Grand reportage

Pétra, septième merveille du monde moderne, est menacée par le changement climatique

Manque d’eau, pics de chaleur, inondations ravageuses : le changement climatique menace le patrimoine archéologique inestimable de Pétra, mais aussi le mode de vie des habitants, très dépendants du tourisme.
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Con­stru­ite au cinquième siè­cle avant notre ère dans le sud de l’actuelle Jor­danie, la ville troglodyte de Pétra a tra­ver­sé les siè­cles et survécu à l’ef­fon­drement de plusieurs civil­i­sa­tions. Longtemps cap­i­tale de l’empire nabatéen (un peu­ple arabe de l’Antiquité qui con­trôlait les routes com­mer­ciales de la pénin­sule ara­bique), Pétra devient un car­refour des routes car­a­vanières à l’époque romaine, avant de som­br­er dans l’oubli.

Les ruines de Pétra sont longtemps restées inhab­itées — sauf par quelques petites com­mu­nautés bédouines — avant d’être « redé­cou­vertes » au 19ème siè­cle par des explo­rateurs occi­den­taux, fascinés par les façades orne­men­tées et les tombeaux majestueux tail­lés dans le roc.  En 1985, la ville est inscrite au pat­ri­moine mon­di­al de l’hu­man­ité par l’Unesco (l’Or­gan­i­sa­tion des Nations unies pour l’é­d­u­ca­tion, la sci­ence et la cul­ture — une agence chargée, entre autres, d’aider les États à pro­téger les sites cul­turels d’exception). En 2007, elle décroche le titre de « sep­tième mer­veille du monde » et acquiert une renom­mée inter­na­tionale.

Sor­tie de son long som­meil, Pétra draine une quan­tité sans précé­dent de vis­i­teurs et de fonds des­tinés à la préserv­er. Pour­tant, le site n’a jamais été aus­si men­acé — par la pres­sion humaine liée au tourisme de masse, mais aus­si par l’insidieuse accéléra­tion du dérè­gle­ment cli­ma­tique, qui affecte aus­si bien le pat­ri­moine archéologique que la survie des com­mu­nautés locales.

Une zone vulnérable

Pétra est située dans une région mon­tag­neuse et aride du sud de la Jor­danie, con­sid­érée comme par­ti­c­ulière­ment vul­nérable au dérè­gle­ment cli­ma­tique.

La ville de Wadi Musa (37 000 habitant·es) jouxte Pétra et vit du tourisme © Lyse Mauvais/Vert

Au cours des décen­nies prochaines, le Moyen-Ori­ent devrait faire face à des tem­péra­tures en hausse et à l’ag­gra­va­tion des pénuries d’eau, selon le dernier rap­port du Giec (groupe d’ex­perts inter­gou­verne­men­tal sur l’évo­lu­tion du cli­mat). Les tem­pêtes de sable, qui tra­versent nor­male­ment la région plusieurs semaines par an, risquent de se mul­ti­pli­er. La Jor­danie s’attend à con­naître des pré­cip­i­ta­tions plus faibles, mais plus intens­es et con­cen­trées dans le temps.

Or, la région de Pétra ne reçoit déjà que 150 à 200 mil­limètres (mm) d’eau par an ; à titre de com­para­i­son, le ter­ri­toire français reçoit 500 à 2 000 mm par an en moyenne. Et les besoins ne cessent de croître, ali­men­tés par le tourisme de masse. La ville de Wadi Musa, qui jouxte Pétra, est passée de 14 000 habitant·es en 2004 à 37 000 aujourd’hui, sans compter les mil­liers de touristes qui y afflu­ent quo­ti­di­en­nement.

« Au début des années 80, il y avait env­i­ron 300 sources dans la région. Il n’en reste plus que 36, dont beau­coup ne four­nissent que peu d’eau », souligne Maram Al-Fre­hat, com­mis­saire chargée des affaires envi­ron­nemen­tales et du développe­ment local au sein de la Petra devel­op­ment and tourism region author­i­ty, l’autorité qui gère Pétra et ses envi­rons. Face au dérè­gle­ment cli­ma­tique, la via­bil­ité du mod­èle touris­tique doit être repen­sée. Il n’y a pas encore d’étude sci­en­tifique dédiée à l’impact du boule­verse­ment du cli­mat sur Pétra, mais les expert·es s’accordent pour dire que le pat­ri­moine archéologique est men­acé. Les mon­u­ments de Pétra sont tail­lés dans un grès fri­able, sen­si­ble au pas­sage de l’eau — qui dis­sout et oxyde les minéraux, don­nant aux façades leurs belles teintes ros­es.

Le tra­vail de l’eau est vis­i­ble sur cer­taines façades, qui sem­blent avoir fon­du comme de la cire © Lyse Mauvais/Vert

« Pour con­serv­er et préserv­er ces roches, il faut con­naître les con­di­tions cli­ma­tiques dom­i­nantes, car le grès est très frag­ile. Il est sen­si­ble à l’hu­mid­ité, au vent, au sable, à la salin­ité », explique Caitri­ona O’Connor, chargée de pro­jet auprès de l’Unesco pour le site de Pétra. « Si le cli­mat évolue rapi­de­ment, les méth­odes de con­ser­va­tion devront s’adapter en con­séquence ».

Crues subites

Pétra est située au fond d’une cuvette naturelle où se ren­con­trent trois val­lées. L’eau y con­verge mécanique­ment lors des fortes pluies, provo­quant des crues subites (ou flash floods en anglais).

Con­scients de ce risque, les pre­miers rési­dents de Pétra avaient dévelop­pé un sys­tème hydraulique sophis­tiqué pour prévenir les inon­da­tions. Ils avaient truf­fé les bâti­ments de rigoles pour récupér­er l’eau de pluie, creusé des citernes souter­raines capa­bles de con­serv­er 40 mil­lions de litres d’eau — de quoi faire vivre les 30 000 habitant·es de la cap­i­tale nabatéenne durant la sai­son sèche — et sculp­té des gout­tières dans le roc afin que l’eau ne ruis­selle pas sur les façades orne­men­tées.

Les mon­u­ments de Pétra sont cou­verts de canal­i­sa­tions tail­lées directe­ment dans le roc. © Lyse Mauvais/Vert

Mais ce sys­tème est aujourd’hui large­ment détru­it et les ruines de Pétra sont à la mer­ci de cat­a­stro­phes naturelles qui sont plus fréquentes, mais surtout plus dévas­ta­tri­ces — la Jor­danie est aus­si en proie à la déser­ti­fi­ca­tion et à l’éro­sion, ce qui aug­mente les risques d’éboulements et de coulées de boue.

« Les crues subites sont le prin­ci­pal risque que nous avons iden­ti­fié sur le site archéologique », ajoute Al-Fre­hat, qui a fait de la préven­tion des crues une pri­or­ité. En novem­bre 2018, neuf per­son­nes ont été tuées aux envi­rons de Pétra lors d’une crue subite, et près de 4 000 visiteur·ses évacué·es du site archéologique en l’espace d’une heure. Les inon­da­tions n’ont pas seule­ment dévasté Pétra, mais aus­si les fer­mes alen­tour et les com­merces de Wadi Musa.

En quête de solutions

Depuis dix ans env­i­ron, les autorités locales ten­tent de prévenir ce type de risques via plusieurs pro­jets. Dans le Siq, la gorge étroite qui forme l’entrée prin­ci­pale du site, des équipes de grimpeurs ont été envoyées pour sécuris­er les parois et retir­er ou fix­er les rochers qui men­a­cent de s’effondrer. « On fait cela d’abord pour la sécu­rité, et ensuite pour éviter des éboule­ments incon­trôlés, qui pour­raient endom­mager les ruines. Cer­tains rochers sont énormes — s’ils tombent, ce sera une cat­a­stro­phe », explique Aboud Hijazi, l’un des grimpeurs recrutés pour sécuris­er le Siq.

Le Siq, une gorge étroite et longue de 160 mètres dans laque­lle passent des mil­liers de visiteur·ses © Lyse Mauvais/Vert

D’autres pro­jets visent à lim­iter l’éro­sion par la con­struc­tion de retenues d’eau, de murets et de ter­rass­es sur les pentes des mon­tagnes voisines, qui doivent aus­si per­me­t­tre le retour de la végé­ta­tion. « Il y avait autre­fois beau­coup de végé­ta­tion à Pétra et dans les envi­rons, mais elle a large­ment dis­paru au fil du temps », explique Al-Fre­hat. Les explo­rateurs qui ont arpen­té Pétra au 19ème siè­cle décrivent ain­si des collines « vertes » et large­ment cul­tivées autour du site. Mais aujourd’hui, la plu­part des ter­rass­es sont à l’a­ban­don, le béton et le goudron ont rem­placé les champs, et les arbres se sont raré­fiés.

Les crues vio­lentes peu­vent provo­quer des éboulis et déplac­er de gros rochers. © Lyse Mauvais/Vert

Or, « dans une cer­taine mesure, l’agriculture telle qu’elle était pra­tiquée par la com­mu­nauté bédouine avait un impact posi­tif sur les mon­u­ments, car elle rete­nait le sol et les sédi­ments sur les pentes des mon­tagnes », selon O’connor. « L’évolution des modes de vie — la séden­tari­sa­tion, l’urbanisation, le déclin de l’agriculture — tout ceci a des effets en cas­cade sur le mou­ve­ment des sédi­ments et impacte l’érosion des mon­u­ments. »

Le déclin agri­cole, lié à l’es­sor du tourisme, a aus­si été ali­men­té par l’expulsion de la com­mu­nauté locale Bédoul — qui était instal­lée dans les tombes et les grottes de Pétra — au moment de l’inscription du site au Pat­ri­moine mon­di­al de l’humanité de l’Unesco, con­tre la promesse de nou­velles ter­res et de loge­ments. « Quand les gens ont été déplacés en 1985, le gou­verne­ment nous a con­stru­it le vil­lage d’Um Say­houn, mais il ne nous a pas don­né suff­isam­ment de ter­res », explique Ahmad al-Bedul, un habi­tant dudit vil­lage. « Les gens ont donc dû aban­don­ner leur mode de vie tra­di­tion­nel, dont l’agriculture. »

L’é­cosys­tème autour de Pétra abrite plus de 750 espèces de plantes, dont 42 sont des espèces men­acées ou endémiques, et plusieurs espèces ani­males en dan­ger d’extinction © Lyse Mauvais/Vert

Une dépendance sans précédent

Le plan de ges­tion de Pétra, mis à jour en 2019, recon­naît l’importance du pat­ri­moine « immatériel » que con­stituent la cul­ture et les tra­di­tions des six com­mu­nautés bédouines qui vivent autour du site, et autorise les habitant·es à cul­tiv­er et faire paître leur bétail dans cer­taines zones.

Mais ces modes de vie tra­di­tion­nels ten­dent à dis­paraître. « Autre­fois, les gens dépendaient énor­mé­ment de la nature, ils pri­aient avant l’hiver pour avoir des pluies abon­dantes », racon­te Fadi Helalat, un rési­dent de Wadi Musa. « Main­tenant, tout le monde ici dépend du tourisme. Et lorsque les anciens s’éteignent, leurs enfants cessent de s’occuper de la terre, car ils ont d’autres préoc­cu­pa­tions », regrette-t-il.

En 2019, Pétra a franchi la barre sym­bol­ique du mil­lion de vis­i­teurs annuels, après une décen­nie de fréquen­ta­tion au ralen­ti — expliquée par l’instabilité régionale et par la guerre en Syrie voi­sine. Mais quelques mois plus tard, la pandémie de Covid-19 vidait le site de ses touristes, plongeait les com­mu­nautés locales dans une crise sans précé­dent et révélait leur extrême dépen­dance à la manne touris­tique.

Une sit­u­a­tion qui aggrave les effets du dérè­gle­ment cli­ma­tique et rend les com­mu­nautés locales plus vul­nérables — car si le tourisme s’ar­rête, que leur restera-t-il ?