDG d’une compagnie nationale de pétrole potentiellement nommé à la tête des négociations climatiques », souligne David Tong, responsable de plaidoyer chez Oil change international, une organisation qui milite pour la sortie des énergies fossiles. « Cette nomination pourrait entamer la crédibilité de la COP, à l’heure où plus de 80 pays ont appelé à sortir graduellement des énergies fossiles lors de la COP27 ». D’autant plus que l’ADNOC prévoit une augmentation significative de la production de pétrole à horizon 2030 et « continue à promouvoir le gaz, ce qui va à l’encontre des engagements nécessaires pour le climat », souligne Tong.
Ilustration : Pénélope Dickinson