Nucléaire obscur. Mercredi, les troupes russes ont pris le contrôle du territoire autour de la plus grande centrale nucléaire d’Ukraine, Zaporijia, a révélé l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Quels sont les enjeux stratégiques et de sûreté pour les sites nucléaires en temps de guerre ?
« Jamais à cette échelle-là, un pays aussi nucléarisé n’avait connu un tel niveau d’intensité de conflits » remarque Teva Meyer, maître de conférences à l’université de Haute-Alsace et spécialiste de géopolitique du nucléaire. En temps de guerre, « l’optimum de sécurité n’est pas complet », rappelle-t-il à Vert, notamment du fait de l’impact indirect du conflit sur l’organisation du personnel et de la chaîne d’approvisionnement des centrales.
« Pour fonctionner, une centrale nucléaire a besoin de son personnel — il y a plus de 10 000 employés à Zaporijia, en bon état physique et psychologique, détaille à Vert Michaël Mangeon, chercheur associé au laboratoire Environnement, ville et société (EVS) de l’Université de Lyon. Les équipes en salle de commande ont besoin d’être relayées, par exemple. Il y aussi la question de la maintenance des équipements et systèmes. En cas de problèmes, il faut pouvoir intervenir rapidement, parfois avoir accès à des équipements qui proviennent de l’extérieur du site. Une centrale nucléaire, c’est aussi une chaîne d’approvisionnement à maintenir », abonde ce spécialiste des risques nucléaires.
Mercredi, le président de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Mariano Grossi a insisté sur « la nécessité pour le personnel de travailler sans pression », ce qui implique que les employés puissent réaliser des « tours » puis se faire remplacer pour se reposer. Les techniciens, salariés ou pilotes de réacteur sont au cœur des problématiques de sécurité. « Si les Russes viennent à contrôler la centrale, ils auront néanmoins besoin des Ukrainiens pour exploiter les réacteurs, et ce, même si ces derniers viennent à être arrêtés. On ne peut pas remplacer le personnel à court terme » précise Michaël Mangeon. Mardi, la Russie a indiqué à l’AIEA que le personnel de la centrale continuait de « s’employer à assurer la sûreté nucléaire et à surveiller le rayonnement en mode de fonctionnement normal » ajoutant que « les niveaux de rayonnement restent normaux ».
Sur le plan technique, la principale vulnérabilité d’une centrale nucléaire viendrait d’une rupture d’alimentation électrique, puisque celle-ci est nécessaire à son fonctionnement et au refroidissement de ses réacteurs. Toutefois, des générateurs de secours sont prévus pour prendre le relais dans de tels cas. Un dispositif renforcé après l’accident nucléaire de la centrale japonaise de Fukushima Daichii en 2011, selon une note de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire.
Autre crainte de l’AIEA : les impacts non-intentionnels de missiles ou de tirs sur les infrastructures. Entre le 26 et le 27 février, des missiles ont touché le site d’une installation de stockage définitif de déchets faiblement radioactifs à Kyiv, et un autre à Kharkiv, à l’est du pays. Dans les deux cas, aucun rejet radioactif n’a été détecté. Pour le directeur de l’AIEA, « ces deux incidents mettent en évidence le risque très réel que des installations contenant des matières radioactives subissent des dommages pendant le conflit, avec des conséquences potentiellement graves pour la santé humaine et l’environnement. »
Des sites nucléaires très stratégiques
Au-delà des risques, quels sont les enjeux stratégiques qui ont poussé les troupes russes à s’approcher de la centrale de Zaporijia ? L’intérêt est, entre autres, celui de l’approvisionnement en électricité. Pour Michaël Mangeon, « contrôler Zaporijia, c’est potentiellement exercer un moyen de pression supplémentaire, car ses six réacteurs fournissent un cinquième de l’électricité produite en Ukraine. »
Pour Thierry Salomon, spécialiste en énergies et co-fondateur du collectif NégaWatt, cet épisode met en lumière les faiblesses du modèle nucléaire. « La prise possible des six réacteurs de la centrale nucléaire de Zaporijia par les Russes montre que l’énergie nucléaire civile, par son extrême centralisation et sa vulnérabilité, est aussi un vrai point de fragilité en cas de conflit », a‑t-il jugé mercredi dans un tweet.
Zaporijia, c’est aussi un lieu stratégique pour l’avancée des troupes russes. Les centrales nucléaires se distinguent des autres sites de production d’énergie (pétrole, charbon), car elles constituent des « nœuds de voies de communication, avec des routes larges et des lignes ferroviaires, et s’il faut assurer de la logistique lourde pour le conflit, il y a besoin de ferroviaire », explique Teva Meyer.
L’Ukraine possède quatre centrales nucléaires sur son territoire, pour 15 réacteurs en fonctionnement — Zaporijia en comptant déjà six. Les autres sites plus à l’ouest ne sont, pour le moment, pas sur des zones de combats, mais la situation évolue très rapidement. Lieu d’un immense accident nucléaire en 1986, le site de Tchernobyl, dont tous les réacteurs sont à l’arrêt depuis 2000, est également sous étroite surveillance. Il fut le premier pris par les troupes russes le 24 février dernier et le personnel de la centrale n’a pas été remplacé depuis. L’AIEA a fait part de la demande d’assistance immédiate de la part de l’Ukraine pour coordonner les activités relatives à la sûreté de Tchernobyl et des autres installations nucléaires.