«Intérêt national majeur». C’est dans ces termes que le gouvernement parle du projet de raffinerie de nickel et de cobalt de la société Emme dans un décret publié le 5 septembre – trois jours avant la démission du premier ministre François Bayrou. Présentée par Emmanuel Macron aux investisseur·ses étranger·es lors du sommet Choose France en mai 2024, l’usine qui doit s’installer à Parempuyre (Gironde) apparaît déterminante aux yeux de l’État pour développer le parc national de voitures électriques. Pour cause : le nickel est un composant essentiel à la fabrication de certaines batteries.
Il y a un hic. La Sepanso (Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest) Gironde a déposé un recours contre ce décret au Conseil d’État le 5 novembre. L’avocat qui en est à l’origine, Olivier Chambord, précise que «ce décret d’intérêt national majeur donne la compétence à l’État de délivrer le permis de construire à la place de la commune de Parempuyre, et ouvre la voie à la délivrance d’une “dérogation espèces protégées”». Celle-ci permet d’artificialiser des terres qui accueillent des espèces protégées.

Le 15 décembre et pour une durée d’un mois, une enquête publique sera lancée sur le projet, son évaluation environnementale et la procédure d’évolution du plan local d’urbanisme (PLU) qu’il nécessite. Tandis que la levée de fonds privés est toujours en cours, Olivier Chambord décrit les prochaines étapes du dossier : «Il y aura ensuite la délivrance du permis de construire, de la dérogation au PLU et des différentes autorisations environnementales. Ces actes administratifs seront probablement contestés par les requérants.»
Nickel en zone inondable
Pourquoi un projet qui vante ses «standards environnementaux» et son objectif de servir la «mobilité électrique décarbonée» s’attire-t-il les foudres d’une association environnementale ? Prévue à 15 kilomètres (km) au nord de Bordeaux pour produire à terme le sulfate nécessaire aux batteries de 400 000 véhicules par an, la raffinerie Emme inquiète d’abord pour le choix de son emplacement, en bord de Garonne, dans une zone inondable – et ce, alors que le projet est classé «Seveso seuil haut». Ce classement concerne des sites qui fabriquent, stockent ou utilisent des substances dangereuses en grande quantité, pouvant provoquer des accidents industriels majeurs.
Sylvie Dubois-Decool, la directrice générale de la société Emme, justifie ce choix d’emplacement : «Le transport maritime est celui qui a le minimum d’impact carbone pour acheminer les 500 000 tonnes de matières par an.» Emme certifie par une étude qu’une zone surélevée de 14 hectares, consolidée par 400 000 mètres cubes de remblais, préviendrait tout risque de submersion des 52 000 tonnes de sulfate de nickel et de cobalt qui seront stockées en permanence sur place.
Hautement toxiques et solubles dans l’eau, le nickel et le cobalt provoqueraient une catastrophe écologique s’ils se déversaient dans le fleuve en grande quantité. Florence, une membre de la Sepanso Gironde, n’est pas convaincue par les arguments de la société Emme : «Pourquoi s’obstinent-ils à choisir ce site ? Avec la marée à laquelle est soumise la Garonne, un accident toucherait toute la métropole de Bordeaux.» Elle rappelle qu’un tel incident est déjà survenu en Finlande en juillet 2014, lorsqu’une raffinerie a déversé par erreur 66 000 kilos de nickel dans la rivière Kokemäki, la polluant sur 35 km. «Il a fallu 30 heures pour identifier le problème, car le sulfate se dissout dans l’eau sans laisser de trace, c’est une pollution invisible», déplore-t-elle.
Un avis défavorable du Conseil national de la protection de la nature
«Le problème de fond, c’est que tout est organisé autour du déplacement individuel en voiture. Il faut changer de paradigme, pas seulement passer au moteur électrique», ajoute Mathieu, un membre du Collectif du Bois Vert, une organisation écologiste locale qui conteste le projet. Le militant considère le terme de «transition énergétique» comme «trompeur». «L’histoire des techniques nous enseigne que les technologies ne se remplacent pas mais s’accumulent», explique-t-il.

Sur place, Mathieu arpente le vaste terrain herbeux censé accueillir la raffinerie, jonché de quelques monticules de terre. «Ces fouilles archéologiques lancées cet été dans la précipitation donnent l’impression aux riverains que les travaux ont déjà commencé, et qu’il est trop tard pour s’opposer au projet», regrette-t-il.
Un avis défavorable rendu le 8 octobre par le Conseil national de la protection de la nature, lié au ministère de la transition écologique, ajoute de l’eau à son moulin. Celui-ci stipule que «le site présente une forte valeur patrimoniale faunistique, combinant des zones humides connectées à la Garonne, des milieux boisés humides riches en oiseaux forestiers, des friches portuaires accueillant des espèces floristiques et faunistiques rares».
L’avis constate finalement des «lacunes» dans l’inventaire faune/flore et une «sous-estimation» des impacts de la construction de l’usine dans la demande de dérogation de la société Emme pour 25 espèces protégées. De leur côté, les conseils municipaux de Gironde sont plus partagés sur l’autorisation environnementale : seulement deux se sont positionnés contre et celui de Bordeaux Métropole conditionne son approbation à 23 demandes de garanties, que Emme déclare prendre en compte.
«De quelle souveraineté parle-t-on ?»
Le soir du 18 novembre, la Sepanso Gironde et le Collectif du Bois Vert réunissent près de 100 personnes pour une réunion publique à Blanquefort, à côté de Parempuyre, sur le projet de raffinerie. Florence fustige les aides publiques que pourrait toucher l’entreprise pour la construction du site, à savoir un crédit d’impôt au titre des investissements dans l’industrie verte (C3IV) représentant jusqu’à 30% du budget de 500 millions d’euros, et un fonds gouvernemental «métaux critiques» destiné à soutenir la souveraineté énergétique française.

Ce terme fait réagir la membre de la Sepanso Gironde : «De quelle souveraineté parle-t-on ? La matière première va provenir principalement d’Indonésie, alors qu’en Kanaky Nouvelle-Calédonie l’usine de nickel KNS a fermé, entraînant la perte de 1 200 emplois, tandis que, près du Havre, [l’entreprise française] Eramet a vendu son usine de nickel à une compagnie sud-africaine.» Elle rappelle enfin «les conditions humaines effroyables» dans lesquelles sont extraits les minerais comme le nickel et le cobalt, prenant l’exemple récent de l’accident du 15 novembre dans une mine de cobalt illégale en République démocratique du Congo ayant causé au moins 70 mort·es.
Sylvie Dubois-Decool affiche l’objectif à terme de la société Emme d’utiliser des matières premières recyclées, même si pour l’instant «la filière de recyclage en Europe est en cours de développement car il y a encore peu de batteries usagées disponibles».