Le vert du faux

Peut-on décemment vivre en émettant moins de deux tonnes de CO2 par an en France ?

Deux tonnes de CO2 par personne et par an à l’horizon 2050 : voilà l’objectif communément admis pour espérer maintenir le réchauffement climatique sous 1,5°C d’ici à la fin du siècle. Ce seuil est-il atteignable en France, où l’empreinte carbone moyenne avoisine actuellement les dix tonnes ?
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Ça détonne. Lorsque l’on cal­cule son empreinte car­bone avec le sim­u­la­teur de Nos gestes cli­mat, dévelop­pé par l’Agence de la tran­si­tion écologique (Ademe) et Data­gir, le dis­posi­tif com­pare notre résul­tat per­son­nel à cet objec­tif : deux tonnes d’équivalent CO2 (CO2eq, une unité de mesure qui per­met de cal­quer le pou­voir réchauf­fant de dif­férents gaz à effet de serre sur celui du CO2). Ce chiffre est bran­di comme le seuil à ne pas dépass­er en 2050 pour attein­dre la neu­tral­ité car­bone (soit l’équilibre entre les gaz à effet de serre émis et ceux absorbés). De quoi con­tenir le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à moins de deux degrés à la fin du siè­cle, soit l’objectif de l’Accord de Paris.

Pour­tant, il ne s’agit pas d’un seuil sci­en­tifique­ment établi à l’échelle mon­di­ale. En France, on trou­ve un chiffre sim­i­laire dans la Stratégie nationale bas-car­bone (SNBC), la feuille de route de décar­bon­a­tion du pays : « En ten­ant compte de l’évolution de la pop­u­la­tion mon­di­ale d’ici 2100 et en respec­tant une répar­ti­tion stricte­ment égal­i­taire de la quan­tité de CO2 qu’il resterait à émet­tre, le “bud­get” CO2 de chaque Ter­rien devrait être com­pris entre 1,6 t (hypothèse basse) et 2,8 t (hypothèse haute) de CO2 par an entre aujourd’hui et 2100 », pré­cise le doc­u­ment. Il s’agit donc a pri­ori d’un objec­tif fixé par l’État, puis arron­di pour plus de facil­ité. Il sem­blerait que les deux tonnes aient aus­si été pop­u­lar­isées en France par le cab­i­net de con­seil Car­bone 4, qui le con­sid­ère comme le seuil de com­pat­i­bil­ité avec l’Accord de Paris, puis par des jeux péd­a­gogiques tels que l’Atelier 2 tonnes, où les participant·es décou­vrent com­ment adapter leurs modes de vie pour attein­dre ce résul­tat.

Aujourd’hui, une cer­taine par­tie de l’humanité vit déjà avec moins de deux tonnes de CO2 par an et par per­son­ne. Par exem­ple, l’empreinte car­bone indi­vidu­elle d’un·e Éthiopien·ne est de 0,2 tonne d’équivalent CO2. Mais la notion de « vivre décem­ment », c’est-à-dire répon­dre à ses besoins fon­da­men­taux (se nour­rir, se loger, dormir, être en sécu­rité) et à ses désirs d’accomplissement per­son­nel (se diver­tir, main­tenir une vie sociale, avoir un sen­ti­ment d’appartenance, etc), n’est pas for­cé­ment tou­jours accom­plie à grande échelle dans les pays ayant une faible empreinte car­bone. En France, l’empreinte indi­vidu­elle moyenne était de 9,9 tonnes en 2019, bien loin des États-Unis (21,1t) ou du Qatar (42,3t), mais tou­jours beau­coup plus que la moyenne mon­di­ale (6t) et cinq fois trop par rap­port aux deux tonnes espérées en 2050.

Comment s’y prendre ?

En France, il est tout à fait envis­age­able d’atteindre les deux tonnes de CO2eq avec un mode de vie décent, à con­di­tion de cor­réler les efforts indi­vidu­els et une stratégie de décar­bon­a­tion poussée par les pou­voirs publics. « C’est pos­si­ble, car des gens y arrivent et vivent très bien comme ça en France, mais ça reste très com­pliqué car la société n’est pas du tout organ­isée pour faciliter la vie à deux tonnes de CO2 aujour­d’hui », juge auprès de Vert Charles-Adrien Louis, ingénieur et créa­teur du cab­i­net de con­seil BL Évo­lu­tion, qui a notam­ment réal­isé un rap­port sur la fais­abil­ité d’une vie con­forme à un monde réchauf­fé de seule­ment +1,5°C. « Si l’accès aux besoins basiques des indi­vidus est facil­ité par des biais décar­bonés [peu émet­teurs de gaz à effet de serre, NDLR], c’est fais­able », estime-t-il.

Aujour­d’hui, l’empreinte car­bone moyenne d’un·e Français·e avoi­sine les 10 tonnes d’équiv­a­lent CO2 par an.

Pre­mier poste d’émissions de CO2 pour un indi­vidu : les trans­ports (2,6t à l’heure actuelle). « Vivre à deux tonnes ne veut pas dire ne plus se déplac­er, mais se déplac­er autrement. Pour les tra­jets courts, priv­ilégi­er les modes doux (la marche et le vélo), pour les déplace­ments moyens, avoir recours à des véhicules légers (si pos­si­ble élec­triques) et au cov­oiturage autant que pos­si­ble. Et pour les longs tra­jets, utilis­er le train et ban­nir l’avion », détaille Charles-Adrien Louis.

Côté ali­men­ta­tion (2,3t aujourd’hui), l’expert recom­mande un régime ali­men­taire peu car­boné, qui donne la pri­or­ité aux légu­mineuses et aux pro­duits végé­taux, tout en lais­sant la place à un peu de viande. Il évoque une con­som­ma­tion d’environ 300 grammes par semaine, soit à peu près trois repas, en priv­ilé­giant si pos­si­ble les vian­des blanch­es et le porc — moins émet­tri­ces de CO2 que le bœuf. « Les réseaux de dis­tri­b­u­tion de viande et pro­duits laitiers doivent s’ap­pro­vi­sion­ner dans un périmètre de 100 km max­i­mum », recom­mande le rap­port de BL évo­lu­tion.

Le loge­ment, qui représente aujourd’hui 1,9 tonne de CO2eq, peut devenir bien plus sobre à tra­vers une meilleure iso­la­tion des bâti­ments (qui néces­sit­era un vaste chantier de réno­va­tion ther­mique) et l’usage de chauffages effi­caces, comme les pom­pes à chaleur par exem­ple.

Enfin, la con­som­ma­tion des biens et ser­vices (1,6t) est le fac­teur d’émissions dont la réduc­tion est la plus dif­fi­cile à quan­ti­fi­er, mais « le mes­sage clé est de ne pas suc­comber à la sur­con­som­ma­tion », con­sid­ère Charles-Adrien Louis de BL Évo­lu­tion. Cela passe par le fait de lim­iter au min­i­mum l’achat de pro­duits neufs et de tou­jours priv­ilégi­er le recours aux objets d’occasion ou recon­di­tion­nés. Par exem­ple, le cab­i­net de con­seil pré­conise de se restrein­dre à un kilo­gramme de vête­ments neufs par an et par per­son­ne dès 2022, ou de divis­er par trois le flux vidéo con­som­mé en ligne d’i­ci à 2030.

Allier choix individuels et choix de société

Mal­gré la bonne volon­té des Français·es, une part con­stante de leur empreinte car­bone demeure pour l’instant celle dédiée à la dépense publique (l’administration, l’éducation, la san­té, la défense). À l’heure actuelle, elle représente 1,4 tonne de CO2eq par per­son­ne. Soit, en l’état, une part qui rend l’objectif des deux tonnes de CO2eq virtuelle­ment inat­teignable.

D’ici à 2050, les ser­vices publics ont pour ambi­tion de réduire leurs impacts. Les dif­férents min­istères sont actuelle­ment en train d’établir des feuilles de route pour dépol­luer ces activ­ités au max­i­mum. Mais la vitesse et l’efficacité de cette décar­bon­a­tion dépen­dra aus­si et surtout des gou­verne­ments qui vont les appli­quer et des dirigeant·es que l’on portera au pou­voir. « Les efforts indi­vidu­els ne vont pas pou­voir faire baiss­er cer­taines parts de notre empreinte car­bone, mais le pou­voir du vote, si. Tout dépend des choix qu’offre le sys­tème en place », insiste Charles-Adrien Louis. La meilleure arme pour attein­dre les deux tonnes de CO2eq par an et par per­son­ne, c’est celle de la poli­tique.

Faut-il pour autant aban­don­ner les « petits gestes » ? Un geste est indi­vidu­el jusqu’à ce qu’il soit effec­tué par une large part de la pop­u­la­tion : dans son dernier rap­port, le Giec a détail­lé qu’agir sur la demande des ménages en biens et en énergie (c’est-à-dire la con­som­ma­tion), per­me­t­trait de réduire de 40 à 70% les émis­sions mon­di­ales, surtout dans les pays dévelop­pés (notre arti­cle). Le végé­tarisme, par exem­ple, est un geste indi­vidu­el jusqu’à ce qu’il soit adop­té par une majorité de la pop­u­la­tion et qu’il influ­ence l’offre des pro­duits végé­taux disponibles à la con­som­ma­tion. En même temps, dévelop­per l’accès à ces ali­ments facilite la tran­si­tion vers le végé­tarisme à l’échelle indi­vidu­elle. C’est un cer­cle vertueux qui s’auto-alimente, et si l’on veut vrai­ment divis­er par cinq nos émis­sions en moins de 30 ans, il fau­dra tout faire à la fois.