La conversation

Quels sont les dangers sanitaires et écologiques d’une activité militaire à Tchernobyl ?

La centrale nucléaire de Tchernobyl, située en Ukraine, a été investie par les troupes militaires russes le 25 février. Depuis le 9 mars, le site est complètement déconnecté du réseau électrique. Spécialiste des environs du lieu de la catastrophe de 1986, le biologiste américain Timothy Mousseau nous éclaire sur les risques de cette occupation militaire pour le vivant .
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Le 26 avril 1986, suite à une erreur humaine, le réac­teur numéro qua­tre de la cen­trale nucléaire de Tch­er­nobyl fondait à la stupé­fac­tion générale, libérant dans le ciel et dans l’environnement de grandes quan­tités de par­tic­ules et de gaz radioac­t­ifs. En tout 400 fois plus de radioac­tiv­ité que la bombe atom­ique larguée sur Hiroshi­ma.

Depuis, le site, situé dans le nord de l’Ukraine, est entouré d’une zone d’exclusion de 2 600 kilo­mètres car­rés inter­dite d’accès. Mise en place pour con­tenir les con­t­a­m­i­nants radioac­t­ifs, elle pro­tège égale­ment la région des per­tur­ba­tions humaines.

Sit­u­a­tion géo­graphique de Tchenobyl — 2600 km² sont devenus inhab­it­a­bles après l’ac­ci­dent © datawrap­per

À l’exception d’une poignée de secteurs indus­triels, la majeure par­tie de la zone est com­plète­ment isolée de toute activ­ité humaine et sem­ble presque… nor­male. Par endroit, là où les niveaux de radi­a­tion ont suff­isam­ment bais­sé avec le temps, les plantes et les ani­maux sont revenus en nom­bre sig­ni­fi­catif.

La baisse de radioac­tiv­ité dans cer­tains secteurs ont per­mis à la vie de revenir. Ici, un renard près de la cen­trale © T. A. Mousseau, 2019, CC BY-ND

Au point que cer­tains sci­en­tifiques ont sug­géré que la zone d’exclusion était dev­enue une sorte d’Eden pour la faune… D’autres sont plus scep­tiques quant à cette inter­pré­ta­tion. Les apparences peu­vent être trompeuses. Dans les secteurs à forte radioac­tiv­ité, la taille et la diver­sité des pop­u­la­tions d’oiseaux, de mam­mifères et d’insectes sont ain­si net­te­ment plus faibles que dans ceux con­sid­érés comme plus « pro­pres ».

J’ai passé plus de 20 ans à tra­vailler en Ukraine, ain­si qu’au Belarus et à Fukushi­ma, au Japon, prin­ci­pale­ment sur les effets des radi­a­tions

Aus­si, ces derniers jours, on m’a demandé à plusieurs repris­es quel intérêt avaient les forces russ­es à être entrées par le nord de l’Ukraine en pas­sant par cette friche atom­ique, et quelles pour­raient être les con­séquences envi­ron­nemen­tales de l’activité mil­i­taire dans cette zone.

Le 24 févri­er dernier, les forces russ­es pre­naient le con­trôle de la cen­trale de Tch­er­nobyl.

Pourquoi passer par Tchernobyl ?

Rétro­spec­tive­ment, les avan­tages stratégiques de baser des opéra­tions mil­i­taires dans la zone d’exclusion de Tch­er­nobyl sem­blent évi­dents. Il s’agit d’une vaste région non peu­plée reliée par une autoroute directe­ment à la cap­i­tale ukraini­enne, avec peu d’obstacles ou d’aménagements humains en chemin.

La zone de Tch­er­nobyl jouxte égale­ment la Biélorussie et est donc à l’abri d’une attaque des forces ukraini­ennes par le nord. La zone indus­trielle du site du réac­teur est, en fait, un grand park­ing où peu­vent être sta­tion­nés les mil­liers de véhicules d’une armée d’invasion.

Le site abrite égale­ment le prin­ci­pal réseau de com­mu­ta­tion du réseau élec­trique de la région. Il est pos­si­ble d’éteindre les lumières de Kiev depuis cet endroit, même si la cen­trale elle-même ne pro­duit plus d’électricité depuis 2000 – date à laque­lle le dernier de ses qua­tre réac­teurs a été arrêté.

Ce con­trôle de l’alimentation élec­trique revêt sans doute une impor­tance stratégique, même si les besoins en élec­tric­ité de Kiev pour­raient prob­a­ble­ment être sat­is­faits par d’autres nœuds du réseau élec­trique nation­al ukrainien.

De plus, la cen­trale offre vraisem­blable­ment une pro­tec­tion con­tre les attaques aéri­ennes étant don­né qu’il est improb­a­ble que les forces ukraini­ennes (ou autres) se risquent à com­bat­tre sur un site con­tenant plus de 2,4 mil­lions de kilo­grammes de com­bustible nucléaire usé radioac­t­if

On par­le là des matières haute­ment radioac­tives pro­duites par un réac­teur nucléaire en fonc­tion­nement nor­mal. Un impact direct sur les piscines dans lesquelles ils sont con­servés ou sur les instal­la­tions de stock­age en fûts secs de la cen­trale pour­rait libér­er dans l’environnement beau­coup plus de matières radioac­tives encore que la fusion et les explo­sions ini­tiales de 1986. On assis­terait alors à une cat­a­stro­phe envi­ron­nemen­tale d’ampleur mon­di­ale.

Aperçu d’un site semi-abandonné, avec un peu d’herbe et les structures de la centrale dans le fond, toujours reliées à des pylônes électriques
Vue à dis­tance de la cen­trale et du sar­cophage qui recou­vre le réac­teur éven­tré. © T.A. Mousseau, CC BY-ND

Le risque environnemental

Mal­gré le tra­vail de net­toy­age, la zone d’exclusion de Tch­er­nobyl reste l’une des régions les plus con­t­a­m­inées par la radioac­tiv­ité de la planète. Sur des mil­liers d’hectares entourant le site du réac­teur, les débits de dose de ray­on­nement ambiant dépassent de plusieurs mil­liers de fois les niveaux de fond nor­mal. Dans cer­taines par­ties de la « Forêt rouge » située autour de la cen­trale, il est pos­si­ble de recevoir une dose de ray­on­nement dan­gereuse en quelques jours d’exposition seule­ment.

Les sta­tions de sur­veil­lance des radi­a­tions instal­lées un peu partout dans la zone ont enreg­istré le pre­mier impact envi­ron­nemen­tal évi­dent de l’invasion. Les cap­teurs mis en place par l’EcoCentre ukrainien de Tch­er­nobyl en cas d’accident ou d’incendie de forêt ont révélé une aug­men­ta­tion spec­tac­u­laire des niveaux de radi­a­tion le long des routes prin­ci­pales et à prox­im­ité des réac­teurs après 21 heures le 24 févri­er 2022.

C’est à ce moment-là que les envahisseurs russ­es sont arrivés, depuis la Biélorussie voi­sine.

Comme l’augmentation des niveaux de radi­a­tion était plus évi­dente à prox­im­ité des bâti­ments du réac­teur, on craig­nait que les struc­tures de con­fine­ment aient été endom­magées, bien que les autorités russ­es aient nié cette pos­si­bil­ité.

Puis, le réseau de cap­teurs a brusque­ment cessé d’émettre des rap­ports au début du 25 févri­er et n’a pas redé­mar­ré avant le 1er mars. Ce qui fait que l’ampleur totale des per­tur­ba­tions causées par les mou­ve­ments de troupes n’est pas claire.

Si c’est bien la pous­sière soulevée par les véhicules et non des dom­mages causés aux instal­la­tions de con­fine­ment qui a provo­qué l’augmentation des radi­a­tions, et en sup­posant que cette aug­men­ta­tion n’a duré que quelques heures, il est peu prob­a­ble qu’elle soit préoc­cu­pante à long terme. De fait, la pous­sière per­tur­bée devrait retomber à nou­veau une fois les troupes par­ties. Ça ne veut pas dire qu’elle est sans con­séquence.

En effet, les sol­dats russ­es, ain­si que les ouvri­ers de la cen­trale ukraini­enne qui ont été pris en otage, ont sans aucun doute inhalé une par­tie des par­tic­ules soulevées. Les chercheurs savent que la terre de la zone d’exclusion de Tch­er­nobyl peut con­tenir des radionu­cléides, notam­ment du cési­um 137, du stron­tium 90, plusieurs iso­topes du plu­to­ni­um, de l’uranium ain­si que de l’américium 241.

Même à des niveaux très faibles, ils sont tous tox­iques, can­cérigènes ou les deux en cas d’inhalation.

Des impacts sanitaires possibles

Peut-être la men­ace la plus impor­tante pour la région provient-elle de la poten­tielle libéra­tion dans l’atmosphère des radionu­cléides pris­on­niers depuis une trentaine d’années dans le sol et les plantes en cas de feu de forêt.

Vue aérienne d’un feu de forêt à proximité de la centrale
Les feux de forêt dans la zone d’exclusion libèrent les par­tic­ules radioac­tives piégées depuis 30 ans dans la végé­ta­tion (ici en 2020) © Volodymyr Shuvayev/AFP

De tels incendies ont récem­ment aug­men­té en fréquence, en taille et en inten­sité, prob­a­ble­ment en rai­son du change­ment cli­ma­tique. Et l’on sait qu’ils ont libéré des matières radioac­tives dans l’air et les ont dis­per­sées à grande échelle.

Les retombées radioac­tives des feux de forêt pour­raient ain­si représen­ter la plus grande men­ace du site de Tch­er­nobyl pour les pop­u­la­tions humaines sous le vent de la région, ain­si que pour la faune et la flo­re de la zone d’exclusion.

Actuelle­ment, la zone abrite énor­mé­ment d’arbres morts et de débris qui pour­raient servir de com­bustible. Même en l’absence de com­bat, la sim­ple présence mil­i­taire – avec ces mil­liers de sol­dats qui tran­si­tent, man­gent, fument et font des feux de camp pour se réchauf­fer – aug­mente le risque d’incendie.

Il est dif­fi­cile de prévoir les effets des retombées radioac­tives sur les per­son­nes, mais les con­séquences sur la flo­re et la faune sont bien doc­u­men­tées.

La radioac­tiv­ité peut provo­quer des can­cers, comme ici pour cet oiseau qui a dévelop­pé une tumeur sur le crâne © T. A. Mousseau, 2009, CC BY-ND

L’exposition chronique à des dos­es même rel­a­tive­ment faibles a été asso­ciée à de nom­breux effets chez les ani­maux sauvages : des muta­tions géné­tiques, des tumeurs, des cataractes ocu­laires, une stéril­ité et des défi­ciences neu­rologiques. Taille des pop­u­la­tions et bio­di­ver­sité sont égale­ment affec­tées dans les zones forte­ment con­t­a­m­inées et con­nais­sent des baiss­es nota­bles.

Quand on par­le de ray­on­nements ion­isants, d’irradiation, il n’existe pas de niveau « sûr ». Et les risques pour la vie sont directe­ment pro­por­tion­nels au niveau d’exposition.

Si le con­flit en cours devait s’aggraver et endom­mager les instal­la­tions de con­fine­ment des radi­a­tions à Tch­er­nobyl, ou l’un des 15 réac­teurs nucléaires situés sur qua­tre autres sites en Ukraine, l’ampleur des dom­mages causés à l’environnement serait cat­a­strophique.

Cet arti­cle est repub­lié à par­tir de The Con­ver­sa­tion sous licence Cre­ative Com­mons. Il a été rédigé par Tim­o­thy A. Mousseau, pro­fesseur de sci­ences biologiques à l’Uni­ver­si­ty of South Car­oli­na. Vous pou­vez lire l’ar­ti­cle orig­i­nal ici (The Con­ver­sa­tion pré­cise qu’il a été traduit de l’anglais, l’ar­ti­cle orig­i­nal est con­sultable ici.)