Il était une fois un loup dans une montagne reculée du Jura suisse. Un loup pas comme les autres, plus grand et plus costaud que ses semblables. Un prédateur au comportement «atypique», selon les autorités locales, qui s’inquiètent d’une augmentation du nombre d’attaques de troupeaux. Mais aussi un animal «mythique», pour les associations environnementales, qui se battent pour empêcher son abattage.

Originaire d’Europe centrale, «M351» (le nom de code que lui a donné l’État, pour le 351ème loup mâle identifié en Suisse) s’est installé il y a trois ans dans les forêts du mont Tendre, le plus haut sommet du Jura suisse, à quelques battements d’ailes de la frontière française. «C’est un loup très haut, très large. Il doit faire 60 à 65 kilos, décrit Fabrice Monnet, berger suisse et grand défenseur de l’animal. Il a une prestance et une morphologie différentes des autres.»
De la mort de «Gros Pépère» à l’arrivée de «l’étranger»
En Suisse comme en France, le loup gris fait son grand retour dans les années 1990, depuis le centre de l’Italie, où une petite population a survécu à l’éradication durant le siècle dernier. Dans le Jura, une première meute s’installe à partir de 2019 au niveau du col du Marchairuz, près du mont Tendre. De premières attaques de bétail sont constatées dans ce massif peuplé de nombreuses vaches laitières. Au fil des années, la famille s’agrandit et des jeunes se dispersent dans les montagnes alentour pour fonder d’autres meutes. Certains passent la frontière française.
«Si on n’avait pas tiré ce premier loup, on n’en serait peut-être pas là aujourd’hui.»
À l’été 2021, l’une des descendantes s’installe discrètement au pied du mont Tendre, où elle rencontre un jeune mâle. Mais, dès le printemps suivant, ce dernier est abattu sur décision du canton de Vaud (la «région» administrative locale). «Si on n’avait pas tiré ce premier loup qui ne posait pas problème, on n’en serait peut-être pas là aujourd’hui», se souvient, amer, le biologiste et éthologue Jean-Marc Landry, qui a suivi ces animaux pendant des années. En parallèle, les tirs se multiplient contre la meute originelle du Marchairuz et le mâle fondateur, «Gros Pépère», tombe sous les balles fin 2022.

C’est à ce moment-là qu’arrive M351. Surnommé «l’étranger» en raison de ses origines nordiques, le grand mâle prend la place laissée libre au mont Tendre et se reproduit au printemps 2023. La femelle donne naissance à cinq louveteaux : la meute du mont Tendre est née. Là encore, des veaux sont attaqués dans les estives, et les gardes-faunes procèdent à des tirs de régulation. Trois jeunes sont abattus, mais M351 se reproduit de nouveau l’année suivante.
En 2024, les pertes sont encore très rudes pour le monde agricole, avec 38 animaux attaqués sur les pentes du mont Tendre – trois bêtes sont directement tuées par M351. Sous pression, le canton de Vaud prend une décision radicale à l’automne 2024 : l’élimination de la meute du mont Tendre. Les sept loups alors estimés sur la zone peuvent être tirés par les gardes-faunes du canton jusqu’au 31 janvier 2025.
Touché, mais pas tué
«Le mâle géniteur de la meute, M351, a non seulement causé des dommages très importants aux troupeaux d’animaux de rente, mais il a également commis des prédations à proximité des habitations, et présenté des comportements problématiques envers les humains», détaille auprès de Vert la direction générale de l’environnement du canton de Vaud. Ces dernières années, plusieurs habitant·es ont vu rôder l’animal près des fermes et des maisons. Il a été qualifié d’«énorme» par une bergère, qui l’a fait fuir en criant.
«Ce sont des comportements qui existent chez l’espèce, nuance Jean-Marc Landry. C’est quelque chose qu’on avait moins avant ce loup, mais cela s’est aussi passé au Marchairuz ou au sud des Alpes.» Le spécialiste des grands prédateurs estime que l’élimination de la meute n’est pas la solution : «Il y a un vrai problème sur le mont Tendre, avec beaucoup de bovins tués. Mais on aurait pu choisir une autre voie, capturer la majorité des loups et les équiper de colliers GPS pour mieux comprendre ce qu’il se passe.»
«Ils pensaient qu’il n’allait pas survivre à cause de sa blessure, mais il a réussi à faire de nouveau de la prédation.»
Au cours de l’hiver dernier, les tirs se multiplient contre la meute du mont Tendre. Cinq individus sont abattus. Dans la nuit du 1er au 2 décembre, un garde-faune repère un groupe de loups à travers sa lunette à visée nocturne. Comme le raconte le journal suisse Le Temps, l’homme cible le plus gros d’entre eux. Le tir claque, les animaux fuient. Sur place, les services de l’État retrouvent des débris d’os et du sang, mais pas de corps.

Blessé à la mâchoire, M351 disparaît un temps des radars. «Ils pensaient qu’il n’allait pas survivre à cause de sa blessure, mais il a réussi à faire de nouveau de la prédation», se rappelle Fabrice Monnet, qui a retrouvé ses traces dans la neige. Fondateur de l’association suisse Defend the wolf («Défendre le loup», en anglais), l’éleveur de moutons organise toutes les nuits des sorties avec une trentaine de bénévoles pour suivre les derniers loups du Jura et empêcher les gardes-faunes de les cibler.
«Il devient un Robin des bois, c’est le loup qui défie les autorités»
«Depuis, il résiste, il montre qu’il est là, c’est un vrai guerrier !», souffle le passionné. Fabrice Monnet décrit même un «combat de David contre Goliath» face aux importants moyens déployés par l’État. «C’est un individu libre et sauvage, qu’on n’arrive pas à maîtriser et qui bouscule nos certitudes, observe Jean-Marc Landry. En Suisse, il devient un Robin des bois. C’est le loup qui défie les autorités.»
«Les vaches sont livrées à elles-mêmes, sans berger, sans surveillance. Pour les loups, c’est le McDonald’s !»
Si le grand mâle est un véritable héros des défenseur·ses du loup, il est aussi la bête noire de beaucoup d’éleveur·ses du Jura. Cette année, la meute du mont Tendre a encore prédaté plus d’une vingtaine de bovins, et les traces de M351 ont été identifiées sur pas moins de 13 animaux. Fin septembre, pour manifester leur ras-le-bol, des agriculteur·ices ont ralenti la circulation sur plusieurs cols jurassiens, distribué des tracts anti-loup et affiché des images de vaches éventrées sur des croix de bois.
«Le gros problème, c’est que les éleveurs ne protègent pas leurs troupeaux, dénonce Éric Jaquet, président de l’association Avenir loup lynx Jura. Les vaches sont livrées à elles-mêmes, sans berger, sans surveillance. Pour les loups, c’est le McDonald’s !» En Suisse, les bovins sont considérés comme non protégeables, éclaire Jean-Marc Landry : «Ce sont des élevages extensifs, où les bêtes sont lâchées sur de grandes surfaces, parfois sans barrière. Les éleveurs travaillent par lot, avec des génisses séparées par générations. Cette manière de compartimenter fait que les jeunes sont extrêmement vulnérables, sans adulte pour les protéger.»

Le canton de Vaud rappelle qu’il met en œuvre «une large palette de mesures tout au long de l’année» : protection des troupeaux, effarouchement, indemnisation des exploitations touchées… Fabrice Monnet a lui-même fait appel à des tirs de sommation lorsque M351 s’est approché à plusieurs reprises de ses moutons, mais il regrette que les alternatives à l’abattage soient trop peu sollicitées. «Une trentaine d’agriculteurs, qui sont aussi parfois chasseurs et députés, exercent une énorme pression, dénonce-t-il. Chaque année, ils subissent les prédations et ne font rien.»
Jean-Marc Landry, qui travaille désormais dans la partie française du Jura, propose de son côté de remélanger les différentes générations de bovins, pour que les jeunes soient accompagnés d’adultes : «Utiliser la force animale pour que les bovins puissent se défendre eux-mêmes», résume-t-il. Il appelle à donner plus de moyens aux éleveur·ses pour s’adapter au retour du loup, mais aussi au changement climatique ou aux nouvelles maladies animales.
Menacé de mort jusqu’au 31 janvier 2026
Le 2 septembre dernier, le canton de Vaud a obtenu de nouvelles autorisations de tirs, jusqu’à la fin de l’hiver, pour éliminer la meute du mont Tendre. L’association Avenir loup lynx Jura dénonce une «saison de chasse au loup sans précédent» en Suisse, alors que d’autres meutes sont ciblées ailleurs dans le pays. Si elle n’est pas membre de l’Union européenne, la Suisse a signé la convention de Berne, qui vise à assurer le bon état de conservation de plusieurs espèces sauvages, dont le loup – mais son statut de protection vient d’être abaissé (notre article).
«Le jour où il y aura M351 par terre mort à mes pieds, il y a certainement une émotion qui va venir, parce que c’était une belle bête.»
Les associations pointent aussi du doigt Albert Rösti, le nouveau conseiller fédéral en charge de l’environnement (l’équivalent du ministre de l’écologie en France), qui a pour mission de valider les autorisations de tirs des cantons. Un «anti-loup», cingle Éric Jaquet : «Il répète qu’il y a trop de loups et donc qu’il faut les tuer, ce qui ouvre la porte à toutes les dérives.» Dans le canton de Vaud, M351 apparaît comme le symbole de la résistance contre ce virage politique. «Pour eux, c’est une vexation. Cela fait trois ans qu’ils n’arrivent pas à l’avoir et que tout le monde se moque d’eux, grince Éric Jaquet. Ils ont tiré tous les loups, sauf ce mâle alpha.»
Sur les huit loups estimés en juin dernier dans la meute du mont Tendre, les gardes-faunes en ont depuis tiré… dix. Dans le Jura suisse, les territoires de meutes s’entrecroisent et peuvent aussi être traversés par des individus solitaires. Début novembre, une louve équipée d’un collier GPS et suivie par des scientifiques a par exemple été abattue par erreur.
«Cette année, ils ont mis les bouchées doubles», s’inquiète Fabrice Monnet, qui poursuit ses patrouilles nocturnes pour sauver les derniers loups. Le militant garde espoir pour la survie de M351, devenu plus méfiant : «Depuis sa blessure, il est constamment en train de bouger, il ne reste jamais au même endroit.» L’histoire de ce loup hors du commun émeut même ceux qui le chassent : «Le jour où il y aura M351 par terre mort à mes pieds, il y a certainement une émotion qui va venir, parce que c’était une belle bête, parce qu’il était juste au mauvais moment, au mauvais endroit», racontait par exemple un inspecteur de la police faune-nature l’hiver dernier dans un documentaire consacré à l’animal.

Mais, pour l’instant, le grand mâle passe toujours entre les balles. «Selon nos observations les plus récentes, M351 est toujours en vie», confirme à Vert la direction générale de l’environnement du canton de Vaud à la date du 16 décembre. Malgré la neige et le froid, les gardes-faunes continuent leurs patrouilles nocturnes pour abattre ce loup qui leur échappe toujours. Légalement, l’animal peut être tiré jusqu’au 31 janvier 2026.